Avant la fête de Pâques, Jésus sachant que son heure était venue pour passer de ce monde à son Père, comme il avait aimé les siens qui étaient dans le monde, il les aima jusqu’à la fin. Et après le souper (le diable ayant déjà mis au cœur de Judas Iscariot, fils de Simon, de le trahir), Jésus sachant que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains, et qu’il était venu de Dieu, et qu’il s’en allait à Dieu, se leva du souper et ôta sa robe, et ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite il mit de l’eau dans un bassin, et se mit à laver les pieds de ses disciples, et à les essuyer avec le linge dont il était ceint… Après qu’il leur eut lavé les pieds, et qu’il eut repris sa robe, s’étant remis à table, il leur dit : Savez-vous ce que je vous ai fait ? Vous m’appelez Maître et Seigneur, et vous dites vrai ; car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis le Seigneur et le Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres. Car je vous ai donné un exemple, afin que vous fassiez comme je vous ai fait. En vérité, en vérité, je vous dis que le Serviteur n’est pas plus que son Maître, ni l’envoyé plus que Celui qui l’a envoyé. Vous savez ces choses, vous êtes bien heureux, pourvu que vous les pratiquiez.
En rendant le dernier soupir sur la croix de Golgotha, Jésus-Christ prononça cette parole suprême : Tout est accompli ! ce qui ne veut pas dire seulement : Tout est achevé ! mais aussi : Tout est résumé ! Mes enseignements, mon exemple, l’œuvre elle-même pour laquelle je suis venu, tout est arrivé à son point culminant, à son couronnement, à son centre ! Abandonné de Dieu, crucifié par mes frères, seul entre le ciel et la terre, j’aime, je donne ma vie, j’expire !… Tout est là !
Or, on dirait que Jésus-Christ soit arrivé par degrés à ce dernier faîte de sa manifestation, et qu’une de ses préoccupations dominantes dans les jours qui précédèrent le consummatum est, ait été de se résumer, si je puis ainsi dire, en des paroles toujours plus profondes, en des actions symboliques d’un sens toujours plus simple et d’une portée toujours plus étendue. C’est là en particulier ce qui fait le suprême intérêt des scènes et des discours de la chambre haute.
Nous y sommes, avec les douze : Jésus vient d’instituer le repas de la Cène. Prenant le pain, il a dit : Ceci est mon corps qui est rompu pour vous. Prenant la coupe : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang répandu pour la rémission des péchés ! Il a ainsi annoncé sa mort en termes exprès et l’a proposée à la foi des siècles futurs comme le fondement même de son œuvre rédemptrice. — - Judas Iscariot, démasqué par le Maître, s’est déjà retiré pour faire ce qu’il avait à faire ! — L’intimité un moment troublée par sa présence a recommencé plus grande que jamais depuis son départ. — Une teinte particulière de sérieux, de tristesse même, en même temps qu’un sentiment tout nouveau de la dignité de leur Maître, pénètre tous les assistants… Sachant que son heure était venue de passer de ce monde au Père, dit l’évangéliste, comme il avait aimé les siens qui étaient au monde, il les aima jusqu’à la fin. Et après le souper, le démon ayant déjà mis au cœur de Judas Iscariot, fils de Simon, de le trahir ; et Jésus sachant que le Père lui avait donné toutes choses entre les mains, et qu’il était venu de Dieu et s’en allait à Dieu… Que va-t-il faire ?… Regardez ! Le voici qui se lève en silence, qui ôte sa robe de dessus, ne conservant ainsi que le costume des plus humbles serviteurs. Il prend un linge et le lie au- tour de ses reins. Il verse de l’eau dans un bassin… Il se baisse… Il commence à laver les pieds de ses disciples, comme le ferait ailleurs un esclave… Puis il ajoute : Faites de même ! — Voilà, mes frères, le trait que je propose aujourd’hui à vos méditations.
Faites de même ! — Nous n’avons pas besoin, n’est-ce pas de nous demander ce que cela signifie. Cela veut dire : Imitez-moi, en vous montrant les serviteurs les uns des autres ! Première leçon qui ressort d’elle-même de l’exemple du Sauveur.
Vous remarquerez que l’action du Maître humble de cœur en lavant les pieds de ses disciples s’accorde admirablement avec l’esprit de sa vie entière, et n’est nullement un fait isolé de pure forme, et de vaine cérémonie, comme ce que fait le pape, son prétendu vicaire par exemple, qui, à chaque fête de Pâques, pour imiter le Christ, dont il foule aux pieds tous les préceptes, entouré d’innombrables serviteurs et servi par des princes, sous les voûtes de marbre de sa splendide basilique, passe une serviette sur le pied d’un pauvre choisi et préparé pour cette office. — Quand Jésus lave les pieds de ses disciples, il leur rend sensible ce que tous les jours il leur avait prouvé, ce qu’un jour même il leur avait dit : à savoir qu’il est venu, qu’il a vécu non pour lui, mais pour les autres, non pour être servi, mais pour servir.
