Ce qui absorbait et passionnait les esprits, dans la controverse arienne, c’était la question de la divinité du Fils, de son homoousie. Ce point fut le seul dont on se préoccupa à Nicée. Le symbole ne contient sur le Saint-Esprit que l’affirmation de son existence : … καὶ εἰς τὸ ἅγιον πνεῦμα.
Aussi, pendant la première période de la querelle arienne, retrouvons-nous dans l’Église la même diversité d’opinions qui régnait au iie et au iiie siècles. Les uns voient dans le Saint-Esprit une force divine, une ἐνέργεια θεοῦ : c’est la tendance sabellienne. D’autres voient en lui un être distinct, personnel, mais tellement subordonné à Dieu et distant de lui qu’il se confond avec les créatures : c’est la tendance arienne. D’autres enfin s’abstiennent de toute affirmation sur ce point, de peur de dépasser les Écritures. Cependant la question de la nature du Saint-Esprit et de ses rapports avec le Père et le Fils était étroitement unie à celle des rapports du Fils avec le Père. La première ne pouvait manquer de se poser à propos de la seconde, et d’être résolue dans le même sens.
Les Sabelliens niaient la personnalité du Saint-Esprit, et les Ariens sa divinité. Pour les Sabelliens, le Saint-Esprit n’était, comme le Père et le Fils, qu’une énergie divine, sortie à un moment donné de la monade : on ne lui attribuait ni préexistence ni survivance. Pour les Ariens, le Saint-Esprit n’était, comme le Fils, qu’une créature, la première après le Fils, créée par le Fils, ou plutôt par le Père, au moyen du Fils. Il n’était donc pas éternel. Les Ariens invoquaient, contre la procession éternelle du Saint-Esprit, les mêmes arguments que contre l’éternelle génération du Fils.
Les Nicéens durent affirmer la personnalité du Saint-Esprit contre les Sabelliens et sa pleine divinité contre les Ariens. Ils furent conduits par là à affirmer l’homoousie du Saint-Esprit comme celle du Fils, et à compléter ainsi le dogme ecclésiastique. Toutefois ce ne fut pas tout d’abord avec les Ariens que s’engagea la controverse sur le Saint-Esprit, mais avec certains chrétiens orthodoxes d’Orient, qui professaient sur ce point les mêmes opinions que les Ariens et les semi-Ariens. Ils enseignaient que le Saint-Esprit n’est qu’une créature — ἓν τῶν λειτουργικῶν πνευμάτων — le premier des anges, un serviteur de Dieu — διάκονος καὶ ὑπηρέτης — Un évêque d’Egypte, Sérapion, les dénonça à Athanase, en les accusant d’être des ennemis du Saint-Esprit — πνευματομάχοι. Ce nom leur resta, et ils furent condamnés comme tels au concile de Constantinople. Athanase, Basile, Grégoire de Nazianze les combattirent, et affirmèrent contre eux l’homoousie. La controverse une fois engagée sur ce point, les Ariens s’y mêlèrent et la généralisèrent.
Le grand argument d’Athanase en faveur de l’homoousie du Saint-Esprit, c’est qu’on ne peut introduire dans la triade divine un élément étranger — ἀλλότριον ἢν ἔξωθεν ἐπιμιγνύμενον. — Il ajoute que le Saint-Esprit ne pourrait pas révéler et communiquer Dieu aux créatures intelligentes, s’il n’était pas divin lui-même, et de même essence que Dieu — εἱ δὲ θεοποιεῖ, οῦκ ἀμφίβολον, ὅτι ἡ τούτου φύσις θεοῦ ἐστιν — Enfin, il invoque la formule du baptême, dans laquelle le Saint-Esprit est mis sur le même rang que le Père et le Fils (Ep. IV ad Serap., passim).
Quand au reproche adressé par les Ariens d’enseigner un Dieu nouveau, dont l’Écriture ne parle pas — θεὸν ξένον καὶ ἄγραφον, — voici comment y répond Grégoire de Nazianze. Il montre un progrès successif dans la révélation de la Trinité. Dans l’Ancien Testament, dit-il, le Père est clairement annoncé, le Fils l’est obscurément ; dans les Évangiles, le Fils est clairement montré, le Saint-Esprit l’est obscurément ; mais, depuis que le Saint-Esprit agit dans l’Église, il s’est révélé d’une manière éclatante, et nous pouvons hautement proclamer sa divinité.
Pour ce qui est des rapports du Saint-Esprit au Père, les Nicéens affirment qu’il n’est pas engendré comme le Fils, mais qu’il procède d’auprès du Père (d’après Jean.15.26 : ὃ παρὰ τοῦ πατρὸς ἐκπορεύεται). L’éternelle procession du Père — ἐκπόρευσις — est le caractère distinctif — ἡ ιδιότης — du Saint-Esprit, comme la génération éternelle — γεννησία — est le caractère distinctif du Fils.
En 381, le concile de Constantinople condamna les Pneumatomaques et les semi-Ariens, — appelés Macédoniens du nom de Macédonius, l’un de leurs évêques, qui avait été patriarche de Constantinople et déposé en 361. Et le symbole de Constantinople développa en ces termes l’article du symbole de Nicée sur le Saint-Esprit :
καὶ εἰς τὸ πνεῦμα τὸ ἅγιον, τὸ Κύριον, τὸ ζωοποιόν, τὸ ἐκ τοῦ πατρὸς ἐκπορευόμενον, τὸ σὺν πατρὶ καὶ υἱῷ συμπροσκυνούμενον καὶ συνδοξαζόμενον, τὸ λαλῆσαν διὰ τῶν προφητῶν.
