Où l’on considère les illusions que l’amour-propre se fait, pour corriger les défauts qu’il trouve dans le bonheur qu’il recherche.
L’amour-propre sentant que la félicité mondaine est trop grossière pour satisfaire notre esprit, et qu’en effet un bonheur qu’il n’y a que le corps qui sente, ne doit point satisfaire notre âme. Il cherche à spiritualiser les voluptés corporelles pour nous tromper, en nous montrant qu’elles satisfont également l’âme et le corps. C’est pour cela qu’il a plu à l’amour-propre d’attacher à cette félicité grossière et charnelle la délicatesse des sentiments, l’estime de l’esprit, et quelquefois les devoirs même de la religion, en la concevant spirituelle, glorieuse et sacrée.
Car pour le premier, qui ne s’étonnerait en voyant ce prodigieux nombre de pensées, de sentiments, de fictions, d’écrits, d’histoires, que la volupté des sens à fait inventer ? Assemblez tous les livres qui ont été faits sur la morale, qui est la science de bien vivre, et comparez-les avec ceux qui ont été faits sur les plaisirs de l’intempérance et les actions qui en dépendent : vous trouverez qu’il n’y a point de comparaison à faire entre l’un et l’autre. A considérer ces actions sous leur forme naturelle, elles ont une bassesse qui rebute notre orgueil, laquelle consiste dans la conformité vile et abjecte qu’elles nous font avoir avec les autres animaux. Que fallait-il faire pour les élever et pour les rendre dignes de l’homme ? Il fallait les spiritualiser, les donner pour objet à la délicatesse de l’esprit, en faire une matière de beaux sentiments, inventer là-dessus des jeux d’imagination, les tourner agréablement par l’éloquence et par la poésie ; et enfin occuper éternellement toutes les facultés et toutes les lumières de l’âme raisonnable à faire entrer agréablement dans une âme orgueilleuse des plaisirs que goûtait un corps voluptueux. Je parle ici selon le préjugé du vulgaire ; car le corps en soi n’a point de sentiments. C’est pour cela que l’amour-propre a encore attaché de l’estime au plus honteux abaissement de la nature humaine. L’orgueil et la volupté sont deux passions qui, bien qu’elles viennent d’une même source, qui est l’amour-propre, ne laisse pourtant point d’avoir quelque chose d’opposé. La volupté nous fait descendre, au lieu que l’orgueil veut nous élever. La première nous fait porter l’image des bêtes, et la seconde l’image du démon. Aussi ces deux passions se combattent-elles fort souvent dans notre cœur, mais ce combat ne peut être agréable à un cœur qui voudrait conserver l’un et l’autre, et qui est presque également sensible au plaisir et à la gloire. Il faut les mettre d’accord, et pour cela il fait de deux choses l’une ; ou il transporte la volupté dans l’orgueil, ou il transporte l’orgueil dans la volupté, s’il m’est permis de m’exprimer de la sorte. Renonçant au plaisir des sens, il cherchera un plus grand plaisir à acquérir de l’estime, ainsi voilà la volupté dédommagée ; ou prenant la résolution de se satisfaire du côté du plaisir des sens, il attachera de l’estime à la volupté ; ainsi voilà l’orgueil consolé de ses pertes.
S’il n’y avait eu qu’un seul homme dans cette disposition, il n’aurait pas facilement réussi dans son dessein. Mais par malheur les hommes se ressemblant, ils s’entendent, et comme ils ont un penchant semblable, ils s’accordent sans peine à le consacrer.
C’est un ragoût pour le plaisir qui le rend beaucoup plus exquis, que la gloire que l’imagination déréglée des hommes y a attaché ; mais l’assaisonnement est encore bien meilleur lorsqu’on regarde ce plaisir comme un plaisir que la religion ordonne. Une femme débauchée, qui pouvait persuader dans le paganisme qu’elle faisait l’inclination d’un dieu, trouvait dans l’intempérance des plaisirs bien plus sensibles ; et un dévot qui se divertit ou qui se venge, sous des prétextes sacrés, trouve dans la volupté un sel plus piquant et plus agréable que la volupté même.
