Une preuve scientifique, ainsi que nous venons de le dire, peut réclamer beaucoup de temps. Mais les partisans de toutes les doctrines peuvent également en appeler à l’avenir ; et cet appel à l’avenir ne prouve rien, si ce n’est la confiance que chacun accorde à sa propre pensée. Or, la science ne saurait prendre en considération les idées innombrables qui peuvent surgir dans l’esprit des hommes. Pour rendre une supposition sérieuse, pour réussir à la faire examiner, il est indispensable de montrer tout de suite qu’elle rend compte de quelques grands faits, comme Kopernik, par exemple, montrait immédiatement que sa théorie rendait compte de la succession des jours et des nuits et de la variété des saisons. Reproduisons d’abord notre affirmation ; nous chercherons ensuite à présenter quelque argument considérable, qui, sans la démontrer complètement, constitue pourtant en sa faveur un commencement de démonstration.
En présence de la loi morale absolue, nous découvrons un principe de mal dans le cœur de tous, c’est-à-dire dans le cœur humain. Ce principe de mal est essentiel à l’humanité. Nous ne sommes pas tous des voleurs et des scélérats ; il est des hommes que l’instinct de la pudeur et la loi de la chasteté préservent des sollicitations mauvaises des sens ; il est des hommes qui restent sobres ; il en est qui sont généreux et compatissants ; mais un principe de mal existe chez tous, parce que tous nous sommes naturellement inclinés dans une direction contraire à la loi. La loi morale veut que chaque volonté individuelle ait pour objet, pour direction fondamentale, le bien de tous, dans lequel chacun trouvera sa part légitime. Au point de vue de la morale sociale, dont nous avons reconnu la légitimité, on appelle honnête l’homme qui use de sa liberté comme il l’entend, sans blesser directement le droit des autres ; mais on peut être honnête de la sorte et aux yeux de la société, sans être bon au regard de la loi, parce que la loi ne prescrit pas seulement de ne pas enfreindre le droit des autres, de ne pas voler, de ne pas tuer, de ne pas calomnier, mais qu’elle exige la consécration de chaque individu au bien général de la société spirituelle. Or, en étudiant l’âme humaine, nous y constatons une tendance, qui lui est essentielle dans l’état présent des choses, à un amour désordonné de soi, qui est la racine même du mal. Voici comment Pascal a exprimé cette pensée :
« Nous naissons injustes, car chacun tend à soi. Cela est contre tout ordre ; il faut tendre au général ; et la pente vers soi est le commencement de tout désordre. »
Telle est mon affirmation. Je ne dis pas que nous sommes tous des malfaiteurs publics ; mais j’affirme qu’il y a dans tout homme un principe d’égoïsme qui est la nature essentielle du péché. D’où vient ce principe mauvais ? D’un acte de l’humanité dont nous sommes tous les membres, acte qui a vicié le cœur humain tel qu’il est en chacun de nous. Chacun de nous comme individu est seul personnellement responsable de ses actes personnels, ou, pour parler plus exactement, de la partie personnelle de ses actes. Mais chacun de nous, en tant qu’homme, est solidairement responsable de la chute de l’espèce humaine. Cette doctrine, nous l’avons reconnu déjà, heurte vivement un certain bon sens ; la question est de savoir si elle heurte ce bon sens premier et superficiel qui s’en tient aux apparences, ou ce bon sens profond qui est l’expression de la raison humaine et le juge de la vérité. Les considérations suivantes nous aideront à prononcer à cet égard. Hâtons-nous d’indiquer quelque grand fait que notre théorie explique de telle sorte que, par cette explication même, elle se montre digne d’un sérieux examen. Je choisis pour faire ma preuve le fait de l’existence d’une double nature dans l’homme, fait qui est la donnée capitale du problème que nous étudions.
Voyez comment l’homme se développe. Un enfant vient au monde. Comment l’âme va-t-elle se manifester, en apparaissant dans le développement du corps qui s’est montré seul au début ? L’enfant, avant de rien penser, autant du moins que nous pouvons le savoir, est mis en rapport avec le monde spirituel par les organes immédiats et directs du sentiment, le regard et l’accent de sa mère. Avant de comprendre, il sent ; il sent l’amour, et c’est par le cœur qu’il fait son entrée dans le monde des esprits. Plus tard, en mettant la parole sur ses lèvres, sa mère le rattache à la tradition universelle. Il accepte cette tradition, qui est pour son intelligence ce que le lait maternel est pour son corps ; et il entre ainsi en communion avec le genre humain. L’enfant commence donc par croire au bien et à la vérité. Aussi la parole la plus auguste que la terre ait entendue a-t-elle proposé pour modèle à l’homme accompli la foi naïve de l’enfant, qui ne doute ni de l’amour ni de la parole de sa mère. L’enfance est pure. Vient ensuite l’adolescence ; et l’adolescence est la période des nobles élans, des aspirations élevées, des ardeurs saintes.
