Le christianisme est sorti du judaïsme et s’est répandu dans le monde païen. Il s’est donc successivement, ou même simultanément dans le principe, trouvé en contact avec les doctrines et les idées juives et païennes. D’une part, sa rupture d’avec le judaïsme ne se fit pas sans déchirement. Beaucoup de nouveaux convertis de cette religion conservèrent à la Loi un attachement qui causa d’abord bien des embarras et, plus tard, en fit verser un certain nombre complètement dans l’erreur : ce sont les judéo-chrétiens. D’autre part, parmi les païens qui accueillirent le christianisme, plusieurs, qui avaient goûté à la philosophie et cherché à pénétrer le secret du monde et de la vie, ne se contentèrent pas de traduire en une langue plus savante la révélation évangélique : ils la firent entrer de force dans des systèmes tout faits, et lui imposèrent un sens auquel répugnaient toutes ses données : ce sont les gnostiques. Ces deux formes de l’erreur, le judéo-christianisme et le gnosticisme, résultat du double milieu où l’Évangile est né et s’est développé, ont rempli tout le second siècle. Bien plus, on les retrouve en formation dès la période proprement apostolique. Ordinairement divisées, elles se sont quelquefois, et surtout au début, étroitement unies. Elles représentent, vis-à-vis du christianisme normal, et en sens différent, deux tendances extrêmes qu’il a dû combattre ; vis-à-vis de son dogme, deux hérésies qui en ont faussé l’intelligence. Le moment est venu de les étudier. Le montanisme et le millénarisme, que nous leur adjoignons dans ce chapitre, ne sauraient en être considérés comme des branches ou rejetons proprement dits : ils tiennent cependant dans une certaine mesure, et le dernier surtout, au judéo-christianisme par leur eschatologie.
L’erreur judéo-chrétienne est naturellement la première que nous rencontrons dans l’histoire. Toutefois, du vivant des apôtres et dans leurs écrits, elle se présente déjà à nous sous deux formes : l’une exclusivement juive, le judéo-christianisme proprement dit, l’autre déjà mélangée d’éléments philosophiques étrangers, gnosticisme judaïsant dont nous constatons l’existence surtout dans la province d’Asie. Nous en traiterons successivement.
Jésus avait dit que son ministère personnel se limitait aux brebis d’Israël qui avaient péri (Matthieu 10.6), et c’est aux seuls Juifs en effet qu’avait d’abord été prêché l’Évangile. Devait-il l’être aussi aux Gentils ? On sait comment une série de circonstances providentielles ou miraculeuses amenèrent les apôtres à trancher la question par l’affirmative (Actes 8.5-7, 26-40 ; 10.1-48 ; 11.20-21). Des répugnances à cette solution se produisirent cependant, on le voit, chez les fidèles circoncis de Jérusalem (Actes 11.1-3, 20, 22). L’opposition augmenta, quand il s’agit de savoir si l’on dispenserait des observances légales les nouveaux convertis du paganisme. Un parti judaïsant, que nous trouvons à l’œuvre dans les Actes (Actes 15.1-2, 24), se prononça énergiquement contre la dispense. Des hommes sans mission — de faux frères, dit saint Paul (Galates 2.4) — arrivèrent de la Judée à Antioche, et jetèrent le trouble dans la communauté, en affirmant que, sans la circoncision, les païens devenus fidèles ne pouvaient se sauver. La réunion de Jérusalem (Actes 15.5-34) leur donna tort. Ils ne se découragèrent pas. Une troisième fois, ils s’efforcèrent de conserver au moins l’essentiel de la Loi en interdisant le mélange des chrétiens circoncis et incirconcis, et en maintenant pour les premiers les barrières qui devaient les isoler des seconds. Des hiérosolymites de l’entourage de Jacques (τινὰς ἀπὸ Ἰακώβου), dit saint Paul, vinrent à Antioche, et, leur présence intimidant l’apôtre Pierre, celui-ci consentit à une dissimulation malheureuse. Paul l’en reprit : c’est ce qu’on a appelé le conflit d’Antioche (Galates 2.11-14).
Ici Jacques est nommé. Ce Jacques est-il l’apôtre, le fils d’Alphée ? Nous n’en sommes pas sûrs. Était-ce lui qui avait envoyé les hiérosolymites ? Saint Paul ne le dit pas. En tout cas, il n’y aurait rien de surprenant à ce que ce vieillard qui, si l’on en croit saint Epiphane (Haeres. 78.14), devait avoir alors de 85 à 88 ans, et qui n’était jamais sorti de son milieu palestinien, ne se fût pas exactement rendu compte de la situation à Antioche, et eût jugé les choses un peu différemment de Pierre et de Paul. Mais ce qui est certain, ce qui reste acquis, c’est qu’il existe à Jérusalem un parti qui travaille à maintenir autant qu’il le peut, au sein du christianisme, les observances juives, un parti judéo-chrétien non seulement d’origine mais de doctrine et de tendances.
Il regardait saint Paul comme son grand ennemi. Aussi le voyons-nous s’appliquer à traverser les missions de l’apôtre et à ruiner partout son autorité. A Corinthe, il organise une coterie, le parti du Christ, dont saint Paul dit peu de chose dans sa première épître aux Corinthiens (1 Corinthiens 1.12-13), mais dont il parle longuement dans la seconde (2 Corinthiens 10.7 ss.). Ce sont, à ce qu’il nous apprend, des Juifs, des enfants d’Abraham, qui se glorifient de leur nationalité et dans leur chair (2 Corinthiens 11.18,22), et qui opposent à son ministère celui des apôtres par excellence (2 Corinthiens 11.5 ; 12.11). Saint Paul ne rapporte rien de précis sur leur doctrine, mais il les traite sans détour de faux apôtres, d’ouvriers trompeurs déguisés on apôtres du Christ (2 Corinthiens 11.13). — Chez les Galates, les mêmes imposteurs obtiennent plus de succès : poussant à la pratique de la loi (Galates 4.21 ; 5.1-4), ils font adopter la circoncision (Galates 5.2-6 ; 6.12-15) et observer les jours, les mois, les temps et les années (Galates 4.9-10). Il faut que saint Paul intervienne avec la sévérité que l’on sait. — Puis, lorsque à la Pentecôte de 58, il revient à Jérusalem après sa troisième mission, les frères sans doute se réjouissent, mais une question cependant préoccupe les anciens réunis chez Jacques. Ils représentent à l’apôtre qu’il est accusé de détourner les Juifs convertis de l’observation de la Loi, tandis que ceux de Jérusalem sont zélés pour son accomplissement. Ils lui conseillent donc de se montrer, lui aussi, fidèle à ses prescriptions pour détruire la calomnie (Actes 21.17-24). On connaît la suite. Saint Paul captif arrive à Rome, mais ses adversaires ne l’abandonnent pas, et il se plaindra plus tard qu’il en est qui prêchent sans doute le Christ, mais dans la pensée de lui susciter quelque tribulation dans ses liens (Philippiens 1.15-17).
Voilà le parti judéo-chrétien dont le centre est à Jérusalem. Entre ceux qui le composent il a dû exister très certainement des nuances profondes : elles s’accentueront encore au iie siècle où nous les retrouverons. Il faut maintenant tourner nos regards vers la province d’Asie.