Quoique le terme ὁμοούσιος ne soit pas appliqué au Saint-Esprit, il est clair que l’identité d’essence est implicitement affirmée, puisque le Saint-Esprit, appelé Κύριον comme Jésus-Christ, procède directement du Père et qu’il est offert à l’adoration des fidèles au même titre que le Père et le Fils.
Une dernière question fut encore controversée après le concile de Constantinople : le Saint-Esprit procède-t-il du Père seul, ou du Père et du Fils ? Cette question agita et divisa l’Église, et amena entre l’Orient et l’Occident une longue polémique, qui fut l’une des causes lointaines du schisme.
La plupart des docteurs de l’Église grecque, Athanase, Basile, les deux Grégoire, se prononçaient pour la procession du Père seul, en vertu de ce principe, que le Père est la cause première unique — μία ἀρχή — dans la Trinité, de sorte que c’est lui qui engendre le Fils et c’est de lui que procède le Saint-Esprit. Sinon, disaient-ils, il y aurait deux principes premiers, ce qui serait du dithéisme. Néanmoins, Epiphane et Cyrille de Jérusalem, faisant exception en Orient, semblent admettre que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils. Le premier, sans employer le mot de procéder, dit quelque part : ἄρα θεὸς ἐκ πατρὸς καὶ υἱοῦ τὸ πνεῦμα (Ancor., 9). Le second combat Théodore de Mopsueste et Théodoret de Cyrrhe, lesquels niaient que le Saint-Esprit tirât son essence du Fils — τὸ πνεῦμα ὕπαρξιν διὰ τοῦ υἱοῦ ἔχειν.
Les docteurs de l’Église latine, au contraire, et Augustin en particulier, enseignèrent formellement la double procession du Saint-Esprit, estimant que l’opinion opposée statuait entre le Fils et le Père une différence, une infériorité, qui compromettait l’homoousie du Fils. Aquo habet Filius, ut sit Deus… Le Saint-Esprit n’est pas seulement l’Esprit du Père ou seulement l’Esprit du Fils, il est tout à la fois l’Esprit du Père et l’Esprit du Fils. (Tract 9 in evang. Joh.) Et ailleurs il dit encore : Toutefois il serait inexact d’affirmer que l’Esprit-Saint ne procède point du Fils, puisqu’il est appelé dans l’Écriture l’Esprit du Fils, non moins que l’Esprit du Père. (De trinit., 4, 20). »
Cette opinion devint dominante en Occident vers la fin du vie siècle. Le fait suivant le prouve. Lorsque le roi arien Récarède abjura l’hérésie et fit condamner l’arianisme au Synode de Tolède (589), le Synode ajouta le mot filioque au symbole de Constantinople, et anathématisa tous ceux qui ne croient pas que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils. L’addition de ce mot fut l’un des principaux griefs de l’Église grecque contre l’Église latine : celle-ci fut accusée de falsification, pour avoir modifié le texte du symbole, et d’erreur, pour y avoir introduit une doctrine non orthodoxe.
Du reste, cette double procession du Saint-Esprit est réputée ne porter aucune atteinte à son homoousie. Bien plus, dans le symbole Quicumque, où cette double procession est affirmée, toute subordination du Saint-Esprit à l’égard du Père et du Fils est niée, comme toute subordination du Fils à l’égard du Père : « Spiritus Sanctus a Patre et Filio… L’Esprit-Saint est du Père et du Fils, non point fait, ni créé, ni engendré, mais procédant. » (art. 22). « Et in hac Trinitate nihil… Et dans cette Trinité, rien d’antérieur ou de postérieur, rien de plus grand ou de moins grand ; mais les trois personnes sont toutes coéternelles et coégales entre elles. » (art. 24).
Plus la doctrine du Fils et celle du Saint-Esprit allaient se précisant, plus devait se préciser aussi la doctrine de la Trinité.
Origène avait déjà affirmé trois hypostases divines et éternelles — τρεῖς ὑποστάσεις — et par là, il avait préparé la doctrine orthodoxe. Mais, en même temps, il avait enseigné l’hétérousie du Fils et du Saint-Esprit : les trois hypostases n’étaient pas, pour lui, de même essence, et, par là, il avait ouvert la voie à Arius. Enfin sa théorie de la création éternelle atténuait le caractère ontologique et métaphysique de sa Trinité ; ce n’était pas une Trinité intra-divine, mais une Trinité de manifestations divines dans le monde. Et, par là, Origène était le précurseur de Sabellius.
Les controverses sabellienne et arienne provoquèrent un développement nouveau du dogme ecclésiastique sur ce point, parce qu’elles firent sentir les lacunes de la doctrine d’Origène. Sabellius niant la personnalité et Arius la divinité du Saint-Esprit, les docteurs de l’Église furent amenés à affirmer nettement l’une et l’autre.
La Trinité sabellienne, nous l’avons vu, n’était qu’une triple manifestation de Dieu dans l’histoire depuis la chute. Sabellius distinguait trois énergies divines, trois modes d’agir de Dieu, trois personnages qu’il joue dans le monde, mais non trois hypostases distinctes et éternelles, constituant une distinction au sein de l’essence divine elle-même. Dieu en soi est la monade pure, absolue, dans laquelle toutes les diversités doivent se confondre un jour. Les Sabelliens, au fond, sont unitaires.
