Mais poursuivons maintenant notre route et voyons quel enseignement nous donne la Loi sainte sur la divinité. L’Ange de Dieu parle à Agar, et ce même Ange est Dieu. Le fait qu’il soit Ange de Dieu impliquerait-il qu’il ne soit pas vrai Dieu ? Car ce titre semble indiquer une nature inférieure, et là où le nom laisse entendre une nature différente de celle de Dieu, il y a lieu de mettre en doute que cette nature soit celle du vrai Dieu.
Mais déjà le livre précédent nous a prouvé toute la fragilité de cette objection[11]. Le nom d’Ange souligne une mission bien plus qu’une nature. Et le prophète en est témoin, lui qui déclare : « Il fait des vents ses anges, et prend pour serviteurs un feu brûlant » (Psaumes 104.4). Un feu brûlant lui sert donc de serviteurs et ses anges sont un vent qui s’élève. Cette manière de s’exprimer nous dépeint la nature et la puissance de ces messagers qui sont appelés ici : « anges » et « serviteurs ». Ce vent devient donc un « ange », et ce feu brûlant un « serviteur » de Dieu ; leur nature est en fonction de leur mission de messager et de serviteur.
[11] Cf. Livre IV, 23 et 26.
La Loi donc, ou plutôt Dieu par la Loi, voulant faire connaître à notre intelligence une personne dont le nom est le Père, appelle Dieu le Fils : « Ange de Dieu », c’est-à-dire le messager de Dieu. Ce titre de messager laisse percevoir le sens de sa mission, mais le nom qui lui est donné confirme la vérité de sa nature, puisqu’on l’appelle : « Dieu ». Ce texte exprime donc l’économie de la manifestation de Dieu et ne concerne pas sa nature. Car nous n’affirmons pas autre chose que Dieu le Père et Dieu le Fils ; nous les déclarons égaux selon le nom qui exprime la nature, en sorte que la naissance de Dieu le Fils Unique du sein du Dieu Innascible, exprime la vérité de Dieu.
A cet égard, le fait de désigner Dieu envoyé et Dieu qui envoie, ne nous enseigne rien d’autre que l’existence du Père et du Fils. Cela n’enlève pas au Fils sa véritable nature divine et ne le prive pas de la qualité qui lui appartient en propre : être Dieu par naissance. Car personne ne songerait à le mettre en doute : le Fils a, de par sa naissance, la nature de son Père. De la sorte, à partir de l’Un, n’existe en l’Un rien qui puisse se distinguer de l’Un ; et ainsi ils sont Un, du fait que l’Un procède de l’Un.
O ferveur impatiente de la foi ! O silence que ne peut garder une parole qui brûle les lèvres ! Déjà, dans le livre précédent, nous avions débordé le cadre normal de notre enseignement : nous combattions alors les hérétiques qui parlaient en un sens impie du Dieu Un, et nous en avions fourni la preuve : Moïse avait bel et bien annoncé un Dieu et un Dieu ; et dans une hâte motivée par l’amour, bien que par trop impulsive, nous en étions venus à parler de ce que devait être une profession de foi sainte et vraie, concernant le Dieu Unique. Et voici qu’à présent encore, nous attardant à traiter d’une autre question, nous ne suivons pas l’ordre que nous nous étions fixés. Nous devions présenter le Fils de Dieu comme vrai Dieu, et voici qu’emportés par l’ardeur d’un souffle aimant, nous prenons les devants, et affirmons le Dieu vrai, dans le Père et le Fils !
Mais la vérité que désire établir notre foi doit respecter l’ordre qu’elle s’est proposée[12]. Ce que nous venons d’ébaucher est de nature à rassurer notre lecteur ; toutefois, nous aurons encore à traiter plus à fond ces questions pour décourager complètement notre adversaire[13].
[12] Livre VIII.
[13] Le livre VIII traite de l’unité de nature du Père et du Fils.