Entendez-le bien ! disciples de Jésus-Christ, ce Fils de Dieu qui vous a choisis et attirés à lui ; ce Maître que vous avez suivi parce que vous avez cru et que vous avez connu qu’il avait les paroles de la vie éternelle ; c’est Lui en réalité qui a été, qui est votre serviteur. Ne voyez-vous pas qu’il ne s’appartient pas à lui-même, qu’il vous appartient à vous, que tout chez lui, repos, bien-être, tout en un mot est sacrifié à votre service ? qu’il n’a de besoins que les vôtres, de soucis que ceux qui vous touchent, de forces, de temps, de soins, de vie que pour vous seuls ? — Et en même temps qu’à vous, il appartient à ces foules dont il se fait aussi l’humble serviteur, allant de lieu en lieu suivant leurs besoins, pour leur faire du bien, pansant leurs blessures lorsqu’elles sont malades, leur distribuant du pain lorsqu’elles ont faim, leur prodiguant en tout temps les trésors de son âme et s’oubliant pour elles, au point de défaillir épuisé de fatigue. — Et en même temps qu’à ses disciples, en même temps qu’à ses contemporains, il appartient à l’humanité tout entière pour laquelle il endurera sur une croix l’ignominieux supplice des esclaves. Il est bien à sa place, à la place qu’il a lui-même choisie, lavant les pieds de ses disciples. Celui qui ne regardait point comme une usurpation d’être fait égal à Dieu, s’est anéanti lui-même jusqu’à prendre la forme de serviteur !
Comment ne pas remarquer en passant, combien Jésus-Christ a par là relevé la condition des serviteurs ? L’esclave dans la société antique était une chose, qui s’achetait, se vendait, était à la merci d’un maître le plus souvent égoïste et cruel. Aujourd’hui, grâces à l’Évangile, il n’en est plus ainsi. Égaux devant un Maître commun, maître et serviteur sont deux frères. Néanmoins, si dans la condition du second il y a encore des humiliations à subir, n’ont-elles pas perdu leur amertume, n’ont-elles pas revêtu comme un caractère sacré, depuis que le Sauveur du monde n’en a regardé aucune comme au-dessous de lui ? Servez dans l’esprit de Jésus-Christ, vous que la providence de Dieu a appelés à la modeste mais honorable condition de serviteurs, et ne croyez jamais vous abaisser même par les plus humbles fonctions de votre service ! Ayez toujours devant les yeux Jésus lavant les pieds de ses disciples, et dans l’esprit cette grande parole : Je vous ai donné un exemple, afin que comme je vous ai fait, vous fassiez de même !
Et nous aussi, mes frères, qui que nous soyons, appliquons-nous à faire de même, car j’ai hâte de le dire, c’est à tous que l’instruction s’adresse. Et c’est toute une révolution, que cet exemple et cette exhortation renferment. L’instinct naturel de notre mauvais cœur nous porte à dominer et à opprimer. Observez ce qui se passe parmi les enfants déjà : Le plus fort voit dans sa force un moyen de s’assurer l’empire sur ses compagnons d’âge. Parmi les hommes, — et je ne parle pas de ce qu’on a appelé l’état de nature — parmi les hommes, dans la mesure où l’Évangile ne les gouverne pas, le plus riche, le plus influent, le plus habile est porté à tirer parti de ses avantages pour se faire servir par ses semblables ; chacun est avant tout préoccupé de ses droits et blessé qu’on lui rappelle ses devoirs ; chacun trouve tout naturel d’en avoir d’autres au-dessous de lui, qu’il puisse exploiter et gouverner à sa guise ; chacun trouve souverainement injuste qu’il y en ait d’autres au-dessus de lui dont il dépende, et qu’il ait à respecter. L’orgueil, l’envie, la double passion de l’indépendance et de la domination, plus ou moins contre-balancés, et tenus en échec par l’influence inévitable, soit de ce reste de bien que la chute n’a pas entièrement anéanti au fond de nos âmes, soit des principes chrétiens qui nous entourent, règnent, il faut en convenir, règnent de fait plus ou moins dans le fond de nos cœurs à tous.
