Une rencontre étrange et inattendue était réservée à Abraham, dans cette vallée royale, où il fut accueilli avec honneur après sa victoire. Parmi les rois venus au-devant de lui, il s’en trouvait un qui était en même temps prêtre du vrai Dieu. Cet homme organisa un sacrifice et un repas sacré ; Abraham reçut sa bénédiction et reconnut son sacerdoce en lui offrant la dîme des trésors qu’il avait enlevés aux ennemis et qui étaient sa propriété. Voici donc un des rois de Canaan, un descendant de Cham, qui connaît et adore le vrai Dieu et qui exerce un sacerdoce légitime et approuvé du Ciel. Melchisédec sert le Dieu qui a fait le ciel et la terre, et il reconnaît que ce Dieu, et nul autre, est le Dieu d’Abraham. Qui est cet homme ? C’est la première question que nous ayons à examiner. Nous le considérerons ensuite comme type de Jésus-Christ, et nous ferons enfin l’application de cette histoire à nous-mêmes.
Les savants juifs qui ont expliqué l’Ancien Testament, affirment que le roi de Salem n’est autre que le patriarche Sem. Ce dernier — qui devait vivre encore, dans l’âge le plus avancé — aurait exercé ici le sacerdoce primitif, et béni son arrière-petit-fils Abraham, qui descendait de lui à la neuvième génération. Les théologiens hébreux ne veulent pas admettre que, même parmi les descendants de Cham et de Canaan, pussent s’être conservés, malgré la malédiction de Noé, la connaissance de Dieu et un sacerdoce régulier. Mais Dieu n’est pas seulement le Dieu des Juifs et des Sémites ; de même qu’il y a eu un prophète en dehors d’Israël, parmi les païens de la Mésopotamie, Balaam, Dieu peut, dans sa miséricorde, avoir maintenu en dehors de la famille de Sem un reste de l’ancien sacerdoce patriarcal. Plusieurs anciens interprètes chrétiens voient dans Melchisédec le Fils de Dieu lui-même, qui serait apparu à Abraham sous une figure humaine pour le fortifier et le bénir, puis aurait disparu, exactement comme lorsque le Seigneur se révéla plus tard à lui sous les chênes de Mamré. L’auteur de la Genèse ne dit rien qui indique que le roi de Salem soit le Fils de Dieu. L’auteur de l’épître aux Hébreux semble, il est vrai, favoriser cette idée (chap. 7). « N’ayant ni commencement de jours, ni fin de vie, il demeure sacrificateur à toujours. C’est lui dont il est attesté qu’il est vivant. » Cependant, à prendre le sens précis de ses paroles, il dit simplement que Melchisédec est « semblable au Fils de Dieu. » Donc il n’est pas le Fils de Dieu lui-même. Il convient, par conséquent, de voir en lui un homme mortel, un roi de Salem, — c’est-à-dire de Jérusalem [note 20], — un prédécesseur de cet Adoni-Tsédec qui fut vaincu par Josué dans la grande bataille de Gabaon, puis saisi dans la caverne de Makkéda et exécuté par ses ordres (Josué ch. 10). Au temps d’Abraham, l’iniquité des Amorrhéens n’était pas parvenue à son comble ; la patience de Dieu les supportait encore, et un reste saint s’était conservé parmi eux. Au milieu de la corruption générale, la crainte de Dieu et l’antique sacerdoce patriarcal n’avaient pas disparu. Melchisédec est le dernier et digne représentant de ce sacerdoce vénérable, le dernier grand témoin de la religion primitive, déjà obscurcie partout ailleurs.
