Comme Herrnhout en avait déjà fait l’expérience et comme il arrive partout où il y a une vie réelle, la crise que la communauté venait de traverser fut pour elle une occasion de progrès et le point de départ d’un nouveau développement. Zinzendorf lui-même redoubla sinon de zèle, au moins de vigilance, et s’efforça d’approprier de plus en plus ses enseignements aux besoins de ses auditeurs. Il chercha à les rendre attentifs à la recommandation que fait saint Pierre aux croyants « d’ajouter à la foi la vertu, » afin de ne point rester « oisifs en la connaissance de Jésus-Christ, » mais « d’affermir leur élection » (2 Pierre 1.5-10), et il leur donna une série d’instructions sur les « fruits de l’Esprit » dont parle l’épître aux Galates (Galates 5.22). Il avait pris pour thème cette parole de saint Paul : « Trois choses demeurent, la foi, l’espérance et la charité, » et c’est à ces trois vertus qu’il ramenait toutes les autres, rattachant, par exemple, à la foi la prière, la vigilance, la patience ; à la charité, la douceur, l’humilité, la bénignité, et à l’espérance, la tempérance, le contentement d’esprit, la prudence, etc.
Désirant aussi se conformer avec une fidélité toujours plus scrupuleuse aux préceptes du Seigneur, il n’hésita pas à introduire dans sa maison une pratique religieuse négligée par les églises protestantes : le lavement des pieds. Il voyait dans les paroles du Seigneur (Jean 13.14-15) une institution positivea.
a – Ce ne fut que plus tard, à Herrnhaag, que cette cérémonie s’introduisit dans le culte public ; on la célébrait avant la sainte cène. L’église des Frères l’a abolie en 1818.
Peu à peu aussi, les diverses pratiques de la communauté de Herrnhout furent régularisées ou précisées plus qu’elles ne l’avaient été auparavant. La célébration de la sainte cène fut fixée à tous les mois ; tous les mois aussi on solennisait un jour spécial de prières et d’actions de grâces. Enfin, le comte composa, pour servir de guide dans les prières d’intercession, une sorte d’aide-mémoire, c’est-à-dire un petit livret contenant la nomenclature de toutes les personnes et de toutes les conditions diverses dont on devait particulièrement se souvenir devant le Seigneur. Ces litanies, fort goûtées des Frères, pouvaient aisément devenir de vaines redites et introduire dans le culte un formalisme fâcheux ; aussi furent-elles souvent l’objet de reproches assez spécieux de la part des adversaires de Herrnhout.
Il importait fort, semble-t-il, à une communauté qui venait de se constituer sur les bases de la fidélité au Seigneur et de la fraternité chrétienne, d’avoir à sa disposition un moyen d’exclusion pour se maintenir pure des éléments de désordre qui pouvaient s’introduire dans son sein, en un mot de prévoir le cas où l’excommunication serait nécessaire. Mais c’est là, on le sait, une des questions ecclésiastiques les plus difficiles et dans son idée même et surtout dans son application. Zinzendorf n’avait rien statué à ce sujet. Les circonstances le forcèrent bientôt d’avoir recours à ce moyen, mais la manière dont il s’y prit est digne d’être remarquée. Un gentilhomme étranger avait témoigné le désir de se fixer à Herrnhout ; il s’y était fait bien venir de beaucoup de gens, et le comte n’avait pu lui refuser l’autorisation de s’y établir ; mais on avait reconnu bientôt, tant à sa conduite qu’à ses paroles, que ce nouveau venu n’était point à sa place dans une communauté chrétienne, et que l’influence qu’il y avait acquise ne pouvait être que fâcheuse. Les anciens l’avaient donc invité à s’éloigner, et il y avait consenti sans difficulté. Malheureusement, il avait déjà répandu autour de lui un esprit de mécontentement et de méfiance. Il se forma une petite coterie qui se plaignit hautement de tous les employés de l’église, des anciens et surtout du comte, auquel on n’épargna pas même la calomnie. On l’accusait d’intolérance. Zinzendorf, on le sait, n’avait jamais fourni de prétexte à ce reproche, dont il ne faut cependant pas trop s’étonner : les âmes étrangères à l’esprit de Jésus-Christ devaient nécessairement se sentir mal à l’aise dans cette société toute pénétrée de l’Évangile ; elles pouvaient se croire gênées par une contrainte extérieure, tandis qu’elles ne l’étaient en réalité que par l’atmosphère de sainteté qui les environnait.