Jésus-Christ vient nous enseigner, et nous enseigner par son exemple avant tout, des sentiments tout contraires. En lui, nous nous devons les uns aux autres, nous sommes les serviteurs les uns des autres. Le relèvement de l’humanité a pour condition l’obligation de tous envers tous, dans tous les services du bien. Et n’entendez-vous pas, ne voyez-vous pas que nos frères ont besoin de nous ? Ils ont besoin de nous pour leur salut. — Dieu qui aurait pu se servir de tant d’autres moyens, n’a pas voulu que la vérité qui sauve fût répandue autrement que par les soins de ceux qui la possèdent et qui en connaissent le prix. Il a voulu que nous fussions les serviteurs de nos frères dans le même sens que Jésus-Christ lorsqu’il est venu chercher et sauver ce qui était perdu ; non pas certes que nous puissions devenir à aucun degré des Rédempteurs ; mais si nous possédons nous-mêmes le Rédempteur, c’est le salut de nos frères qui est entre nos mains, pour que nous leur en fassions part. Vous vous rappelez cette vision ensuite de laquelle saint Paul passa en Macédoine : Comme il était à Troas, il vit pendant la, nuit un homme macédonien, qui lui dit : Viens à notre aide ! Ce fut ce qui le décida. Ne vous semble-t-il pas entendre quelquefois les âmes qui périssent vous crier : Viens à notre aide ? Et ne sentez-vous pas au fond de votre conscience que quiconque entend ce cri se doit à ceux qui le font entendre ? Et que sont tous ceux qui se consacrent au salut de leurs frères ? Que sont les missionnaires qui s’en vont au loin dépenser leur temps, leurs forces, leur santé, exposer leur vie pour arracher à la perdition et guider sur le chemin du salut les enfants perdus de l’humanité déchue ? Que sont les pasteurs qui vous prêchent la vérité et s’efforcent de lui gagner vos cœurs ? Le nom même de ministre qui leur est donné, ne signifie-t-il pas serviteur ? Que sont tous ceux qui, de quelque manière que ce soit, chacun dans sa sphère et suivant ses forces, font briller leur lumière devant les hommes, et travaillent à l’avancement du règne de Dieu ? Ne sont-ils pas de la part de Dieu les serviteurs de leurs frères ? Les pères serviteurs de leurs enfants, les maîtres serviteurs de leurs domestiques, les intelligents serviteurs des ignorants, les spirituels serviteurs des dégradés ? — Cherchez votre place dans ces services infiniment variés de la maison de Dieu ! Chacun y doit être employé. Chacun y a sa lumière grande ou petite à faire briller. Il n’est permis à personne de demeurer sans rien faire.
Nous sommes les serviteurs de l’humanité pour sa consolation ensuite. — Il n’est aucune des souffrances de nos frères à laquelle, sur les traces de Celui qui allait de lieu en lieu faisant du bien, nous ayons le droit de demeurer insensibles. Il y a des hommes qui s’isolent dans la compagnie des heureux et qui passent outre à côté des mille infortunes sous lesquelles gémissent tant de leurs semblables en disant : Cela ne me regarde pas ! Ceux-là ne sont pas des disciples de Jésus-Christ. Voyez-vous ce samaritain qui s’arrête auprès d’un blessé sur le bord de la route, qui le place sur sa monture, qui le conduit à l’hôtellerie voisine, qui prend soin de lui avec tant d’abnégation et ne le quitte que lorsqu’il le voit hors d’affaire ? Voilà ton image, chrétien. Quiconque souffre est le voyageur blessé. A toi de t’arrêter, d’aller à lui, de le mettre à ta place, de porter son fardeau ; à toi de le secourir de tout ce qui est en ton pouvoir, à toi de le conduire à l’hôtellerie ; je veux dire de le conduire à Celui qui seul est puissant pour consoler parfaitement ceux qui lui sont confiés.
Nous sommes les serviteurs de l’humanité pour son bien-être, enfin. — Nous devons accepter le rôle de servir au bien et au bonheur des autres et non de les faire servir au nôtre. Rien ici n’est à négliger, rien n’est à mépriser. De même que Jésus s’est intéressé à tout ce qui intéressait de loin ou de près le bonheur des siens, de même qu’il n’a rien trouvé de trop petit pour la sollicitude dont il les enveloppait, ni de trop grand pour les sacrifices qu’il était prêt à leur faire ; de même, il faut qu’un chrétien se considère comme l’instrument de la paix, de la prospérité, du bonheur des autres. S’agit-il de faire du bien : Faites du bien à tous. Ne soyez point paresseux à vous employer à faire le bien ! S’agit-il de rendre un service : Portez les fardeaux les uns des autres ! S’agit-il de se montrer complaisant : Si ton frère te veut contraindre à aller une lieue avec lui, vas en deux. S’agit-il de renoncer à son droit : Heureux les débonnaires ! Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même ! — Tout ce que l’apôtre saint Paul en un mot prescrit aux serviteurs peut être transporté à tout disciple de Jésus-Christ : Soyez soumis les uns aux autres dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ ; ne vous servant point seulement les uns les autres pour paraître, et comme cherchant à plaire aux hommes, mais comme serviteurs de Christ, faisant de bon cœur la volonté de Dieu, servant avec affection le Seigneur et non pas les hommes.