Être pur, être fier, être sublime, et croire
A toute pureté,
comme dit Victor Hugor.
r – Oh! mes lettres d’amour ! dans les Feuilles et automne.
Maintenant, Messieurs, je m’adresse à ceux de vous dont l’âme a été traversée par le souffle mélancolique et doux de la poésie. Si vous voulez pleurer, ne prodiguez pas vos larmes à la rose trop vite flétrie, à l’eau qui s’écoule, à la feuille qui tombe, au printemps qui s’en va, au zéphyre qui passe et ne revient plus ; gardez-les pour ces belles fleurs humaines trop souvent, hélas ! flétries avant d’éclore, la pureté de l’enfance et la sainte ardeur de la jeunesse. Dès le début, le ver rongeur est là. Le bien se montre ; mais
Il est comme le fruit en naissant arraché,
Ou qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séchés.
s – Athalie, acte I, scène ii.
Voyez ce que pensent les hommes faits. Écoutons encore Victor Hugo :
Oh ! quand ce doux passé, quand cet âge sans tache,
Avec sa robe blanche où notre amour s’attache,
Revient dans nos chemins,
On s’y suspend, et puis que de larmes amères
Sur les lambeaux flétris de vos jeunes chimères
Qui vous restent aux mains !
Ainsi pleure le poète. D’autres parlent avec un sourire amer des chimères de l’enfance et des illusions de la jeunesse. Une mauvaise nature était là dès le début ; elle s’est développée et a triomphé de la bonne. On dit souvent que la pureté de l’enfance et les tendances élevées et généreuses de la jeunesse se flétrissent au contact de notre mauvais monde, comme si tout le mal venait du dehors. Mais où donc ce mauvais monde prend-il ses recrues ? Comment ces enfants purs, mis en communauté, peuvent-ils devenir des hommes qui ne sont pas bons ? En réalité, l’enfance n’est pas pure et la jeunesse n’est pas sainte ; mais il n’est peut-être aucune créature humaine qui, en s’ouvrant à la vie, n’ait rêvé la pureté, l’amour et la sainteté. Avant de faire le mal, nous voyons le bien.
Quand la volonté se développe et se reconnaît, quand l’homme prend possession de lui-même, il se trouve donc en présence d’une double nature. C’est pourquoi le sourire qu’appelle la vue d’un petit enfant, est presque toujours empreint de mélancolie. Nous ne redoutons pas seulement pour ce débutant dans la vie les accidents divers de l’existence ; nous avons le pressentiment des luttes et des misères qui attendent cette volonté encore innocente se trouvant aux prises avec le développement d’une nature corrompue. Il me serait facile d’accumuler les citations à l’appui de ces pensées. Je pourrais citer l’apôtre St. Paul, et pour ceux qui ne voudraient pas de cette autorité-là, le poète latin Ovide. Je pourrais citer le chrétien Racine, et pour d’autres le grec Euripide ; pour d’autres Voltaire. Je trouverais partout dans les lettres humaines l’affirmation de cette double nature qui existe en chacun de nous. Nous voyons un ordre dans lequel notre bonne nature se complaît, et nous gémissons sous le poids lourd d’un désordre qui nous pèse :
« Notre vie est une nature faussée, dit lord Byron. Ce n’est pas un élément de l’harmonie universelle que ce décret inexorable, cette tache ineffaçable du péché, cet arbre corrupteurt, dont la racine est la terre, dont les feuilles et les branches sont les cieux qui pleuvent leurs fléaux sur les hommes comme la rosée : la maladie, la mort, la servitude, tous les maux que nous voyons, et pis encore, les maux que nous ne voyons pas, qui font palpiter l’âme inguérissable, avec des chagrins de cœur toujours nouveauxu. »
t – This boundless upas.
u – Childe-Harold. Chant quatrième, CXXVI.
Une phrase de Pascal résume toutes ces pensées : Il y a deux natures en nous, l’une bonne, l’autre mauvaise. » Sans multiplier les citations, j’aime mieux en appeler directement à votre expérience. Qu’il y ait en nous deux natures dont la lutte déchire souvent notre cœur, vous le savez tous.