Nous le disions donc : le nom qui qualifie une fonction n’implique pas une différence de nature : celui qui est « Ange de Dieu » est Dieu. Mais le Fils ne serait pas un parfait « vrai Dieu » s’il n’avait pas à la fois promis et accompli les promesses de Dieu. Or il accroît la descendance d’Ismaël au point d’en faire un grand peuple, il promet que les nations qui porteront son nom se multiplieront : aussi, je te le demande, cela relève-t-il du rôle d’un ange ? Si c’est plutôt une œuvre de la puissance divine, pourquoi ne reconnais-tu pas la vraie nature de Dieu chez celui à qui tu ne peux ôter la puissance du vrai Dieu ? La puissance révélée par sa nature est donc liée avec la foi dans la vérité de sa divinité. Et dans toutes ces manifestations mystérieuses que son plan divin suscite pour le salut du monde, Celui qui est vrai Dieu ne saurait à aucun moment ne pas être le vrai Dieu.
Et d’abord, je voudrais bien savoir ce que signifie : « vrai Dieu » et : « pas vrai Dieu » ! Si tu m’affirmes, en effet : c’est du feu, mais ce n’est pas du vrai feu, ou bien : c’est de l’eau, mais ce n’est pas de la vraie eau, je ne vois pas très bien ce que tu veux dire ! Voilà qui m’intrigue : en quoi la vérité d’une nature diffère-t-elle de la vérité de cette même nature ? Si c’est du feu, ce ne peut être que du vrai feu ; si la nature du feu demeure, elle ne peut manquer d’être vraie. Enlève à l’eau ce qui la fait eau, et tu pourras alors faire qu’elle ne soit pas vraie eau. Mais tant que l’eau demeure, il est bien forcé que persiste en elle ce qui fait qu’elle est vraie eau ! Tant il est vrai que la nature d’une chose disparaît uniquement si cette chose n’existe plus ; mais tant que celle-ci demeure, de toute évidence sa nature ne peut pas ne pas être vraie.
Eh bien, ou le Fils de Dieu est vrai Dieu, s’il est Dieu ; ou s’il n’est pas vrai Dieu, il ne peut même pas être ce qu’est Dieu. Car s’il n’a pas la nature divine, il n’a pas droit au nom qui est l’apanage de cette nature. Par contre, si on lui reconnaît le nom propre à la nature divine, la vérité de cette nature ne saurait lui manquer.
Mais tu me diras peut-être qu’en ce texte où l’Ange de Dieu est appelé Dieu, on lui concède le nom propre à l’adoption ; on l’appellerait alors : Dieu, sans qu’il soit pour autant vrai Dieu. Si lui donner le nom d’Ange de Dieu nous enseigne qu’il y a en lui seulement un peu de nature divine, reconnais donc dans le nom qui caractérise la nature d’êtres bien inférieurs aux anges, le nom qui exprime par lui-même la vérité de Dieu ! Car c’est un homme qui s’entretint avec Abraham ; or Abraham, lui, adora Dieu (Genèse 18.3).
Et toi, hérétique qui propages la peste, tu nies qu’il est Dieu, celui qu’Abraham a reconnu ! Et tu attends pour toi, impie, les bénédictions promises à Abraham ? Ah non, s’il est le père des nations, il n’est pas ton père ! Sorti de sa famille, tu ne figures plus parmi ses descendants, toi que n’ont pas régénéré les bénédictions accordées à sa foi. Tu n’es même pas un de ces fils d’Abraham que Dieu pourrait faire surgir des pierres[14] mais plutôt un nid de vipères, toi qui te dresses en adversaire de sa foi ! Non, tu n’es pas « l’Israël de Dieu » (Ga 6,16), tu n’es pas de la souche d’Abraham, tu n’es pas justifié par la foi, car tu ne crois pas en Dieu. C’est par la foi, en effet, par la foi qui lui fit adorer celui en qui il avait cru, qu’Abraham fut justifié et établi père des nations[15].
[14] Cf. Matthieu 3.9.
[15] Cf. Genèse 15.6.
En vérité, ce patriarche bienheureux et fidèle adora Dieu ; quant à toi, accueille cette foi au vrai Dieu, « à qui rien n’est impossible » (Luc 1.37), comme lui-même l’affirme à son sujet[16]. Ou bien il y aurait-il quelqu’un d’autre que Dieu à qui tout serait possible ? Or à celui pour qui tout est possible, je voudrais bien savoir ce qui lui manque pour être le vrai Dieu !
[16] Cf. Genèse 18.14.