Mais cela, nous ne le pourrons jamais sans dépouiller tout orgueil et nous humilier. C’est aussi la seconde leçon qui ressort de l’exemple de Jésus dans mon texte.
Les apôtres en furent frappés. Jamais peut-être l’abaissement de leur maître ne leur apparut d’une manière plus sensible que dans cette circonstance. Saint Jean trahit clairement cette impression quand il fait précéder son récit de ces mots si caractéristiques à une telle place : Jésus sachant que le Père lui avait remis toutes choses entre les mains, et qu’il était venu de Dieu et s’en allait à Dieu. Il nous raconte aussi comment Simon Pierre, un moment scandalisé en voyant son maître approcher de lui dans cette humble posture, fut même sur le point de s’opposer sérieusement à ce que Jésus lui lavât les pieds. Jésus enfin, lui-même, fait ressortir la leçon d’humilité qu’il leur donne : Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous dites bien, car je le suis. Si donc moi qui suis le Seigneur et le Maître, j’ai lavé vos pieds, vous devez aussi vous laver, les pieds les uns aux autres !
Mais ce qui donne à cette leçon toute sa force, c’est qu’elle n’est que le résumé de la vie entière du Sauveur, qui d’un bout à l’autre n’a été autre chose qu’un acte d’abaissement et d’humiliation. Saint Paul la caractérise rigoureusement, quand il nous dit : Lui qui étant en forme de Dieu ne regardait point comme une usurpation d’être fait égal à Dieu, il s’est anéanti, ayant pris la forme de serviteur fait à la ressemblance des hommes, et étant trouvé en figure comme un homme, il s’est abaissé lui-même et a été obéissant jusqu’à la mort, à la mort même de la croix. L’abaissement a commencé pour lui dans la crèche de Bethléem, et a été consommé sur la croix du Calvaire. Il a été volontaire, il a été constant, il a été complet. — Il a été la condition même de son ministère : Pour venir nous chercher et nous sauver ici-bas, il fallait que le Fils de Dieu, l’image empreinte de sa personne, le Roi de gloire, revêtît notre nature, qu’il prît un corps semblable au nôtre, et se soumît à toutes les humiliations de notre misérable existence. — Pour pouvoir être un souverain sacrificateur capable de sympathiser à toutes nos infirmités, il fallait qu’il s’abaissât, lui bienheureux, lui Fils unique et bien-aimé du Père, jusqu’à être éprouvé ainsi que nous en toutes choses. — Pour pouvoir être l’ami des pauvres, le sauveur des péagers et des gens de mauvaise vie, il fallait qu’entre toutes les conditions qu’il pourrait choisir de préférence ici-bas, il se décidât pour la plus humble ; il fallait qu’il consentît, lui qui était riche à se faire pauvre, lui qui était souverainement élevé, à devenir le rejeté, le méprisé du peuple. — Pour se faire en réalité notre serviteur, enfin, il fallait qu’il se dépouillât de toute sa gloire et descendit pour parler avec l’apôtre, jusqu’aux lieux les plus bas de la terre.
Ainsi de nous ! et à plus forte raison. L’humiliation est la condition de notre service chrétien. Je ne veux pas dire sans doute que nous devions, à moins que Dieu ne nous y appelle par des voies spéciales de sa Providence, changer de nous-mêmes la position spéciale dans laquelle il nous a placés. On peut être humble sur un trône et plein d’orgueil dans une chaumière ; on peut avoir l’esprit de pauvreté au sein de l’opulence, on peut être tourmenté par la préoccupation des richesses tout en vivant dans la gêne. C’est bien moins ici, comme en toutes choses du reste, la position qui importe, que la disposition.
A quelque classe de la société que nous appartenions, dans quelque rang et dans quelque condition que Dieu nous ait placés, il faut que nous dépouillions cet orgueil qui nous fait rapporter tout à nous-mêmes ; il faut que nous commencions par un acte d’abnégation et de renoncement.