Notre théorie explique ce grand fait. Chaque fois qu’apparaît un nouvel individu qui procède de la vie de l’humanité dont il est un des représentants, le but véritable de la liberté lui est montré dans sa conscience. Le songe d’or se reproduit, l’Éden céleste est entrevu. C’est là l’homme de Dieu ; c’est la bonne nature, la constitution primitive de l’âme qui se montre au début de sa vie. L’autre nature, la mauvaise, c’est l’homme de l’humanité ; c’est la triste création de la créature, le résultat de la chute commune. Nous avons donc le moyen d’expliquer la présence des deux natures.
Nous avons aussi le moyen d’expliquer pourquoi la nature mauvaise prédomine dans le développement de la vie. En effet, il résulte directement de l’idée de la chute, que la volonté humaine n’est pas dans son état normal. La liberté, nous l’avons dit, se réalise et s’accroît en se donnant au bien ; mais la volonté s’affaiblit et se perd en se donnant au mal ; parce que le bien est notre loi, tandis que le mal est étranger et hostile à la constitution de notre âme. L’homme possède l’inestimable privilège de la liberté qui le rend capable du bien et du bonheur ; mais en lui-même il est vide, et n’a pas d’autre alternative que de devenir le libre serviteur de la justice, par la pratique du bien, ou de devenir, en se livrant au mal, l’esclave du péché. La révolte de l’humanité a donc eu pour conséquence, non seulement de vicier le cœur humain, en en faisant le siège de sollicitations mauvaises, mais encore de paralyser la volonté.
Notre solution rend donc compte du principe mauvais que l’observation révèle dans notre cœur. Quelle autre solution pouvez-vous entrevoir qui arrive au même résultat ? Le mal est là ; il est essentiel à l’humanité, et la considération des volontés historiques ne rend pas compte de son existence. D’où vient-il ? Ferez-vous le mal nécessaire ? c’est le nier ; ce n’est pas résoudre le problème, c’est détruire un de ses termes. Rapporterez-vous le mal à un principe éternel ? C’est le dualisme, et il n’est plus en discussion, au point de développement où est parvenue la pensée humaine. Que restera-t-il donc ? Chercher l’origine du mal en Dieu ? nous ne pouvons. Il faut donc chercher l’origine du mal dans un acte de l’humanité. Voilà le fond de ma preuve. Je considère comme digne du plus sérieux examen toute solution du problème qui dégagera Dieu de la responsabilité du mal, sans recourir à l’idée d’une nature des choses, qui serait un second principe coéternel à Dieu ; mais je n’en connais pas d’autre que celle que je vous propose qui ait ce caractère, c’est pourquoi je m’y attache et m’y tiens jusqu’à la découverte d’une lumière nouvelle que je ne soupçonne pas. (La doctrine de la préexistence individuelle des âmes cherche l’origine du mal dans les actes de l’humanité ; c’est pourquoi elle maintient intactes l’idée de Dieu et l’autorité de la conscience. Elle admet seulement (c’est ce qui la caractérise) que la révolte commune de l’espèce est une collection de révoltes individuelles antérieures. Cette solution ne contredit pas celle que je défends. Au contraire, elle la suppose dans tous ses éléments essentiels.)
Je vous l’ai dit dès le début : le bien est ce qui doit être, il est identique à la volonté divine ; le mal est ce qui ne doit pas être, il est le contraire de la volonté divine. Maintenir ces deux définitions : tel est pour moi le critère de toutes les théories dans l’ordre des études que nous faisons ensemble. Rejeter toute doctrine qui détruit la loi morale ou la foi en la sainteté de Dieu : telle est ma règle. Existe-t-il une solution autre que celle qui vous est proposée, qui maintienne la loi morale et Dieu, en rendant compte de l’ensemble des faits que nous révèle l’observation ? Cherchez-la.