Les Ariens avaient aussi leur Trinité. Ils parlaient, comme Origène, de trois hypostases. Mais ils insistaient très fortement sur l’hétérousie de ces hypostases, déjà affirmée par Origène. Ils faisaient des deux dernières de véritables créatures, tirées du néant, les deux premières créatures de Dieu, celles par le moyen desquelles il a créé toutes les autres. Pour eux aussi, il n’y avait point d’hypostases éternelles, point de distinction nécessaire au sein de l’essence divine. Les Ariens étaient unitaires, comme les Sabelliens. Leur Trinité se composait du Père, seul Dieu, et des deux premières créatures de la hiérarchie des êtres créés, ce qui est, au fond, la négation de la Trinité.
Athanase et les partisans de Nicée affirment contre Sabellius la personnalité distincte de trois hypostases éternelles, et, contre Arius, l’homoousie des trois termes. Leur formule est celle-ci : μία οὐσια, τρεῖς ὑποστάσεις. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont un par l’essence et différents par certains attributs distinctifs — ἰδιότητες.
Seul, le Père est ἀγέννητος (non-engendré, existant par lui-même). L’ἀγεννησία est son caractère distinctif : il est le principe premier, la cause première et unique d’où tout procède, au sein de la divinité comme au-dehors et dans le monde.
Le Fils est engendré — γεννητὸς — La γέννησις lui appartient en propre, et lui assigne le second rang dans la Trinité,
Enfin, le Saint-Esprit est ἐκπορεόμενον : il procède ; cette ἐκπόρευσις qui le distingue le place au troisième rang. Le mot est quelquefois remplacé par son synonyme ἔκπεμψις : ainsi dans cette phrase de Grégoire de Nazianze (Orat. XXV, 16) : Ἴδιον δὲ πατρὸς μὲν ἡ ἀγεννησία, υἱοὺ δὲ ἡ γέννησις, πνευματος δὲ ἡ ἔκπεμψις
Il y a donc à la fois, dans la Trinité, unité d’essence et subordination morale : c’est le double fondement de l’unité métaphysique et de l’unité morale de Dieu.
L’emploi du terme ὑποτάσεις par les Ariens (qui, en parlant de trois hypostases, entendaient que ces hypostases étaient d’essence différente) fit peu à peu abandonner ce mot par les orthodoxes. Ce qui acheva de le discréditer, c’est qu’il fut traduit en latin par le mot substantia. Or, on ne pouvait admettre trois substances, trois natures dans la divinité. Les Occidentaux condamnèrent donc l’expression tres substantias — τρεῖς ὑποτάσεις — comme entachée d’arianisme ; ils dirent : « una substantia, tres personæ » ; et quelques-uns des Orientaux remplacèrent aussi l’ancienne formule par celle-ci : μία ὑπόστασις, τρία πρόσωπα, qui était la retraduction de la formule latine. Cependant quelques docteurs de l’Orient, comme Basile de Césarée, conservèrent l’ancienne terminologie, et repoussèrent l’expression τρία πρόσωπα comme entachée de sabellianisme. De là, la controverse entre les Nicéens d’Occident et les Nicéens d’Orient, dont j’ai déjà parlé, et qui retarda la victoire décisive du nicéisme en Orient. — L’Église latine adopta définitivement le terme personæ qui devint classique.
C’est Augustin qui amena à son parfait développement le dogme ecclésiastique de la Trinité. Il composa un traité spécial de Trinitate, et ce sujet, du reste, revient souvent dans ses divers écrits. Il affirma deux nouveaux principes.
1° Il écarta toute idée de subordination entre les hypostases. L’homoousie avait été affirmée par Athanase et les conciles de Nicée et de Constantinople. Mais elle laissait subsister la subordination. Augustin y ajouta l’égalité absolue des trois personnes. Il n’y a plus entre elles de premier, de second et de troisième rang ; il n’y a qu’un seul rang, qu’une seule et même dignité. Il n’y a plus même de subordination de volontés, mais le concours, ou plutôt la fusion, l’identification de trois volontés en une seule.
2° Augustin affirma que les trois personnes divines forment une unité numérique — unitas numerica. — Ceci est une innovation grave. Jusque-là, on avait fondé l’unité divine sur l’identité d’essence des trois hypostases — ἕνα θεὸν, disait Basile, οὐ τῷ ἀριθμῷ ἀλλὰ τῆ φύσει (Apolog, ad cæsar, ep. 8), — ou bien sur le fait que le Père demeurait toujours le premier principe — μία ἄρχη ; — ainsi les symboles de Nicée et de Constantinople attribuent au Père la qualification de Πιστεύομεν εἰς ἕνα Θεὸν Πατέρα παντοκράτορα… καὶ εἰς ἕνα Κύριον… καὶ εἰς τὸ Ἅγιον Πνεῦμα. Augustin va plus loin : ce sont les trois hypostases ensemble qui constituent l’unité de Dieu, le Dieu un : « Unus quippe Deus est ipsa Trinitas ». Et il emploie le premier l’expression devenue classique : un seul Dieu en trois personnes — « unus Deus in tribus personis ». — Au lieu d’être le point de départ, l’unité était donc la résultante de la Trinité, et Augustin prêtait le flanc à l’objection fameuse qu’on a toujours faite contre le dogme de la Trinité, c’est que ce dogme équivaut à l’absurdité : trois égale un.