Abraham avait reçu une vocation nouvelle ; représentant d’un sacerdoce nouveau, des promesses spéciales reposaient sur lui et sur sa race ; Dieu avait conclu avec lui une nouvelle alliance. Il ne méprise pas néanmoins le dernier reste du vieux sacerdoce noachique ; il reconnaît en Melchisédec le porteur d’une révélation plus ancienne, et il honore en sa personne l’alliance primitive et déjà près de disparaître, entre Dieu et les premiers ancêtres du genre humain. D’autre part, Melchisédec ne témoigne pas peu d’estime pour ce nouveau venu, récemment arrivé d’Ur, en Chaldée ; c’est avec joie qu’il salue en lui un serviteur du vrai Dieu ; il croit à la révélation, à la promesse accordée à Abraham ; celui-ci se laisse à son tour bénir par lui. Comme le vieillard Siméon se réjouit à la vue du Sauveur nouveau-né, le prend dans ses bras, et bénit ceux auxquels est confié le saint enfant et avec lui l’espérance et l’avenir (Luc 2.25-35), — de même, dans la vallée royale, se rencontrent, par une dispensation divine, le dernier représentant d’une économie antique et bientôt disparue et le premier représentant d’une économie nouvelle, riche des espérances de l’avenir. Melchisédec, c’est l’astre qui se couche ; Abraham, c’est celui qui se lève. Les deux hommes de Dieu se tendent la main ; ainsi le lien est établi entre l’ancien et le nouvel ordre de choses ; dans l’un comme dans l’autre est invoqué et glorifié le même Dieu et le même Père.
Melchisédec est un type saisissant du Roi et du Sacrificateur éternel que nous adorons. Pendant longtemps, l’Ecriture ne parle plus de lui ; mais, après neuf cents ans, David le mentionne de nouveau. « Tu es sacrificateur à toujours, dit-il au Messie, selon l’ordre de Melchisédec » (Psaumes 110.4). C’est là une de ces grandes paroles qui brillent comme des phares et dont les rayons éclairent les siècles, un de ces mots puisés dans les profondeurs des desseins de Dieu, que nul ne connaît, sinon l’Esprit de Dieu lui-même. C’est une promesse pareille à celle de Jérémie parlant de l’alliance nouvelle que le Seigneur fera avec la maison d’Israël, lorsqu’il écrira sa loi dans le cœur de son peuple (Jérémie 31.31). David annonce un sacerdoce nouveau et impérissable, dont le Messie sera le porteur, et qui s’unira chez lui à la royauté. Devant ce sacerdoce parfait du Roi éternel disparaîtra celui des sacrificateurs mortels, fils d’Aaron, comme les grâces temporelles de l’ancienne alliance devant les biens célestes de la nouvelle.
Tout, dans la personne de Melchisédec et dans la scène qui s’accomplit ici, nous offre un type de Jésus-Christ et de sa sacrificature. Melchisédec signifie « roi de justice. » Roi de Salem signifie « roi de paix. » L’un et l’autre nom préfigurent Celui qui est notre justice et notre paix, et qui, sous un ciel nouveau et sur une terre nouvelle, régnera en Prince de la paix et établira la justice parfaite. — Melchisédec réunit les deux dignités qui doivent demeurer séparées parmi les hommes et que le Christ seul a le droit de réunir sur sa tête, les deux couronnes dont il est parlé dans Zacharie (Zacharie 6.11-13). Dans l’ancienne alliance, nul ne pouvait être à la fois sacrificateur et roi ; les prêtres étaient pris dans la tribu de Lévi, et les rois, depuis David, dans celle de Juda, à laquelle le sacerdoce n’avait point été accordé. Dans l’Eglise chrétienne, il est contraire à la volonté de Dieu qu’un prêtre s’empare de la royauté, ou qu’un roi s’arroge la sacrificature. Les deux pouvoirs doivent demeurer séparés ; Christ seul est un « Melchisédec ; » dès maintenant son Eglise participe à son sacerdoce, mais elle n’aura part à sa royauté sur le monde que dans l’économie à venir. C’est donc le sacerdoce primitif, antérieur à la loi de Moïse, qui revit dans le Fils de Dieu et qui se réalise en lui dans sa perfection, pour subsister à toujours. Melchisédec paraît dans l’histoire « sans père, sans mère, sans généalogie », sans qu’il soit fait mention ni de sa naissance, ni de sa mort. Ce silence est significatif ; il marque d’autant plus clairement sa position exceptionnelle et son rapport typique avec le souverain sacrificateur céleste.