Dis-moi, quel est ce Dieu qui détruit Sodome et Gomorrhe ? « Le Seigneur fit tomber une pluie de feu, venant du Seigneur » (Genèse 19.24). Celui qui fait tomber cette pluie n’est-il pas le vrai Seigneur, et n’est-il pas vrai Dieu aussi celui d’où vient ce feu ? Qui d’autre que lui aurait fait tomber cette pluie et d’où aurait pu venir ce feu, sinon du Seigneur ? L’emploi de ces deux noms : « le Seigneurs, et : « le Seigneur » aurait-il un autre motif que celui de nous désigner la personne qui est en cause ?
Souviens-toi : selon ta profession de foi, tu déclares aussi : « seul juste juge » celui que tu appelles : « seul vrai Dieu[17] » Comprends-le : ce Seigneur qui fait pleuvoir du feu venant du Seigneur, ce Seigneur qui ne fait pas mourir le juste avec l’impie, ce Seigneur qui juge toute la terre, eh bien, c’est Dieu, le Dieu qui est juste juge et qui fait pleuvoir du feu venant du Seigneur.
[17] Lettre d’Arius, Trinité, IV, 12.
Oui, dans ces lignes, je cherche qui est ce « seul juste juge » dont tu parlais. Car je lis : « Le Seigneur fit pleuvoir du feu venant du Seigneur », et tu ne peux nier qu’il est « juste juge » celui qui fait pleuvoir du feu venant du Seigneur. Abraham, en effet, le père des nations, mais non pas des mécréants, affirme : « Tu n’accompliras pas un tel dessein, tu ne feras pas mourir le juste avec l’impie, il n’en sera pas du juste comme du coupable ! Toi qui juges la terre, tu n’exécuteras pas cette sentence ! » (Genèse 18.25). C’est donc évident : ce Dieu « juste juge » est aussi vrai Dieu !
Je te tiens, impie ! Je mets le doigt sur ton mensonge ! Et pourtant je n’offre pas encore à ton regard le Dieu juge des Evangiles, c’est la Loi qui me parle du Dieu juge. Enlève au Fils d’être juge pour rejeter qu’il est vrai Dieu. Car tu l’as reconnu : il est « seul vrai Dieu » celui qui est « seul juste juge », et, de ton propre aveu, tu ne peux nier qu’il est vrai Dieu, celui que tu présentes comme « juste juge ». Celui qui est « juste juge », c’est le Seigneur à qui tout est possible[18]. C’est celui qui promet les bénédictions éternelles, c’est le juge des hommes de bien et des coupables[19], c’est le Dieu d’Abraham, celui qu’adore ce patriarche. L’impudence impie et sotte de ton langage n’a plus qu’à trouver un autre mensonge d’où l’on pourra déduire que le Fils n’est pas vrai Dieu !
[18] Cf. Genèse 18.14.
[19] Cf. Genèse 18.25.
[20] En interprétation les théophanies du Christ à venir, Hilaire est fidèle à la tradition de l’Eglise, déjà représentée par Justin, Irénée, Prédication apostolique, 44-46. Voir J. Lebreton, Histoire du dogme de la Trinité, Paris, 1927, II, 463-468 ; 594-601 ; 663-674.
Les manifestations visibles du Fils, dues à la bienveillance céleste, n’altèrent pas la vérité de sa nature divine, et leur aspect, adapté au regard de la foi, ne trompe pas les saints qui en sont l’objet. Car les significations secrètes et profondes de la Loi préfigurent le mystère du dessein de Dieu révélé dans l’Evangile : le patriarche voit et croit ce que l’Apôtre contemple et proclame. Car si « la Loi est l’ombre des réalités à venir » (Hébreux 10.1), l’aspect que revêt cette ombre exprime la réalité du corps qui la projette, c’est-à-dire les « réalités à venir ».
Dieu est vu, cru, adoré comme homme, car il devait naître comme homme dans la plénitude des temps. Pour se présenter au patriarche, il revêt, de fait, une forme humaine qui préfigure la réalité à venir. En ce temps-là, Dieu se contenta de se montrer sous l’aspect d’un homme, mais sans naître dans un, corps ; plus tard, il naquit tel qu’il avait été vu. Ainsi, s’habituer à contempler la forme qu’il devait prendre, aidait à croire en la vérité de celui qui allait naître. Là, Dieu prend une forme extérieure pour être vu homme, selon la faiblesse de notre nature ; ici, en raison de la faiblesse de notre nature, il naît, tel qu’il était apparu. L’ombre prend corps, l’apparence devient vérité et la vision nature. Cependant Dieu demeure immuable en lui-même, qu’il se manifeste à nous sous une apparence humaine ou qu’il naisse comme homme, bien que naissance ou vision aient des caractères spécifiques communs : Dieu apparaît tel qu’il naîtra, et il naît tel qu’il était apparu.