Si la distinction des personnes subsiste, si les ἰδιότητες sont maintenues, en revanche, il n’y a plus chez Augustin de distinction entre les activités divines appartenant spécialement au Père, au Fils et au Saint-Esprit. Tous les attributs divins appartiennent indifféremment et à la fois aux trois personnes divines. Ce n’est plus le Père qui est le Créateur, le Fils qui est le Rédempteur, le Saint-Esprit qui est le Sanctificateur : c’est la Trinité tout entière, dans l’unité de son essence et la triplicité de ses personnes, qui crée, sauve et sanctifie. Le Fils n’est plus envoyé par le Père, mais aussi par le Saint-Esprit, ou plutôt, par la Trinité tout entière : de même en est-il pour sa résurrection. Dans chacune des manifestations, même secondaires, de Dieu, se révèle toute la Trinité : ainsi, dans les prophéties et dans les théophanies de l’Ancien Testament. Augustin ne manque pas de voir une révélation de la Trinité dans les trois personnages qui se présentent devant Abraham sous les chênes de Mamré. En un mot, le Dieu en trois personnes agit de telle sorte dans le monde que l’on ne peut distinguer l’action de l’une des personnes de l’action de l’autre, et que chaque acte de la volonté divine appartient à toutes les trois à la fois.
Augustin, pour exprimer le mystère de la Trinité, se trouve aux prises avec l’insuffisance du langage humain : « Magna prorsus inopia humanum laborat eloquium » (De trinit. V, 10). Il cherche tout au moins des analogies, et il en trouve dans la nature humaine.
La vie trinitaire en Dieu est, d’après lui, l’image exacte du développement intellectuel de l’homme, ou du phénomène par lequel l’esprit humain prend conscience de lui-même. C’est là une conception originale et hardie, que nous retrouverons chez Anselme et chez la plupart des grands docteurs du Moyen Age. La mémoire, l’intelligence, la volonté (ou l’amour), voilà, selon Augustin, les trois moments successifs du processus éternel de la pensée divine comme de la pensée humaine. Ces trois moments correspondent aux trois hypostases de la Trinité chrétienne : le Père, le Fils et le Saint-Esprit.
La mémoire, c’est le moment du Père, c’est Dieu se souvenant de lui-même, c’est-à-dire, réfléchissant sur lui-même, se recueillant en lui-même, pour prendre conscience de son propre être, de sa durée, de son identité permanente à travers le temps ;
L’intelligence, c’est le moment du Fils, c’est Dieu arrivé à la pleine conscience de lui-même, se saisissant et s’objectivant lui-même comme objet de connaissance, se posant lui-même, comme objet pensé, en face de lui-même comme sujet pensant ; c’est la pensée devenue parole ;
La volonté, ou l’amour, c’est le moment du Saint-Esprit ; c’est Dieu prenant conscience que le sujet est en lui un avec l’objet, que l’esprit pensant et l’esprit pensé est un même esprit identique à lui-même ; c’est le sujet se retrouvant lui-même dans l’objet, prenant plaisir à se contempler et à s’aimer en lui, affirmant et voulant son unité, son identité avec lui.
Ces trois moments, ces trois termes de la triade divine sont inséparables. Chacun des trois renferme les deux autres. Et ainsi, fait remarquer Augustin, toute idée de subordination est absolument bannie de la Trinité : le Saint-Esprit procède du Fils comme du Père. Cependant, le Père demeure le principe premier, car, si le Fils possède le pouvoir de faire procéder de lui le Saint-Esprit, il tient ce pouvoir du Père, en même temps que sa divinité.
Augustin cherche encore d’autres analogies, pour donner une idée de la vie divine, telle qu’elle s’exprime dans la Trinité. Il en trouve une dans la nature de l’amour. « Quand donc, moi qui me livre à cette étude, j’aime quelque chose, je découvre trois termes : moi, la chose que j’aime et l’amour. En effet, je n’aime pas l’amour si je ne l’aime pas comme aimant ; car il n’y a pas d’amour là où rien n’est aimé. Il y a donc trois choses : celui qui aime, l’objet aimé et l’amour. » (De Trinit., IX, 2). Ainsi, dans la Trinité, le Père aime le Fils, et cet amour même constitue le Saint-Esprit. C’est la conception reproduite plus tard par l’école mystique de saint Victor : au fond, c’est la moins imparfaite. Elle s’inspire de la définition biblique : « Dieu est amour. »
La théorie augustinienne se retrouve avec de nouveaux développements et une précision à laquelle on ne peut plus rien ajouter, dans le symbole Quicumque, que l’on a faussement attribué à Athanase, Athanase l’aurait composé, soit pendant son premier exil, près de Trèves (dans une citerne desséchée, dit la tradition), en 336, soit pendant son exil à Rome, en 340, pour le présenter à un synode présidé par le pape Jules Ier.
Cette opinion, qu’Athanase est l’auteur du symbole Quicumque, ne s’est produite qu’assez tardivement dans l’Église, au viiie au ixe siècle ; elle est aujourd’hui à peu près complètement, abandonnée. Il est facile, d’ailleurs, d’en établir la fausseté : les preuves externes et les preuves internes sont, à cet égard, également décisives.