Ce rapport éclate d’ailleurs dans toute cette scène. Melchisédec apporte du pain et du vin. Il célèbre un sacrifice, non l’un de ces sacrifices sanglants, qui ont pour jamais pris fin avec la mort expiatoire du Christ ; mais un sacrifice pareil à la cérémonie sacrée qui se renouvelle incessamment dans l’Eglise jusqu’à ce que le Seigneur vienne, ou à l’offrande que lui-même présente à Dieu là-haut depuis son ascension. — Abraham est le père des croyants ; ce n’est pas Israël seulement, ce sont les chrétiens aussi qui regardent à lui comme à leur chef. Mais ici, il se trouve en face d’un homme dont il reconnaît la supériorité en acceptant sa bénédiction et en lui payant la dîme. Melchisédec disparaît ; mais son intervention dans la vie d’Abraham atteste qu’il existe un sacerdoce suprême et céleste, par lequel tous les croyants doivent être bénis et auquel ils doivent rendre hommage en lui offrant leurs dîmes. Le récit de Moïse nous présente donc, dans sa brièveté, un type admirable de la dignité et de l’activité sacerdotales que Jésus a revêtues lorsqu’il est retourné à son Père et qu’il a traversé le ciel pour entrer dans le Saint des saints et se présenter devant Dieu pour nous.
Nous sommes ici-bas étrangers et voyageurs, comme Abraham ; nous ne sommes pourtant pas comme des orphelins délaissés. Nous avons un souverain sacrificateur qui compatit à nos infirmités, parce qu’il a été lui-même tenté en toutes choses, comme nous, toutefois sans péché. Ayant souffert et ayant été tenté, il peut secourir ceux qui sont tentés ; parvenu à la perfection, il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent l’auteur d’un salut éternel ; il peut toujours et parfaitement sauver tous ceux qui s’approchent de Dieu par lui, parce qu’il est toujours vivant pour intercéder pour eux. Il nous a été donné pour chef ; il nous reconnaît pour ses membres, il supporte nos infirmités, il nous épargne, et travaille à notre sanctification ; il ne nous renie pas, il n’a pas honte de nous appeler ses frères, il nous protège, il intervient pour nous auprès du Père ; il lui présente son sacrifice, qui est aussi parfait que son amour, que lui-même, et il obtient pour nous la bénédiction que nous n’avions point méritée. Il envoie le plus précieux des dons, celui du Saint-Esprit, dont nous étions indignes. Il nous prépare une place dans la patrie céleste, où nous jouirons de biens qu’aucun œil n’a vus et dont l’esprit de l’homme ne peut même concevoir l’idée.
Si Jésus est le vrai Melchisédec, il convient qu’à l’exemple d’Abraham nous recherchions sa bénédiction, que nous lui rendions hommage comme à notre Roi, et que nous lui offrions nos dîmes, en signe de notre consécration absolue à son service. Nous confier en lui et l’aimer comme notre Rédempteur et notre avocat, n’est pas tout : nous devons aussi le craindre et l’adorer comme le Roi plein de majesté et lui obéir. Il veut être craint des siens ; il veut que rien ne soit à nos yeux plus saint et plus digne de respect que lui, en sorte que notre plus grande crainte soit de l’offenser, fût-ce par un regard ou par une pensée. « Pourquoi m’appelez-vous Seigneur, et ne faites-vous pas ce que je vous commande ? » (Luc 7.46 ; comp. Malachie 1.6).
Abraham revenait fatigué de son expédition, et ramenait sans doute les blessés avec lui. Melchisédec lui prépare, à lui et aux siens, un repas qui les fortifie. Le Seigneur aussi réconforte au moment voulu ceux qui sont las. Tant que nous sommes dans ce monde, nous avons à combattre, et il nous faut, pour ne pas succomber, des heures de paix et de repos. Où les trouver, si ce n’est auprès de lui ? Il vient au-devant de nous, il est vraiment parmi nous, il nous offre le pain de vie et nous présente la coupe de la délivrance. Heureuse l’Eglise à laquelle ces biens sont offerts toutes les fois que revient le saint jour du repos ! Et quand, fortifiés par ce repas sacré, nous rentrons dans nos demeures, ne craignons ni la peine ni les renoncements qu’il nous en coûtera pour obéir au Seigneur et nous montrer chrétiens fidèles dans la vie de chaque jour. Le type de Melchisédec doit s’accomplir encore une dernière fois, lorsque la lutte assignée ici-bas aux enfants de Dieu sera terminée et qu’on dira : Israël, entre dans ton repos ! Alors le sacrificateur céleste viendra au-devant des fidèles combattants qui auront tenu bon jusqu’au bout ; il leur apparaîtra dans sa gloire, il les réunira autour de lui ; il les consolera, et célébrera avec eux une Cène nouvelle et glorieuse dans le royaume des cieux.