Nous considérer comme les serviteurs de nos frères !… Ah ! y consentirons-nous jamais avant de nous être abaissés devant le Seigneur d’abord, en nous plaçant tour à tour sous le regard de sa justice et sous le regard de sa grâce ? — Que suis-je devant Toi, ô Créateur tout-puissant et souverain conservateur de cet univers ? C’est Toi qui es l’Auteur de mon être. C’est à Toi que je me dois tout entier ; mon souffle est en tes mains. Si je viens à considérer ta sainteté et ta justice pour faire un retour sur ma misère et sur mon péché, hélas ! Seigneur, je demeure confondu. Si tu prends garde à mes iniquités, comment subsisterai-je devant Toi ? Il est vrai que ta grâce me rassure, mais plus que tout le reste elle m’humilie aussi. Je ne subsiste que par elle, ô mon Dieu, j’attends tout de Toi ; et l’enfant qui vient de naître est moins dépendant de sa mère, que je ne le suis de ta puissance et de ta bonté, Seigneur ! — Une fois entré dans ces sentiments, je pourrai bien sans peine m’abaisser, j’aurai soif, il me semble, de réaliser ma misère et mon humiliation dans la pratique de ma vie par le service de mes frères. Cependant après s’être humilié devant Dieu, pour se faire le serviteur d’autrui, il faut encore s’humilier, devant les hommes, ce qui n’est pas la même chose. — Les hommes, ou sont nos égaux, et alors n’est-il pas naturel de se mettre à son aise avec eux ? n’y aurait-il pas de la bassesse à s’humilier devant eux ? ou ils sont nos supérieurs, et alors l’orgueil nous retient, nous nous disons qu’après tout ils ne valent pas plus que nous, nous nous prévalons de leurs faiblesses et de leurs défauts pour les rabaisser à nos yeux ; ou ils sont nos inférieurs, et alors avec quelle facilité nous soutenons notre rôle vis-à-vis d’eux ! comme nous nous en faisons servir volontiers au lieu de les servir nous-mêmes ! comme nous trouvons naturel de les employer, au lieu de nous employer pour eux ! — Tout en un mot conspire avec notre orgueil, quand il s’agit de nous humilier devant nos semblables. Quelquefois ils dépendent de nous ; nous le sentons et le leur faisons sentir. D’autres fois nous dépendons d’eux ; nous en sommes intérieurement froissés et nous nous tenons sur nos gardes dans la crainte de tout acte qui risquerait de confirmer cette dépendance qui nous blesse. Quelquefois ils nous ont offensés et nous croyons notre dignité intéressée à nous tenir en arrière. D’autres fois c’est nous qui les avons offensés, et nous sommes toujours, comme on sait, plus lents à pardonner une offense faite qu’une offense reçue. Comment surmonter tous ces obstacles ? Comment apprendre à nous abaisser devant nos frères pour leur rendre le service auquel Dieu nous appelle ? — C’est ici que l’exemple du Sauveur va nous faire rentrer en nous-mêmes : Voyez Celui qui sait que toutes choses lui ont été remises par le Père entre les mains, Celui qui est venu, de Dieu auprès duquel il était de toute éternité, et qui retourne à Dieu, pour y reprendre possession de la gloire qu’il possédait dès avant la fondation du monde, Celui qui a assez conscience de sa supériorité pour nous dire à tous, comme à ses disciples : Vous m’appelez Maître et Seigneur et vous faites bien, car je le suis !… Voyez-le au terme de sa vie d’humiliations, à la veille de cette humiliation suprême qui doit mettre le comble à toutes les autres ; voyez-le s’abaisser jusqu’à laver les pieds à quelques pauvres galiléens, ses disciples !… Comment après cela ne vous sentiriez-vous pas gagnés, entraînés par ce divin maître ? Ce qu’il n’a pas regardé comme au-dessous de lui, l’oseriez-vous bien regarder comme au-dessous de vous ? Et ne sentez-vous pas tout ce qu’il y a de pressant pour la conscience dans cette parole si simple : Si moi qui suis le Seigneur et le Maître, j’ai lavé vos pieds, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres ?
