Nous venons de voir et de critiquer la fausse acception de la loi morale (celle où elle est considérée comme le fait primitif d’où dérive l’obligation). Mais, à côté de cette fausse acception, il y en a une vraie : celle où la loi morale est considérée comme dérivant de l’obligation. Cette acception c’est la nôtre. Car, de ce que l’impératif de conscience soit en son essence une pure obligation, c’est-à-dire un phénomène d’ordre volitionnel-émotif pur (une émotion, un sentiment de la volonté), il ne résulte pas qu’il ne puisse et ne doive devenir une idée ; nous ne contestons pas l’existence de la loi morale comme idée du devoir, c’est-à-dire comme fait de raison ou de pensée. A ce titre, comme ne précédant pas l’obligation, mais comme procédant de l’obligation, il y a très certainement une loi morale (il serait puéril de le nier), c’est-à-dire une règle rationnelle des actes et de la conduite, qui vit comme telle dans les esprits humains.
Or, comment cette règle ou loi rationnelle du devoir se forme-t-elle ? Il me semble, de deux manières concomitantes :
1) La loi morale est l’interprétation intellectuelle directe par la raison du pur sentiment d’obligation. Elle est la transcription ou la traduction en idée du caractère obligeant, c’est-à-dire impératif et sacré du phénomène d’obligation. De là ce qu’il y a de loi dans la loi, de règle dans la règle morale ; de là son autorité, son caractère autoritatif. Cela est fixe, immuable et ferme comme l’obligation elle-même.
2) La loi ou règle morale se constitue par la synthèse abstraite, par la généralisation, intellectuelle elle aussi, des jugements moraux concrets qu’énonce le sujet (individuel et collectif) sous le contrôle de l’obligation, dans un temps et un milieu donnés. Cela, c’est le contenu de la loi ou règle morale, son élément mobile et variable, variable avec les temps et les lieux, variable avec le ou les sujets. (On devrait peut-être attribuer à la formation de la loi ou de la règle morale un troisième facteur, un facteur plus sourd, non encore parvenu à la lumière de la raison, non encore formulé en idée : celui de l’instinct dérivé, le facteur de l’habitude individuelle et collective, lequel, quoique obscur et sourd, a une grande puissance et forme en quelque sorte la source où vient puiser la raison pour formuler les jugements concrets des devoirs.)
Cette double (ou triple) formation de la loi morale, parfaitement conforme à notre conception, nous semble rendre compte parfaitement aussi d’un caractère de la loi morale qui a toujours fait le tourment et la perplexité des moralistes : le caractère hybride, à la fois fixe et flottant, qu’elle revêt dans les esprits. En un sens, rien de plus fixe que la loi morale, rien de plus un, rien de plus constant ; en un autre sens, rien de plus flottant, de plus mobile, de plus divers. Pour ceux qui font de la loi morale le principe de l’obligation, le problème reste insoluble, ou à peu près. Pour nous, qui faisons de l’obligation de conscience le principe de la loi morale, il se résout de la manière que nous venons de dire. La fixité s’explique par la traduction directe du caractère obligeant de l’obligation à la raison ; la mobilité s’explique par celle des jugements concrets dont la loi morale est la synthèse.