Ainsi on peut distinguer deux parties dans la félicité humaine dont nous parlons ; une partie grossière et sensible qui en est comme le corps ; et une partie plus déliée et plus délicate que nous nommerons son esprit. Il est certain que comme tous les sentiments de plaisir et de joie que nous avons dans le monde, grossissent le corps de cette félicité, toutes les illusions que l’amour-propre nous fait sur ce sujet, pour nous la faire paraître ou raisonnable, ou glorieuse, ou sacrée, tous les faux discours des hommes, qui parlent éternellement des objets de leur cupidité, toutes les mauvaises idées de l’éducation, qui à cet égard nous trompe en une infinité de manières, toutes les mauvaises lectures, toutes les études qui s’écartent de la piété, mille préjugés, mille maximes faussement établies servent à en augmenter l’esprit, et à faire entrer cette vaine félicité dans la plus haute partie de notre âme par l’estime, comme elle était déjà entrée dans la plus basse par le sentiment.
C’est ainsi que l’amour-propre prend ses mesures contre le premier défaut qu’il entrevoit dans sa prétendue félicité. Mais ce n’est pas en cela seulement qu’elle se trouve défectueuse. Elle est encore si mêlée qu’elle nous rend plutôt misérable qu’heureux, et c’est en cela que l’amour-propre aime encore à se faire illusion. Car appréhendant que la forte attention que nous ferons sur les défauts des biens du monde, sur les incommodités et sur les misères qui les accompagnent, ne nous désabusent à cet égard, il détourne notre considération de tout ce qui est le plus capable de nous faire sentir cette misère, qui accompagne les biens du monde. La chose est un peu difficile ; car comment se mettre au-dessus des preuves de sentiment ; mais cela n’empêche point que nous n’y réussissions par l’extrême désir que nous avons de nous tromper agréablement.
Pour bien comprendre cela, il faut savoir que comme le présent, quelque doux qu’il nous paraisse, et quelque inclination que nous ayons de sacrifier tout pour lui, paraît néanmoins trop court, il est trop borné à une âme, qui aime à s’étendre et à s’agrandir par imagination. Elle fait entrer presque toujours le passé et l’avenir dans l’idée de notre condition ; non le passé et l’avenir tels qu’ils sont dans la vérité, mais le passé et l’avenir tels que notre âme les souhaite. Notre état nous paraît donc un amas de biens qui nous suivent et qui nous précèdent. Par le souvenir des plaisirs que nous avons eus, nous nous rendons le passé présent, et par les idées des biens que nous espérons d’avoir dans le monde, nous anticipons sur l’avenir. Si nous portions sur toutes ces différences du temps une vue droite, nous trouverions dans le passé ce que nous trouvons dans le présent, c’est-à-dire des biens mêlés de beaucoup d’amertume. Car le bien que nous avons possédé, n’a pas été plus pur que celui que nous possédons, et celui que nous posséderons, n’est pas différent de celui que nous avons possédé. Mais comme l’âme aime à penser qu’à ce qui lui plaît, il arrive qu’elle retient les idées du bien qu’elle a possédé, parce que ces idées sont agréables, et qu’elle perd les idées du mal qui a été mêlé à ce bien, parce que ces idées ont quelque chose de triste, à moins que le mal passé nous tenant désormais lieu de bien, parce que nous en sommes délivrés, il ne peigne aussi une idée agréable dans notre esprit. A l’égard de l’avenir, nous ne le connaissons que par l’espérance. Or l’espérance a le bien pour objet et point du tout le mal. Le passé et l’avenir, dont l’un n’est plus et l’autre n’est pas encore, tenant un grand espace dans notre imagination et se présentant toujours avec ce qu’ils ont d’agréable, et jamais avec ce qu’ils ont de fâcheux, il ne faut pas s’étonner, s’il se forme peu à peu une idée lumineuse de notre bonheur, qui a bien de la peine à être détruite par le sentiment de notre misère. Nos joies passées subsistent encore ; les applaudissements dont on a récompensé notre mérite, nous paraissent réellement présents, parce que l’orgueil les a vivement peints dans notre imagination. Et que serait-ce si nous pouvions ajouter tels avantages que nous n’avons pas encore, à ce que nous possédons déjà, et si nous obtenions la fortune de ceux qui font l’objet de notre envie ? Ainsi par un second dérèglement de notre imagination qui a la même source que le premier, nous nous faisons une idée de ces biens, qui étant en la puissance d’autrui sont devenus les objets de notre cupidité, une idée agréable et flatteuse, parce que nous voyons ce qu’ils ont de brillant, et que nous ne pouvons voir toutes les peines qui les accompagnent. De sorte que l’idée de notre état, et l’idée de l’état des autres hommes, les images agréables du passé, mille espérances qui ont pour objet certain les incertitudes de l’avenir, frappant notre esprit incessamment, au lieu que les maux de l’avenir ne se font sentir que de temps en temps, il ne faut pas s’étonner si l’âme s’enivre, et si mille expériences ne peuvent la faire revenir de ses illusions.