Les preuves externes sont les suivantes :
- Le symbole ne se trouve pas dans les plus anciens manuscrits des œuvres d’Athanase.
- Il n’est pas mentionné dans les éloges d’Athanase écrits par les anciens Pères.
- Il était inconnu au ive et au ve siècle ; Augustin n’en parle pas ; on ne le cite jamais dans les controverses ariennes ou christologiques où il aurait dû pourtant jouer un si grand rôle ; il n’en est pas fait mention au concile de Constantinople, en 381, ni à celui de Chalcédoine, en 451.
- Il a été écrit originairement en latin, et le texte grec n’est qu’une traduction incomplète et pleine de variantes.
Quant aux preuves internes, on peut dire qu’on ne retrouve nullement dans le symbole Quicumque la terminologie et la doctrine d’Athanase : d’une part, on y cherche en vain le terme athanasien par excellence, ὁμοούσιος, consubstantialis. Et, d’autre part, on y rencontre deux affirmations tout à fait étrangères et contraires à la doctrine d’Athanase : la procession du Saint-Esprit du Père et du Fils, et l’égalité absolue entre les trois personnes de la Trinité, excluant toute idée de subordination.
On pourrait attribuer avec plus de raison le symbole à Augustin, car on y retrouve la doctrine augustinienne dans ses traits essentiels. Ce sont les mêmes idées, la même terminologie, et plus d’un passage semble extrait des livres d’Augustin. Toutefois, ce n’est pas lui qui en est l’auteur. Il ne le cite pas, on ne le retrouve pas dans ses manuscrits, il ne lui est pas attribué par ses contemporains. C’est l’œuvre d’une époque postérieure. Il fut sans doute rédigé en Afrique, en Espagne ou en Gaule, vers la fin du ve siècle ou au commencement du vie, par un disciple d’Augustin.
Il est difficile, d’ailleurs, d’en indiquer avec précision l’auteur et la date. On l’a attribué tour à tour à Vigilius, évêque de Tapsus, en Afrique (fin du ve siècle), à Vincent de Lérins, à Hilaire d’Arles, à d’autres encore. Il dut traverser une longue période de formation et il eut un grand nombre de rédactions successives. Sous sa forme définitive, il ne remonte pas au delà du viiie siècle. Il se divise en deux parties, qui traitent, la première de la Trinité, la seconde de l’Incarnation. Voici le texte de la première.
Symbole Quicumque (Ire partie).
- Quiconque veut être sauvé doit, avant tout, tenir la foi catholique.
- Et celui qui ne l’aura pas conservée inviolablement et intégralement, sans aucun doute, périra éternellement.
- Or la foi catholique consiste à vénérer un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité.
- Sans confondre les personnes, ni diviser la substance.
- Car, autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle de l’Esprit-Saint.
- Mais du Père et du Fils et du Saint-Esprit, une est la divinité, égale la gloire, coéternelle la majesté.
- Incréé est le Père, incréé le Fils, incréé l’Esprit-Saint.
- Immense est le Père, immense le Fils, immense l’Esprit-Saint.
- Éternel est le Père, éternel le Fils, éternel l’Esprit-Saint.
- Et cependant, il n’y a pas trois éternels, mais un seul éternel.
- Ni trois incréés, ni trois immenses, mais un seul incréé et un seul immense.
- De même, tout-puissant est le Père, tout-puissant le Fils, tout-puissant le Saint-Esprit.
- Et cependant, il n’y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant.
- De même, le Père est Dieu, le Fils est Dieu et l’Esprit-Saint est Dieu.
- Et cependant, il n’y a pas trois Dieux, mais un seul Dieu.
- De même le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur et l’Esprit-Saint est Seigneur.
- Et néanmoins, il n’y a pas trois Seigneurs, mais un seul Seigneur.
- Car, de même que nous sommes tenus par la vérité chrétienne de confesser que chacune des personnes prise à part est Dieu et Seigneur : ainsi nous est-il défendu par la religion catholique de dire qu’il y a trois Dieux ou trois Seigneurs.
- Le Père n’est ni fait, ni créé, ni engendré d’aucun autre.
- Le Fils est du Père seul, non pas fait, ni créé, mais engendré.
- L’Esprit-Saint est du Père et du Fils, non point fait, ni créé, ni engendré, mais procédant.
- Il n’y a donc qu’un seul Père, et non trois Pères, un seul Fils, et non trois Fils, un seul Esprit-Saint et non trois Esprits-Saints.
- Et dans cette Trinité, rien d’antérieur ou de postérieur, rien de plus grand ou de moins grand ; mais les trois personnes sont toutes coéternelles et coégales entre elles.
- En sorte qu’en tout, comme on l’a dit plus haut, nous devons vénérer l’unité dans la Trinité et la Trinité dans l’unité.
- Celui donc qui veut être sauvé doit penser ainsi de la Trinité.
Nous retrouvons, dans ce document, les deux idées augustiniennes qui marquent un double progrès sur Athanase : l’unité de Dieu en trois personnes, et l’absence de subordination entre ces personnes. Sur ces deux points, la précision ne peut aller plus loin. C’est bien ici le terme du développement du dogme de la Trinité. Si nous voulions résumer les étapes qu’il a parcourues, nous trouverions quatre étapes principales, correspondant à celles du dogme du Fils, et personnifiées par les mêmes noms propres.