Mais, direz-vous peut-être, la loi morale et Dieu sont des théories ; et il ne s’agit pas pour nous de trouver une doctrine qui justifie des théories préconçues, mais d’expliquer les faits. Prenons cette pensée en considération ; et, au-dessous de ce que vous appelez des théories, allons directement aux faits. La conception de la loi morale n’est que l’expression d’un fait : ce fait est le sentiment de l’obligation, la conscience du devoir. Notre foi en la sainteté de Dieu n’est aussi que l’expression d’un fait : ce fait est le sentiment, le besoin de l’adoration. Essayez de supprimer l’obligation morale qui est à la base de tout l’ordre moral et de tout l’ordre social ; essayez de supprimer l’instinct de l’adoration, qui est à la base de toutes les religions ; faites taire la voix qui, en présence du bien, s’exprime par l’approbation, et en présence du mal par le blâme ; faites taire la voix qui, en présence de quelque injustice éclatante, s’élève, et souvent chez ceux même qui croient avoir nié Dieu, pour faire appel à une justice suprême ; faites taire ces voix si vous le pouvez, et nous devrons reconnaître que la loi morale et Dieu sont de simples théories. Mais vous ne pouvez pas effacer dans les âmes la conscience du devoir et le sentiment d’un ordre divin, parce que ce sont là des éléments fondamentaux de notre nature. Maintenir la loi morale et la sainteté de Dieu, c’est maintenir deux idées qui sont l’expression immédiate et directe des faits.
Nous rencontrons ici sur notre route une science qui traite avec dédain les faits de cet ordre, qu’elle désigne et dénigre sous le titre d’affaires de sentiment. Le positivisme français disait l’autre jour, par l’un de ses plus considérables interprètes, M. Littré, que la science ne connaît que la matière et les propriétés de la matièrev. Le matérialisme allemand nous déclare, par l’organe de M. le professeur Büchner : « qu’il est impossible de résister longtemps à la force des faits. » Or, dans l’opinion de ces écrivains, la conscience, le besoin d’adoration, et, d’une manière générale, tous les phénomènes spirituels ne sont pas des faits ; il n’y a pas d’autres réalités que celles qui se révèlent à nos sens. Si l’on disait : la science de la matière ne connaît que la matière et les propriétés de la matière, cette affirmation devrait être ajoutée au catalogue des vérités inscrites dans la chanson de M. de la Palisse, mais on veut nous faire admettre que la science de la matière et de ses propriétés est la science universelle. Tout ce qui existe n’est que matière et propriétés de la matière ? Examinons. Les propriétés de la matière n’existent que sous la condition de la matière, qui n’existe elle-même que sous les conditions de la forme et du poids. Veuillez donc me dire quelle est la forme de l’honneur, et quel est précisément le poids de l’infamie. Veuillez me dire quel est le microscope qui nous permet d’apprécier les dimensions géométriques du dévouement, et de mesurer en fractions de millimètres la longueur de l’égoïsme. Que de confusions d’idées il faut appeler à son secours, que de ténèbres il faut accumuler pour réussir à éteindre la lumière naturelle qui éclaire tout homme venant dans le monde, jusqu’au point d’admettre que le vice et la vertu, l’honneur, la probité, le dévouement, l’estime, le mépris, le blâme, l’éloge, l’admiration, l’horreur, sont de la matière ou des propriétés de la matière ! Emparons-nous de la déclaration du docteur Büchner, car le matérialisme qui la place dans nos mains nous remet ainsi, après l’avoir signé, l’acte de sa condamnation. « Il est impossible de résister longtemps à la force des faits ! » C’est pourquoi l’humanité ne consentira jamais à rayer des cadres de la science les réalités qui sont la manifestation même de sa vie, réalités que l’homme connaît plus directement qu’il ne connaît la matière ; car la matière ne se révèle à ses sens que sous la condition de la présence et de l’acte de sa nature spirituelle. « C’est abandonner lâchement la raison, dit lord Byron, que de renoncer aux droits de la penséew. »
v – La Philosophie positive, revue, tome I, page 21.
w – Childe-Harold, chant quatrième, cxxvii.
Vous entendrez dire que la science de notre siècle incline de plus en plus au matérialisme. Je crois plutôt qu’elle est sur le point d’en sortir, et que les ténèbres dont on se plaint ne sont que cette obscurité de la fin des nuits qui semble redoubler un moment lorsque l’aube va paraîtrex. En ce qui vous concerne, Messieurs, n’ai-je pas le droit de constater l’empressement avec lequel vous vous êtes réunis pour étudier le problème du mal, ce problème de la conscience et du cœur qui fait le tourment, mais aussi la gloire de l’esprit humain ? N’ai-je pas le droit de constater, qu’en vous rassemblant en si grand nombre dans cette enceinte, vous avez dit bien haut, dans une manifestation presque solennelle, que, dans votre opinion, la conscience et le cœur de l’homme ne sont pas des objets indignes de la sérieuse étude de la raison ?
x – M. Félix Ravaisson vient de signaler dans la philosophie contemporaine « un mouvement général par lequel la pensée tend à dominer encore une fois, et de plus haut que jamais, les doctrines du matérialisme. » — La Philosophie en France, au XlXme siècle, page 265.