Mais nous n’en sommes pas encore à comparer les récits évangéliques avec ceux des prophètes. Suivons donc à présent l’ordre que nous nous étions proposé en partant de la Loi. Car il nous restera encore à prouver par les Evangiles la vérité de la naissance humaine du véritable Fils de Dieu ; actuellement, nous démontrons, à partir de la Loi ce point précis : le Fils de Dieu, vrai Dieu, s’est laissé voir, de temps à autre, aux patriarches sous l’aspect d’un homme. Or, puisqu’Abraham l’a vu comme homme et l’a adoré comme Dieu en le reconnaissant comme juge, et puisque la Loi nous parle du Seigneur qui fait pleuvoir du feu venant du Seigneur, il n’y a pas à en douter, par cette formule : « Le Seigneur fit pleuvoir du feu venant du Seigneur », elle nous désigne le Père et le Fils. S’il n’en était pas ainsi, il nous faudrait conclure : alors qu’il adore celui qu’il reconnaît comme Dieu, le patriarche ne se doute pas qu’il n’adore pas le vrai Dieu !
De fait, ces renégats qui n’ont guère le sens de Dieu, éprouvent une difficulté qui n’est pas mince pour entrer dans l’intelligence de la vraie foi. Car la formulation d’une sainte doctrine a du mal à pénétrer une pensée rétrécie par un manque d’ouverture aux réalités divines. De là vient qu’un esprit fermé à Dieu ne saisit pas les merveilles accomplies par celui-ci, lorsqu’il naquit dans la chair pour accomplir dans la chair le mystère du salut de l’homme. Il ne comprend pas que l’œuvre de son salut est « puissance de Dieu »[21]. Les hérétiques considèrent bien l’accouchement qui donna le jour au Fils, la faiblesse de l’enfance du Christ, les progrès de son adolescence, le temps de sa jeunesse, les souffrances de son corps, les douleurs du crucifiement, sa mort sur une croix, mais ils n’arrivent pas à se persuader qu’il s’agit là du vrai Dieu. De fait, tout cela est en lui conséquence de la nature humaine qu’il assuma ; avant qu’il la prenne, sa vraie nature divine n’avait que faire de ces sujétions. De la sorte, il ne perd pas sa véritable nature, et, fait homme, il ne cesse pas d’être Dieu, puisque, lui qui est Dieu, commence à devenir homme dans le temps.
[21] Romains 1.16 ; 1 Corinthiens 1.18-2.5.
Et c’est bien là ce qu’ils ne veulent pas admettre : c’est par la puissance du vrai Dieu que Dieu devient ce qu’il n’était pas, tout en ne cessant pas d’être ce qu’il était. Car assumer la faiblesse d’une nature humaine ne saurait se faire sans l’intervention de la force d’une nature toute-puissante qui, tout en demeurant ce qu’elle est, peut être cependant ce qu’elle n’était pas[22].
[22] Selon Hilaire, l’Esprit saint qui a pris la Vierge sous son ombre, dans la conception du Christ, est le Verbe de Dieu lui-même. Preuve de la puissance du Fils de Dieu qui forme son propre corps. Trinité, II, 24.
O manque d’intelligence de l’hérésie ! O sotte sagesse du monde ! Elle ne comprend pas que les opprobres du Christ sont puissance de Dieu, elle ne saisit pas que la sottise de la foi est sagesse de Dieu ! Alors, pour toi, le Christ n’est donc pas Dieu, puisque naît Celui qui était, puisque l’immuable grandit en âge, l’impassible souffre, le Vivant meurt, puisque voilà vivant Celui qui était mort, puisque tout en lui contredit la nature ! Mais, je te le demande, être Dieu, n’est-ce pas être Tout-Puissant ?