« De ces mêmes mains, c’est Bossuet qui parle, de ces mêmes mains qui sont les dispensatrices de toutes les grâces, de ces mains qui sont les mains d’un Dieu qui a tout fait par sa puissance ; de ces mains dont la seule imposition, le seul attouchement, guérissait les malades, ressuscitait les morts ; de ces mêmes mains, il versa l’eau dans le bassin, il lava et essuya les pieds de ses disciples. Ce n’est pas ici une cérémonie, c’est un service effectif qu’il leur rend à tous et le service le plus vil, puisqu’il faut se mettre à leurs pieds pour le leur rendre ; il faut laver les ordures et la poussière qui s’amassaient autour des pieds en marchant nu-pieds comme on faisait en ce pays-là. Voilà ce que fait Jésus, sachant tout ce qu’il était dès l’éternité et dans le temps et ce qu’il allait devenir par sa résurrection et son triomphante. — Pénétrez-moi donc, ô Jésus, de votre grandeur naturelle et de vos bassesses volontaires, afin que du moins dans ma petitesse naturelle, je n’aie pas de difficulté à me tenir bas et à servir mes frères ! »
Mais l’exemple même de Jésus serait froid et insuffisant, s’il ne nous apprenait de plus ce qui seul en matière de dévouement peut rendre tout possible. — Ce ne fut pas seulement pour pratiquer l’humilité en effet, et nous en donner l’exemple, que Jésus lava les pieds de ses disciples ; ce fut par un tendre amour, par un amour qui les frappa, et dont ils se sentirent à l’instant même comme pénétrés. Comme il avait aimé les siens, nous dit, saint Jean, il les aima jusqu’à la fin ! — Et c’est la raison qu’il donne de ce qu’il raconte aussitôt après.
Il les aima jusqu’à la fin… Touchante parole ! Jusqu’à la fin, c’est-à-dire-non pas seulement jusqu’au terme de sa vie et de leur vie ; mais il les aima sans mesure, il les aima jusqu’à l’extrémité. Il les aima malgré les plus poignantes préoccupations. Il les aima à l’heure même où il allait être livré. Il les aima malgré leur lâche abandon qu’il prévoyait déjà. Il les aima malgré le prochain reniement de l’un et la prochaine trahison de l’autre. Il les aima de l’amour le plus prévenant, le plus désintéressé, le plus généreux, le plus dévoué, le plus persévérant, jusqu’au bout, tous, et de toute son âme. Il les aima jusqu’à la fin !
Au reste, encore ici, et ici surtout, l’amour n’est pas le secret de cet acte seulement dans la vie de Jésus. Il est le secret de cette vie entière et très particulièrement de toutes les humiliations et de tous les dévouements dont elle se compose. C’est l’amour qui explique le mystère de son humble naissance dans la crèche de Bethléem. C’est l’amour qui explique le mystère de l’humble condition qu’il a préférée à toutes les autres. C’est l’amour qui explique le mystère de sa mort ignominieuse enfin. Tout, jusqu’au moindre détail, est conséquent dans cette admirable vie, et tout y est conséquent parce que tout y procède de ce même et unique principe : l’amour ! — C’est ce principe, aussi, c’est l’amour, se retrouvant à la base et au fond de tout, qui de la. vie la plus pauvre, la plus courte, la plus humble, la plus obscure, en fait la plus riche, la plus féconde, la plus glorieuse, la plus indéfiniment riche, féconde et glorieuse.
Apprenons à aimer, et nous apprendrons par cela même à nous abaisser pour le service de nos frères, à leur laver les pieds avec humilité, mais sans humiliation. Ce n’est certes pas s’avilir, c’est bien plutôt se relever que de s’abaisser pour ceux qu’on aime. Et l’Évangile est la religion de ce relèvement-là comme de tous les autres.
Le monde est rempli de misères qui se dérobent aux regards de l’égoïste ou de l’indifférent. Aimez ! et la charité vous rendra ingénieux à les découvrir, ces misères ; la sympathie vous rendra ingénieux à les soulager délicatement.
Voici à votre porte un malade. Vous ne vous doutez pas de son état, ou vous pensez que lui-même et les siens sont bien bons et suffisants pour subvenir à ce qui peut lui manquer, vous lui restez étranger… Aimez ! et vous voilà devenu le serviteur de ce malade, vous avez franchi le seuil de sa demeure, vous vous informez de son état, vous l’entourez de votre sollicitude, il n’est pas de soins si humbles que vous ne soyez prêt à lui prodiguer. Vous lui laverez les pieds s’il le faut.
Voici près de vous un affligé. Vous avez entendu parler de son malheur. C’est un récit qui vous a touché un instant, mais presque comme peut toucher une fiction. Vous n’y penserez plus quand vous aurez tourné le pas…. Aimez ! vous voilà devenu le serviteur de cet infortuné ; vous irez l’écouter, vous mettre à sa disposition ; vous entrerez dans sa douleur ; vous vous mettrez au courant de ses sentiments et de ses affaires. Vous porterez, la partie de son fardeau dont il lui sera possible de se décharger sur vous.
Voici des ignorants, des petits de ce monde, sur lesquels ne s’est pas encore levée la lumière divine de la vérité qui sauve, moins peut-être par leur faute que par celle des circonstances. Le milieu dans lequel ils ont vécu, les exigences d’un travail incessant, ont tourné et retenu jusqu’ici les regards de leur âme sur le rude et monotone sentier de l’existence, sans que personne soit encore venu leur montrer le ciel. Ils ne sont ni vos parents, ni vos proches. Vous pourriez bien comme tant d’autres vous dire : que m’importe?… Aimez! et vous voilà devenus serviteurs de ces frères pour leur porter la parole de Dieu, la leur expliquer, leur distribuer enfin le pain dont vivent les âmes.