Cet aveuglement va jusqu’à oser regarder quelquefois cette félicité de chair et de sang comme ayant des fondements assurés. Nous avons une preuve de cette vérité dans le langage de cet homme, que le Fils de Dieu représente comme se repaissant des idées certaines d’un bonheur qui devait lui être bientôt ravi : Mon âme, disait-il, mange et boit, fait bonne chère, nous avons des biens amassés pour plusieurs années. C’est ainsi qu’il parle, lorsque il entend une voix terrible qui lui dit : Insensé, ton âme te sera redemandée cette propre nuit, et alors les biens que tu avais amassés, à qui seront-ils ?
Mais enfin l’homme n’est point si aveugle qu’il n’entrevoit la fin de cette félicité, dont il est comme enchanté, il sait que le monde ne fera pas toujours son bonheur, puisqu’il est composé d’objets corruptibles, et il n’ignore pas qu’il ne sera pas toujours en l’état de goûter les plaisirs du monde, puisqu’il n’est pas immortel. Au défaut de cette perpétuité de sentiments qu’il ne saurait obtenir, il cherche à perpétuer sa mémoire. Il sauve ainsi ce qu’il peut du naufrage. Mais ce qu’il sauve ne mérite pas le soin qu’il en prend. Car qu’est ce que la gloire de l’homme après sa mort ? C’est, dit un ancien, un bon vent après le naufrage ; et certes rien n’est plus vain que tous les moyens que l’amour-propre a inventé pour perpétuer sa gloire. Les urnes, les tombeaux, les pyramides, les mausolées, les théâtres, les temples, les villes bâties à la mémoire des hommes illustres, la poésie et l’éloquence, l’art des peintres et des sculpteurs occupés à conserver quelques idées de leur vertu, ou quelques traits de leur visage, ne peuvent éviter la destinée des choses corruptibles ; et comme ces choses ne peuvent se perpétuer elles-mêmes, elles sont incapables d’éterniser ce qu’elles ont pour objet. Cela ne serait là que perpétuer les ombres ; et comment perpétueraient-ils le sentiment ?a
a – Ovide, Élégie VIII : Nous avons fleuri aussi ; mais notre fleur s’est passée.
Nos quoque floruimus, sed flos fuit ille caducus.
Je ne sais si l’on serait plus déraisonnable quand par l’effort de ses désirs on viendrait à douter de sa mortalité, qu’on l’est lorsque par la séduction de son cœur on cherche une si vaine immortalité. Je sais bien que personne ne nie sérieusement, qu’il ne doive mourir, mais je ne sais aussi si personne se dit sérieusement à soi-même qu’il mourra. Car quoique ces deux termes aient un trop véritable rapport, personne ne veut les unir, et si on les regarde, c’est assurément dans une vue qui les détache l’un de l’autre. Nous considérons la mort sans nous considérer, nous nous considérons sans considérer la mort ; mais nous n’aimons pas à nous représenter par l’idée de la mort ; et rien au monde, qu’on en croie ce qu’on voudra, n’est plus rare, ni plus pénible à notre cœur, que l’assemblage de ces deux idées l’est dans notre imagination.
Ce n’est pas tout encore. L’amour-propre entreprend en quelque sorte de fixer le plaisir que l’acquisition des biens temporels nous donne. C’est dans ce dessein qu’il cherche de jouir souvent du bien qu’il possède, soit par la pensée en se représentant le plus souvent et le plus vivement qu’il lui est possible, quels sont les avantages qu’il a acquis par là, soit en cherchant de nouvelles manières de goûter le plaisir auquel il s’est accoutumé. Ce fut une grande extravagance à Caligula de proposer de faire son cheval consul, et de le faire amener devant le Sénat revêtu des ornements consulaires, et les faisceaux de verges marchant devant lui ; mais cette extravagance qui blesse en l’esprit, avait ses plaisirs pour un cœur, qui étant accoutumé à la puissance souveraine, et ne la sentant presque plus, trouva le moyen de lui donner un air de nouveauté par la singularité de ses goûts et la bizarrerie de ses caprices. Caligula dans sa folie avait le plaisir de voir par là combien les autres hommes lui étaient soumis.