Le comte essaya par tous les moyens de les ramener à d’autres sentiments ; ce fut en vain. Ni sa longue patience, ni les prières et les supplications auxquelles il eut recours ne parvinrent à les désarmer ; tout cela paraissait ne les endurcir que davantage. Il sentit que le moment était venu d’agir avec énergie et de retrancher le méchant du milieu de l’assemblée ; mais il n’eût pas voulu se permettre d’user dans cette affaire d’un moyen qui n’eût pas été purement spirituel. Il se borna donc à une déclaration faite dans une réunion de l’église : il prononça formellement et solennellement que « tous les hommes animés d’un esprit de désobéissance, de malice et de séduction, étaient et demeuraient sous l’anathème et la malédiction divine. » Puis, se jetant à genoux avec toute l’assemblée, il épancha la douleur dont son âme était remplie, suppliant le Seigneur de faire miséricorde à ceux sur lesquels il venait de prononcer cette redoutable excommunication.
Cette simple déclaration fut suffisante ; quelques-uns de ceux qu’elle atteignait firent pénitence, les autres quittèrent volontairement Herrnhout.
Telle fut la manière d’agir de Zinzendorf dans cette circonstance difficile. Dans des cas d’un autre genre, des délits par exemple, il eût pu, sans déroger à ses principes, punir les coupables et les renvoyer de ses terres, en vertu de son autorité seigneuriale, et nous avons vu qu’il s’était en effet réservé le droit de police ; mais même dans des cas pareils, il lui répugnait de faire usage de cette autorité. Il fallait donc trouver un moyen de la rendre superflue, et voici à quel ingénieux expédient il eut recours : il fit signer à tous les pères de famille établis à Herrnhout et à tous ceux qui s’y établirent par la suite un revers par lequel ils promettaient expressément, tant pour eux que pour les leurs, de se garder des vices contraires aux lois divines et humaines, tels que l’ivrognerie, le libertinage, le vol, et s’engageaient, au cas où ils ne tiendraient pas cette promesse, à quitter Herrnhout et à vendre leur maison à la communauté. Ainsi, si quelque habitant de Herrnhout venait à se rendre coupable d’une des fautes susdites, le comte n’avait pas besoin de s’en ériger le juge et de traiter l’affaire au correctionnel ou au criminel ; en vertu du revers qu’il avait en mains, il pouvait se contenter de se porter partie civile et réclamer simplement l’exécution de l’engagement souscrit.
Le sens pratique de Zinzendorf lui faisait comprendre que, si l’on voulait maintenir dans la direction des affaires de la communauté l’énergie et l’activité qui y avaient régné jusqu’alors, il était nécessaire de ne pas laisser toujours cette administration aux mêmes mains. Bien des forces nouvelles s’étaient manifestées ; beaucoup de jeunes gens pleins de zèle et d’intelligence pouvaient être employés utilement au service de l’église. Désirant donc que l’on pût procéder à une réélection générale, il déposa la présidence (1730). Les anciens suivirent cet exemple et furent immédiatement remplacés, mais la présidence resta vacante ; il eût été difficile de trouver un successeur à Zinzendorf. Un certain nombre de frères et de sœurs jeunes et actifs se mirent spontanément à la disposition des anciens, pour être employés à toutes les œuvres dans lesquelles ils pourraient servir l’église ; c’est ce qu’on appela des aides-généraux.