Voici des êtres tombés, dégradés, auxquels ce monde, hélas ! et peut-être les honnêtes gens de ce monde plus que tous les autres, ne témoignent pas seulement de l’indifférence, mais du mépris, du repoussement… Aimez! et vous voilà devenus les serviteurs de ces gens-là pour les chercher et les sauver ! vous vous mettrez à leur place, vous entrerez dans le détail des circonstances qui ont pu entraîner leur ruine morale, vous deviendrez plus indulgents à mesure que vous les connaîtrez mieux ; à mesure aussi vous deviendrez plus jaloux, de retirer de la boue leur âme, cette perle de grand prix, et vous comprendrez ce qui faisait dire au Sauveur avec une si profonde connaissance des secrets de la vie éternelle : Le Fils de l’homme est venu non pour les justes mais pour les pécheurs, et je vous dis en vérité qu’il y a plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance !
Voici des infirmes, des idiots, des êtres totalement disgraciés, les rebuts de l’humanité. Qui voudrait s’en occuper? En valent-ils seulement la peine?… Un homme les aime, et le voilà devenu leur serviteur pour soigner leurs corps débiles et réveiller leur âme engourdie. Des prodiges de relèvement s’accomplissent et le plus relevé de tous est celui qui s’est abaissé pour tendre la main à ce qu’il y avait de plus bas sur la terre.
Voici dans de lointains climats, une classe entière de la société réduite en esclavage, des malheureux achetés, vendus, traités comme un vil bétail… Quelqu’un les aime, et le voilà devenu le serviteur de ces esclaves, travaillant à leur émancipation, à leur bien-être, à leur salut, et devenant lui-même un Wilberforce ou un Buxton, un Henri Beecher ou un Lincoln.
Que dirai-je encore?… Voici l’humanité souffrante et perdue. De toute part, ce ne sont que misères physiques et misères morales, pauvreté, deuil, maladie, oubli de Dieu, indifférence à la seule chose nécessaire, vice, perdition. Vous passeriez au travers de ce champ de misère, en ne songeant comme tant d’autres qu’à vous y ménager pour vous-même une vie douce et facile, sans vous soucier des autres… Aimez! et vous voilà devenus les imitateurs et les continuateurs, non pas tous à des places éminentes, mais tous à des places également utiles et bénies, de Celui qui est venu sur la terre, non pour être servi, mais pour servir, pour publier la liberté aux captifs, annoncer l’Evangile aux pauvres, chercher et sauver ce qui était perdu ; et qui, dans l’accomplissement de son œuvre, ne craignait ni de souiller ses pieds en allant de lieu en lieu pour faire le bien, ni de souiller ses mains divines en lavant les pieds de ses disciples.
Voilà, mes frères, la triple leçon qui ressort de l’exemple que le Sauveur nous donne dans mon texte :
Une leçon de pratique chrétienne, sur le devoir pour tout enfant de Dieu de se consacrer au service de ses frères.
Une leçon sur la condition de ce service : l’humilité.
Une leçon sur le principe d’où seulement il peut découler : la charité.
Est-il besoin de vous le faire remarquer, maintenant ? La charité dans l’humilité, portant pour fruit un dévouement effectif de toute la vie au bien d’autrui, dans le sens le plus varié et le plus étendu ; c’est le résumé de toute la loi chrétienne pour toutes les classes et toutes les conditions imaginables, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre, depuis le plus savant jusqu’au plus ignorant, depuis le plus illustre jusqu’au plus obscur, depuis ces héros chrétiens dont les noms appartiennent à l’histoire et ceux qui sont doués pour marcher sur leurs traces, jusqu’à la pauvre idiote morte dernièrement en paix dans les asiles de la Force, après avoir passé les dernières années de sa vie à chasser les mouches de la figure des malades.