Enfin l’amour-propre qui semblerait devoir être désabusé de l’idée excessive qu’il a conçue des biens temporels, lorsqu’il voit le vide qu’il laisse dans notre cœur, se fait encore une illusion à cet égard. Car voyant qu’il ne peut être heureux par cette mesure de biens temporels et qu’il a acquis, il se préoccupe de la pensée qu’il trouvera dans la quantité, le bonheur qu’il ne trouve point dans la qualité de ces avantages. Ainsi un homme riche qui devrait se désabuser de la vanité des richesses par l’expérience qu’il en fait, se persuade qu’il sera heureux, lorsqu’il sera plus riche, qu’il n’est à présent ; et comme les degrés de la prospérité temporelle ne sont point limités, il ne faut pas s’étonner si dans quelque état qu’il se trouve, il forme toujours de nouveaux désirs.
Et parce que notre âme entrevoit que les avantages du monde sont moins considérables par leur être réel, que par leur être imaginaire, elle a l’adresse de se tromper encore sur ce sujet ; elle cherche l’estime des autres, et de passer pour heureuse dans l’esprit de la multitude, pour se servir ensuite de cette estime à se tromper elle-même, et se persuader de son bonheur sur la foi de ceux qui ne nous connaissent point. C’est un agréable objet à un grand de se voir suivi par une foule avide et intéressée de gens, qui marquent assez par leurs empressements, l’état qu’ils font de la grandeur. Cela lui persuade qu’il ne s’est point trompé dans la pensée qu’il a eue qu’il serait heureux par ce qui l’élèverait au-dessus des autres hommes ; et si l’expérience intérieure qu’il fait de son état, ne s’accorde point avec cette pensée, il suspend ces tristes réflexions de son esprit, et il se dit à lui-même, que tant de personnes qui l’estiment heureux, ne peuvent se tromper, et il se résout d’être satisfait de sa condition en dépit de tout sentiment et de toutes les expériences de sa misère.
Je sais bien néanmoins qu’il arrive souvent que les hommes rebutés par quelque danger ou par quelque disgrâce présente, qui fait une vive et profonde impression dans leur cœur, se dégoûtent de leurs conditions et portent envie à celle des autres. Mais ce dégoût ne dure pas bien longtemps, il se dissipe avec l’objet qui l’a fait naître ; et comme les idées agréables prennent ensuite la place des tristes idées qui avaient frappé notre âme, et l’avait comme blessée entrant impétueusement dans notre esprit, alors nous ne voyons que le beau de notre condition, et nous reprenons nos premiers desseins. C’est ce qu’un des plus agréables esprits du siècle d’Auguste a exprimé avec beaucoup de naïveté et de grâce dans sa première satire (Horace) :
Pourquoi mécène, personne ne vit-il content dans l’état que le hasard lui a donné, ou qu’il s’est choisi lui-même ? Pourquoi les hommes portent-ils envie au sort des autres ? O heureux marchand ! dit un soldat accablé d’années et de blessures. Le marchand au contraire, qui est le jouet des vents dans son vaisseau, s’écrie : Le métier de la guerre est préférable ! Car enfin, qu’arrive-t-il ? On en vient aux mains, un moment décide de la victoire ou de la mort. Le juriconsulte entendant frapper un client à sa porte avant la pointe du jour, ne trouve d’heureux que ceux qui vivent à la campagne. L’habitant de la campagne au contraire, obligé de venir à la ville pour dégager les cautions qu’il a données dans un procès, trouve qu’il n’y a que ceux qui y vivent qui méritent le nom d’heureux.
Et certainement il ne faudrait pas s’étonner beaucoup que la condition des autres parut ordinairement plus heureuse que la nôtre à notre amour-propre, puisque nous sentons nos maux et ne sentons point les leurs, et que leurs biens se montrent à nous sans mélange, parce que nous ne voyons que le dehors de leur condition. Mais enfin, que ce soit l’idée des avantages temporels que nous possédons, ou l’image des biens que les autres possèdent, qui nous préoccupe si avantageusement en faveur des biens du monde, il est certain que nous en avons une idée excessive, et que c’est là ce que les hommes regardent ordinairement comme leur souverain bien.
Car pour cela il n’est pas nécessaire que notre esprit juge expressément et distinctement que le monde est le souverain bien ; ni que notre parole prononce ces mêmes paroles. L’homme est naturellement trop glorieux pour aimer à penser ou à dire des absurdités trop sensibles, mais il aime assez le monde pour le dire du cœur, s’il ne le dit point de l’esprit.
Mais il sera bon de continuer à considérer les inclinations les plus générales de notre cœur, qui coulent de l’amour que nous avons pour nous-mêmes. Car il nous sera facile de connaître les ruisseaux quand nous aurons bien découvert les sources.