O saints et vénérables Evangiles, je n’ouvre pas encore vos pages pour y voir le Christ Jésus demeurer Dieu au milieu de toutes ses souffrances. Vous prenez en effet, origine dans la Loi ; aussi est-il bon que ce soit elle qui nous apprenne qu’en assumant la faiblesse de notre chair. Dieu ne cesse pas d’être Dieu. Car la puissance qu’il déploie dans les mystères de son œuvre rédemptrice confirme la vérité de notre foi[23] !
[23] Thème cher à tous les Pères, à Augustin surtout : Ce qui se cache dans l’Ancien Testament se dévoile dans le Nouveau.
Viens à mon aide, ô saint et bienheureux patriarche Jacob, viens à mon aide et que l’Esprit qui inspira ta foi soit maintenant avec moi pour combattre les sifflements empoisonnés de l’incroyance ! Tu l’emportes dans ta lutte avec l’homme, et pourtant tu le supplies de te bénir, bien que tu sois le plus fort[24] ! Dis-moi, qui donc est cet être faible que tu pries ? Qu’attends-tu d’un si chétif adversaire ? Toi, le vainqueur, tu enserres de ton étreinte celui dont tu implores la bénédiction ! Le vouloir de ton esprit contredit ton attitude, car tu penses autrement que tu agis. Au cours de ta lutte, tu tiens à ta merci un homme réduit à l’impuissance. Mais cet homme est pour toi le vrai Dieu, non seulement de nom, mais par nature. Car ce n’est pas la bénédiction d’un Dieu par adoption que tu implores, ô patriarche ; tu attends d’être béni par le vrai Dieu !
[24] Cf. Genèse 32.26.
Oui, tu luttes avec un homme, mais tu vois Dieu face à face[25]. Tu ne perçois pas de tes yeux corporels celui que tu contemples par le regard de la foi. Pour tes sens, c’est un homme faible, mais ton âme est sauvée, parce que tu as reconnu Dieu en lui. Tu es Jacob au cours de la lutte, mais après avoir cru en la bénédiction que tu implores, te voilà Israël ! Selon la chair, cet homme est livré entre tes mains pour préfigurer le mystère de sa Passion dans la chair. Mais tu ne l’ignores pas : Dieu se cache sous la faiblesse de la chair, en raison du plan mystérieux qui désire nous accorder la bénédiction dans l’Esprit. Le voir de tes yeux n’est pas un obstacle pour ta foi ; la faiblesse de ton adversaire ne t’empêche pas d’implorer sa bénédiction. Il est homme, mais cela ne s’oppose pas à ce que cet homme soit Dieu ; tu ne dis pas de celui qui est Dieu : il n’est pas vrai Dieu. Car il est impossible qu’il ne soit pas vrai Dieu, celui qui te prouve qu’il est Dieu en te bénissant, en changeant ton nom, en t’appelant : Israël[26] !
[25] Genèse 32.31.
[26] Israël signifie « celui qui a vu Dieu ». En réalité le nom signifie celui qui lutte avec Dieu.
L’ombre qu’est la Loi contient encore maintenant les grandes lignes de la doctrine cachée dans l’Evangile ; elle ne saurait s’écarter du vrai et préfigure en ses mystères la vérité de l’enseignement des Apôtres.
Le bienheureux Jacob vit Dieu en songe durant son sommeil[27]. Il s’agissait là d’une vérité secrète, révélée en rêve, et non d’une vision corporelle. Car ce rêve lui montra des anges descendant du ciel par une échelle et y remontant, tandis que Dieu se tenait en haut de l’échelle. L’interprétation que Jacob donna de sa vision est une prophétie qui livre la clé du songe. En effet, les paroles du patriarche : « Ce lieu est la maison de Dieu et la porte du ciel » (Genèse 28.17) nous montrent qui lui est apparu. Suit un long passage qui nous raconte les aventures de Jacob, puis nous lisons : « Dieu dit à Jacob : Lève-toi, monte à Béthel et reste là-bas. Tu y feras un sacrifice au Dieu qui t’est apparu lorsque tu fuyais la face d’Esaü » (Genèse 35.1).
[27] Cf. Genèse 28.12-17.