1. Justin Martyr (iie siècle) : triplicité des révélations ou manifestations divines dans le monde ; pas encore de trinité métaphysique ou ontologique correspondant à cette triple révélation, et servant de fondement à la Trinité économique.
2. Origène (iiie) : trinité métaphysique ; trois hypostases éternelles, mais différentes d’essence ; subordination très marquée, et tendance sabellienne (doctrine de la création éternelle).
3. Athanase (ivesiècle) : trois hypostases éternelles et de même essence, cette ὁμοούσια fondant l’unité divine, mais laissant subsister une subordination, une hiérarchie morale, laquelle sauvegarde la μονάρχια du Père.
4. Augustin et le symbole Quicumque : un seul Dieu en trois personnes ; égalité absolue de ces personnes, la Trinité tout entière se retrouvant dans chacune, et chaque action divine devant être rapportée aux trois à la fois.
Ici encore, je dois le dire, je ne puis suivre jusqu’au bout la théologie ecclésiastique. Augustin, et surtout les rédacteurs inconnus du symbole Quicumque sont allés trop loin et ont dépassé le but.
Leur premier tort a été de prétendre enfermer dans les cadres précis d’une formule le plus ineffable et le plus divin de tous les mystères. Ce sont là des profondeurs insondables. A vouloir les pénétrer, la pensée humaine se sent prise de vertige. Il faut savoir s’arrêter, se taire et adorer en silence, sans chercher à comprendre et à exprimer ce qui ne saurait être saisi par l’intelligence et rendu par le langage humain. Toutes les formules sont insuffisantes, toutes les paroles impuissantes, quand il s’agit du mystère de la vie divine.
A ce premier tort, les rédacteurs du symbole Quicumque en ont ajouté un second, plus grave encore. Ils ont prétendu imposer les formules très contestables de leur théologie comme articles de foi nécessaires au salut, confondant ainsi leurs spéculations métaphysiques avec la vérité qui sauve et qui sanctifie, avec la vérité absolue hors de laquelle nous ne pouvons posséder la vie éternelle. Remarquez, en effet, les mots qui introduisent et terminent la première partie du Symbole : « Quicumque vult salvus esse … in æternum peribit… Qui vult ergo salvus esse, ita de Trinitate sentiat. » (Quiconque veut être sauvé… périra éternellement… Celui donc qui veut être sauvé doit penser ainsi de la Trinité.) Et de même, au commencement et à la fin de la seconde partie : « Necessarium est ad æternam salutem… il est nécessaire pour le salut éternel… Ceci est la foi catholique. Celui qui ne la garde pas fidèlement et fermement ne pourra pas être sauvé » C’est là un frappant exemple de cette confusion fâcheuse de la théologie et de la religion, de la formule humaine et de la vérité révélée, que nous avons déjà signalée comme l’un des résultats funestes des controverses théologiques de cette période.
Encore si cette théologie était bonne, si elle était inattaquable au point de vue des Écritures, le mal serait moins grand. Mais il n’en est pas ainsi. Non seulement les données bibliques sont dépassées, mais elles sont contredites. Les Écritures, comme nous l’avons déjà constaté, affirment la subordination du Fils au Père, et la subordination du Saint-Esprit au Père et au Fils. Athanase, sur ce point, a raison contre Augustin, les symboles de Nicée et de Constantinople ont raison contre le symbole Quicumque.
Voilà le motif décisif pour lequel, sur la question de la Trinité comme sur celle de la divinité de Jésus-Christ, je m’en tiens au symbole de Nicée et à la théologie d’Athanase ou plutôt, je m’en tiens à la Bible. En ce qui concerne la divinité de Jésus-Christ, je m’attache à cette admirable expression de Fils, qui implique à la fois l’unité de nature et la dépendance morale, l’homoousie du Fils, et sa subordination à l’égard du Père. De même, en ce qui concerne la Trinité, je m’attache aux termes de l’Écriture : Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, c’est-à-dire, d’une part, Dieu se révélant à nous comme Père, comme Fils et comme Saint-Esprit, et, d’autre part, Dieu étant lui-même — avant qu’il y ait un monde et indépendamment de ce monde — Père, Fils et Saint-Esprit.
Je trouve, en effet, dans les Écritures, non seulement la triple manifestation de Dieu dans le monde et dans l’histoire, ce qu’on appelle en langage d’école la trinité économique, mais aussi une distinction éternelle et nécessaire au sein de l’essence divine, une triplicité mystérieuse au sein de l’éternelle unité, une triple manifestation de Dieu à lui-même, qui porte la vie et le mouvement en Dieu, ce que l’on appelle en langage d’école la trinité ontologique ou métaphysique, fondement de la révélation trinitaire dans le monde. Les Écritures affirment, en effet, la préexistence personnelle et éternelle du Fils et du Saint-Esprit (en particulier Jean ch. 14 à 16).
Je crois enfin ne pas dépasser les données bibliques en affirmant, avec Athanase et les docteurs de Nicée, que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont une même essence divine et qu’il y a subordination du Fils au Père, et du Saint-Esprit au Père et au Fils. Je maintiens donc l’homoousie des trois termes de la triade divine, en même temps qu’une sorte de hiérarchie qui subordonne les deux derniers au premier, — le Père étant le premier principe, le commencement absolu, la source unique de l’être et de la vie, d’où tout procède, — le Fils et le Saint-Esprit tenant de lui leur existence et dépendant de lui, ayant vis-à-vis de lui l’attitude de l’obéissance et de l’amour, faisant de sa volonté leur propre volonté.