Rien n’est petit ici : tout est grand. Et Jésus semble bien avoir voulu nous le montrer, en plaçant l’exemple obscur qui a fait l’objet de nos réflexions tout à côté de la consommation suprême de son grand sacrifice. — Mourir sur la croix, mourir pour la Rédemption de l’humanité, c’est mon service, c’est la forme sous laquelle je suis appelé, moi, à montrer en définitive mon amour par mon dévouement, dans l’abnégation. Étant le plus grand, c’est à moi de descendre le plus bas. Vous ne verserez pas comme moi votre sang peut-être, vous ne mettrez pas votre âme en oblation surtout, parce que vous n’êtes pas la Parole faite chair ; mais vous pouvez vous laver les pieds les uns aux autres. Et mon esprit, mon exemple, sont là tout entiers. Je vous ai donné un exemple, afin que comme je vous ai fait, vous fassiez de même. Vous ne pouvez pas accomplir de grandes réformes dans le monde ; vous ne pouvez pas évangéliser des contrées entières ; vous ne pouvez pas fonder de ces institutions qui multiplient par centaines et par milliers les fruits de la bienfaisance ou du zèle chrétien ; vous ne pouvez pas rendre à la vérité le service de l’illustrer par les travaux de la pensée et du génie…. Cela est l’œuvre de quelques-uns que Dieu se choisit de temps à autre quand il en a besoin. Mais vous pouvez aimer, et par amour vous abaisser pour servir le prochain dans les intérêts de son corps ou dans ceux bien plus précieux de son âme ; vous pouvez vous laver les pieds les uns aux autres : Je vous ai laissé cet exemple afin que vous fassiez de même.
J’aime, mes frères, vous laisser avec cet exemple devant les yeux et cette leçon dans l’esprit. Elle est simple, elle est claire, elle est complète ; elle est pour tous la même. J’y joins deux réflexions également très simples et pour tous d’une égale importance.
Voici la première : Il ne suffit point d’avoir une leçon dans l’esprit et un exemple devant les yeux.
Ici la pratique est tout. Jésus l’entend bien ainsi quand il complète son instruction par ces mots : Vous savez ces choses, vous êtes bienheureux si vous les faites ! Gardons-nous de nous complaire exclusivement dans la connaissance ou dans l’exposition de la loi de Christ ! gardons-nous de faire consister notre vie chrétienne en des enseignements et en des émotions ! Il n’y aurait à cela qu’une satisfaction trompeuse et vide. L’Évangile ne présente jamais la bénédiction que comme une conséquence de la fidélité. Et comme la fidélité est à la portée de tout le monde, cela fait que la bénédiction aussi est le privilège mis à la portée de chacun. — A l’œuvre donc ! Vous ne pouvez prétexter votre ignorance. Vous savez ce qui vous est demandé. Vous savez ces choses ; vous êtes bienheureux ! quelle que soit l’humble sphère dans laquelle vous êtes placés, vous êtes bienheureux,… si vous les faites ! Il y a tout le bonheur dont vous êtes capables dans la voie de dévouement, si obscure soit-elle, que le Seigneur ouvre devant vos pas,… pourvu que vous y marchiez ! Croyez-le, vous qui avez des-doutes dans l’esprit : la réponse à vos questions angoissées, la paix, le bonheur de votre âme, est à ce prix. Croyez-le, vous qui avez le cœur plein de larmes : la consolation, le bonheur dans l’affliction, est à ce prix. Croyez-le, qui que vous soyez ! c’est Jésus-Christ lui-même qui vous le déclare, c’est l’expérience de tous les saints qui confirme sa déclaration.
Mais, et c’est ici ma seconde réflexion : pour agir, il ne suffit pas d’avoir un exemple devant les yeux et une leçon dans l’esprit ; il faut encore et surtout avoir dans le cœur un mobile. Or, mes frères, Dieu ne vient-il pas lui-même au-devant de nous ? Dans quelques jours à peine nous allons être conviés à ces grandes solennités de Pâques, qui remettent si vivement devant nos yeux le drame entier de notre Rédemption. Nous repasserons par tous ces souvenirs, déjà tant de fois évoqués sans doute, mais si bien faits pour nous pénétrer de sentiments toujours nouveaux. Nous repasserons avec celui qui a donné pour nous sa vie, tour à tour par l’agonie de Gethsémané, par les scènes du Sanhédrin, du prétoire, du Calvaire, de la Résurrection ; nous serons invités à nous approcher de la table sacrée pour communier à son corps rompu, à son sang répandu pour nous. — Ah ! si seulement nous voulons entrer dans l’esprit de ces souvenirs et de ce sacrement, avec quelle puissance ne nous répéteront-ils pas la parole de l’évangéliste : Comme il avait aimé les siens, il les aima jusqu’à la fin ! Et quelle vertu n’auront-ils pas pour consacrer et nous faire mettre à exécution, une sainte résolution, si nous la prenons aujourd’hui !
Dieu veuille nous la mettre au cœur et nous donner à tous d’avancer humblement, mais fidèlement, dans cette voie de renoncement et de dévouement par laquelle Jésus-Christ nous a devancés dans la gloire éternelle, et sur laquelle il a laissé pour ceux qui le suivent tant et de si désirables bénédictions !
Amen !