Si la foi en l’Evangile nous donne accès à Dieu le Père par Dieu son Fils, et si Dieu ne peut être compris que par Dieu, montre-nous pourquoi le Fils ne serait pas vrai Dieu, car ici, tu entends Dieu demander à Jacob de rendre honneur au Dieu qui se tenait en haut de l’échelle. Ou bien dis-moi quelle différence de nature sépare les deux : l’un et l’autre portent le nom qui caractérise une seule et même nature : Jacob voit Dieu, Dieu lui parle du Dieu qui lui est apparu. Dieu ne peut être compris que par Dieu, de même Dieu ne reçoit nos hommages que par Dieu. Car pour comprendre que Dieu doit être honoré, Dieu doit nous apprendre à qui rendre hommage, et pour connaître Dieu, il doit nous être révélé. L’économie des mystères divins suit ses lois : Dieu nous apprend comment honorer Dieu. Et puisque le nom exprime la nature, le Père et le Fils ne peuvent qu’être Dieu. L’un et l’autre possèdent un seul nom qui traduit la nature d’un seul Dieu. Je me demande bien, en ce cas, comment Dieu le Fils descendrait de son rang au point de ne plus être vrai Dieu !
Ne portons pas sur Dieu des jugements trop humains. Notre nature est incapable de s’élever par ses propres forces à la connaissance des réalités célestes. Nous devons apprendre de Dieu ce qu’il nous faut connaître de Dieu, puisque nous ne connaîtrions rien, si Dieu n’était à la base de notre savoir. Instruisons-nous à fond des sciences profanes, menons une vie intègre, notre cœur y trouvera son plaisir, mais notre connaissance de Dieu n’en tirera nul profit.
Moïse fut adopté par la Reine d’Egypte et instruit dans toutes les sciences des Egyptiens ; puis l’emportement de sa nature le porta au meurtre d’un Egyptien pour venger la mort d’un Hébreu[28]. Mais il ne connaissait pas encore le Dieu qui avait béni ses pères. Il quitta donc l’Egypte, dans la crainte que son homicide ne fut découvert et devint pasteur de brebis, sur la terre de Madian. C’est alors qu’il voit du feu dans un buisson, et ce buisson ne se consumait pas. Il entend la voix de Dieu, lui demande son nom et apprend à connaître sa nature. Ce sont là vérités sur Dieu qui ne peuvent être connues que si Dieu nous en instruit. Nous ne saurions rien dire sur Dieu sinon ce qu’il enseigne sur lui à notre intelligence.
[28] Cf. Exode 2.12.
C’est l’Ange de Dieu qui apparaît au milieu du feu, dans le buisson[29] et dans ce buisson, au milieu du feu, Dieu prend la parole. Par ce nom d’Ange, tu discernes les relations entre les personnes divines, car « ange » désigne une fonction, et non la nature divine ; par le nom attaché à cette nature, tu reconnais qu’il s’agit ici de Dieu, car l’Ange de Dieu est Dieu. Mais peut-être n’est-il pas vrai Dieu. Ne serait-il pas vrai Dieu « le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Exode 3.6) ? Car l’Ange dont la voix sort du buisson, est bien leur Dieu pour l’éternité.
[29] Cf. Exode 3.2.
Mais ta ruse risque de profiter de cette occasion pour insinuer qu’on lui donne ce nom par adoption ; aussi le texte nous précise que c’est Dieu, « celui qui est », qui s’entretient avec Moïse. Car voici ce qui est écrit : « Le Seigneur dit à Moïse : Je suis celui qui est. Et il dit : Tu diras aux fils d’Israël : celui qui est m’a envoyé vers vous » (Exode 3.14).
L’Ange de Dieu commence donc à prendre la parole pour nous faire entrevoir le mystère du salut de l’homme dans le Fils. Le même Ange dit encore être le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, puisque c’est là le nom qui lui convient par nature. Ensuite, ce Dieu qui est envoie Moïse à Israël, pour nous faire vraiment comprendre qu’il est ce que Dieu est.
Pour répondre à cela, quels nouveaux mensonges ton esprit égaré inventera-t-il ? O sottise inefficace de l’hérétique impie ! Toi qui t’élèves contre l’enseignement de tant de patriarches, tel un semeur nocturne, jetteras-tu parmi leur riche froment la semence de ton ivraie, tout juste bonne pour le feu ? Si tu croyais à Moïse, tu croirais aussi à Dieu le Fils de Dieu, à moins peut-être que tu ne mettes en doute que Moïse ait parlé de lui ! Si tel est ton propos, écoute la parole de Dieu : « Si vous croyiez à Moïse, vous croiriez aussi en moi, car c’est de moi qu’il a écrit » (Jean 5.46).