Mais je ne vais pas plus loin. Je ne cherche pas à préciser davantage les rapports des hypostases entre elles et avec l’unité divine ; je ne me demande pas s’il faut parler d’hypostases ou de personnes, s’il faut dire un Dieu en trois personnes, ou trois personnes en Dieu. J’évite de me servir de ces termes, qui sont nécessairement impropres, inadéquats, et qui ne peuvent être employés, en un pareil sujet, avec le sens qu’ils ont dans le langage ordinaire. J’affirme seulement que le Fils et le Saint-Esprit sont comme le Père, intelligence, amour et volonté, et qu’un ineffable et mutuel échange d’amour, un éternel et parfait accord des volontés entre le Père, le Fils et le Saint-Esprit constitue la vie divine.
C’est là, je le répète, un mystère insondable ; mais c’est un mystère de lumière et d’amour. C’est un mystère de vie, et toute vie n’est-elle pas un mystère ? C’est un mystère qui éclaire tous les autres. C’est une vérité et un fait de révélation qui supportent et que supposent toutes les autres vérités et tous les autres faits révélés, en même temps que cette doctrine est le centre et le fondement de toutes les vérités philosophiques. Pour moi, en effet, ce mystère est tout ensemble le fondement du christianisme, celui de la religion véritable, et celui de toute philosophie théiste.
I. — Il est le fondement du christianisme, car, sans la Trinité, la rédemption de l’homme est impossible. Pour racheter l’homme, il faut un fait objectif, qui s’accomplisse dans l’histoire, et qui soit la contre-partie et la réparation du fait historique de la chute. Cette acte réparateur ne peut être accompli ni par un homme, ni par un ange, ni par aucun être créé, mais seulement par Dieu lui-même, devenu le Fils de l’homme et le second Adam. Il faut donc qu’il y ait, à côté de Dieu, son Verbe, son Fils, qui, dès le commencement a dit au Père : « Me voici pour faire ta volonté. »
De même, sans la Trinité, la sanctification de l’homme est impossible. Cette sanctification suppose un Sanctificateur, un Esprit capable d’agir sur nos esprits, un Esprit de lumière et de sainteté qui nous révèle le Fils et nous communique ses grâces.
Et enfin, sans la Trinité, la création même d’un monde de liberté aurait été impossible. Si Dieu n’avait pas eu par devers lui des ressources pour accomplir la rédemption, dans le cas où cette rédemption deviendrait nécessaire, il n’aurait pas créé la liberté, d’où pouvaient sortir des catastrophes si tragiques. Il n’a pas hésité à le faire, parce que la liberté était bonne en soi, parce qu’elle était le moyen du bien suprême, et surtout parce qu’il avait de quoi réparer le désordre et le mal qui pouvaient en être la suite.
II. — Hors du Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, il n’y a donc pas de Dieu vivant, il n’y a pas de Dieu amour, puisqu’il n’y a pas de Dieu créant par amour des êtres libres, capables de l’aimer et de s’unir à lui. Or un tel Dieu, ayant un cœur et des entrailles, est le seul qui réponde aux aspirations de notre âme, et qui satisfasse la conscience religieuse de l’humanité.
III. — Ceci nous amène à constater la portée philosophique de la doctrine scripturaire de la Trinité. Seule elle fonde le théisme véritable. Seule elle sauvegarde la personnalité et la vie en Dieu. Seule elle nous permet d’échapper au panthéisme, qui est la négation du Dieu personnel, et au déisme, qui est la négation du Dieu vivant. La singulière puissance de fascination que le panthéisme a de tout temps exercée sur les esprits et sur les âmes s’explique parce qu’il répond à un profond besoin de notre cœur et de notre pensée, le besoin de la vie et du mouvement en Dieu. Il nous faut un Dieu qui ne soit pas une abstraction vide et froide, un être immobile et mort, mais un être vivant, qui soit activité et amour, qui se suffise à lui-même, et qui n’ait pas besoin du monde pour être éternellement activité, amour et vie. Tel est le Dieu des Écritures. C’est ce Dieu là qui seul peut être créateur au vrai sens de ce mot, car seul il peut créer un monde de liberté et y intervenir, par un libre effort de son amour, pour réparer les désastres de la liberté. Le surnaturel dans la création est la condition et le gage du surnaturel dans l’histoire.
Voilà comment tout se lie et s’enchaîne dans la vérité, et comment l’idée chrétienne de Dieu est le fondement de toute vraie philosophie, de toute vraie religion, aussi bien que de la théologie et de la religion chrétiennes. Sans le Dieu Père, Fils et Saint-Esprit, je ne pourrais croire ni à la création, ni à la liberté, ni au surnaturel.
Revenons maintenant au symbole Quicumque. Ce symbole, malgré tout ce qu’il a d’étrange, d’excessif et de choquant, a joui d’une autorité et d’un prestige incomparables, qu’il a longtemps conservés. Non seulement il a régné en maître pendant tout le Moyen Age, il a été répété et cru par une longue suite de générations humaines, qui, en des siècles d’ignorance et de barbarie, y ont trouvé l’expression de leur foi et de leur adoration naïve ; mais, après la Renaissance et la Réforme, lorsque le joug de la scolastique a été brisé, et que l’autorité des Écritures a remplacé l’autorité de l’Église, il a conservé encore son prestige. Les Réformateurs l’ont invoqué, la plupart des confessions protestantes ont reconnu son autorité, et l’ont cité comme contenant l’expression de la vraie foi (par exemple, la confession anglicane et la confession de la Rochelle).