C’est donc Moïse qui t’accuse avec force, et tout le livre de la Loi t’accuse, cette Loi « édictée par le ministère des anges et reçue de la main du médiateur » (Galates 3.19).
Examine si celui qui a donné la Loi ne serait pas le vrai Dieu, puisque celui qui a fait ce don devait, à coup sûr, être médiateur. Ne serait-ce pas pour rencontrer Dieu que Moïse conduit son peuple au pied de la montagne ? Dieu ne serait-il pas descendu sur son sommet[30] ? Son nom de Dieu serait-il le nom d’un faux Dieu ou d’un Dieu par adoption, plutôt que celui qui convient à sa nature ? Déchiffre le sens de tout ceci : la sonnerie des trompes, la lueur des flammes, la fumée embrasée qui s’élève de la montagne, comme le brasier d’une fournaise, le peuple qui tremble de peur, conscient du peu de chose qu’est l’homme en face du Dieu qui vient, sa prière, avouant qu’il préfère entendre Moïse lui parler plutôt que de mourir, frappé par la voix de Dieu[31] !
[30] Cf. Exode 19.38.
[31] Cf. Exode 20.19.
Voyons, hérétique, pour toi, n’est-il pas vrai Dieu celui dont Ja voix remplit Israël d’une telle crainte ? La faiblesse humaine ne supporte pas cette voix ! Pour toi, il ne serait donc pas vrai Dieu du fait qu’il t’ait parlé par le canal de cette faiblesse humaine, pour te permettre de le voir et de l’entendre. Moïse gravit la montagne ; durant quarante jours et quarante nuits, il y reçoit la connaissance des mystères divins et célestes ; « il fait tout selon le modèle » de la vérité « qui lui a été montré sur la montagne » (Hébreux 8.5). Dieu s’entretient familièrement avec lui ; aussi Moïse reflète-t-il sur sa face la splendeur d’une gloire dont personne ne peut soutenir l’éclat, et la lumière impossible à supporter de la majesté divine dont il fut si proche, transfigure l’aspect de son visage d’homme périssable. Moïse rend témoignage à Dieu ; il parle à ce Dieu. Il invite les anges de Dieu à s’unir à la joie des nations pour adorer Dieu (Deutéronome 32.43)[32], il souhaite que les meilleures bénédictions de Dieu descendent sur le front de Joseph (Deutéronome 33.16). Et après tout cela, puisqu’on lui accorde au moins le nom de Dieu, qui donc oserait nier qu’il s’agit ici du vrai Dieu ?
[32] Hilaire suit le texte des Septante.
A présent, nous estimons avoir démontré par tout cet exposé, qu’aucune raison de l’intelligence ne saurait être avancée pour laisser supposer à l’esprit humain une distinction quelconque entre un vrai Dieu et un faux Dieu ; la Loi nous parle en effet, d’un Dieu et d’un Dieu, d’un Seigneur et d’un Seigneur. Les noms employés et les natures désignées par ces noms ne laissent entendre aucune différence ; ainsi, d’après le nom donné à la nature, il est aisé de déduire la nature que souligne ce nom, puisque la majesté de Dieu, la puissance de Dieu, la réalité de Dieu, le nom de Dieu sont en celui que la Loi appelle Dieu. Cette même Loi, dans la mesure où elle nous achemine vers le mystère de l’Evangile, permet d’entrevoir la personne du Fils : nous voyons Dieu obéissant aux ordres de Dieu dans la création du monde ; au cours du modelage de l’homme. Dieu le Fils le crée selon une image commune au Fils et au Père ; lorsqu’il juge les habitants de Sodome, le Seigneur condamne par un feu venant du Seigneur ; l’Ange de Dieu est Dieu aussi bien lorsqu’il dispense ses bénédictions que lorsqu’il propose aux hommes les mystères de la Loi.
Ainsi, pour nous guider vers une affirmation de notre foi capable de nous assurer le salut, Dieu est toujours manifesté à la fois en Dieu le Père et en Dieu le Fils ; il nous enseigne la vérité de sa nature par le nom même donné à cette nature, puisque la Loi établit que l’un et l’autre sont Dieu, et ne laisse planer aucun doute sur la vérité de leur nature.