Comment expliquer l’étonnante fortune de ce symbole ?
D’abord, par l’autorité de la tradition de l’Église, qui a toujours été toute puissante au sein du catholicisme et à laquelle les Réformateurs eux-mêmes attachèrent plus de prix qu’on ne le croit généralement. Le nom d’Athanase, auquel on l’attribuait, et le prestige d’une haute antiquité ont été pour beaucoup dans la vénération dont le symbole Quicumque a été l’objet pendant si longtemps.
Mais cette raison tout extérieure n’est pas la seule. Le symbole lui-même a certains mérites intrinsèques qui justifient, au moins en partie, le crédit dont il a joui.
En premier lieu, sa forme n’est pas sans beauté, sans poésie, sans grandeur. Ses formules magistrales se déroulent avec une symétrie majestueuse. Il y a, dans cette répétition rythmique, des mêmes tours de phrases et des mêmes mots, dans ces antithèses qui se heurtent, se cherchent et se correspondent, pour se fondre ensuite en une grandiose unité, quelque chose qui frappe vivement l’esprit et parle puissamment à l’imagination. On dirait une pieuse litanie, dont le refrain berce et charme l’oreille et la pensée, et qui s’empare peu à peu, par la répétition même de ce refrain, de l’âme tout entière. La langue latine contribue merveilleusement à produire cette impression, grâce à sa concision toute lapidaire, si admirablement propre à sculpter en quelque sorte et à ciseler la pensée, à l’enfermer en quelques paroles brèves, qui se fixent comme d’elles-mêmes dans la mémoire.
Il n’y a pas jusqu’aux contradictions qui éclatent à chaque ligne, et que les rédacteurs du symbole y ont accumulées comme à plaisir, qui ne contribuent à fortifier encore cette religieuse impression. A ce point de vue, ces contradictions ne sont qu’une beauté et une vérité de plus. C’est un effort grandiose pour exprimer l’inexprimable. C’est une lutte corps à corps avec l’infini. C’est un gigantesque et audacieux défi jeté à la raison humaine, qui s’abat, impuissante et éperdue, aux pieds du Dieu qu’elle contemple et adore sans pouvoir le comprendre. Rien de plus éloquent, à cet égard, que ces reprises quatre fois répétées : « Et tamen », qui sont comme le flux et le reflux de l’océan infini dans lequel se perd et s’abîme la pensée.
Tout cela correspond à un instinct profond de l’âme humaine. L’homme n’adore que ce qui le dépasse. Plus le Dieu qu’on lui présente est mystérieux et incompréhensible, plus il parle fortement à son esprit et à son imagination. C’est une remarque qu’a déjà faite M. Réville (Hist. du dogme de la divinité de J.-C., 2e édit., p. 113) : « L’homme religieux, en face de l’infini qu’il adore, en vient vite à se voiler la tête et à reconnaître qu’il n’y comprend rien. Le contradictoire est bientôt pour lui l’équivalent paradoxal, et d’autant mieux accueilli, de l’incompréhensible. C’est comme une immolation de sa raison, comme un renoncement intellectuel qui se transforme en hommage rendu à l’indéfinissable puissance dont l’immensité confond sa pensée. »
Le même écrivain fait, à ce sujet, une comparaison que je lui emprunterais volontiers entre le symbole Quicumque et ces immenses cathédrales gothiques que le Moyen Age vit s’élever sur tous les points de l’Europe. « C’est, dit-il, la même intrépidité, la même insouciance des difficultés, les mêmes moyens naïfs de parer aux dangers trop évidents, quelque chose de tourmenté, de forcé, et pourtant d’ingénu, des détails bizarres et de la symétrie, des arceaux qui se superposent en dépit du bon sens, des arêtes, des aiguilles, des clochetons qui saillent de toutes parts, la triple nef convergeant vers la flèche unique, l’enfer ténébreux en bas, dans la crypte, le paradis resplendissant là-haut, à travers les ouvertures des voûtes, tandis que là-bas, dans le saint des saints, le Fils prend un corps pour sauver l’humanité » (ibid., p. 115).
Mais il y a plus encore. Le Dieu qui s’exprime dans ce symbole n’est pas seulement le Dieu infini, insondable devant lequel la pensée humaine est prise de vertige, c’est aussi, c’est surtout le Dieu vivant. Ce n’est pas seulement le Dieu incompréhensible, qui s’impose à notre raison précisément parce qu’il la dépasse, c’est le Dieu qui seul parle à notre cœur, parce qu’il est amour. On sent palpiter, en quelque sorte, la vie divine sous les froides formules du symbole. On croit en entendre battre les pulsations mystérieuses. Ce rythme, cette symétrie cadencée que je relevais tout à l’heure, n’est-ce pas la reproduction et l’image du rythme ineffable de la vie divine. Ici encore, je puis citer M. Réville, dont le témoignage n’est pas suspect. Il reconnaît que le symbole Quicumque parlait éloquemment au sens religieux. « Le Dieu trinitaire, dit-il, est vivant » (ibid., p. 113). C’est là le vrai mérite de ce symbole, malgré tout le mal qu’on peut en dire à juste titre. Il a conservé le Dieu vivant : de là le crédit dont il a joui.