La première condition pour participer aux fruits de la rédemption est d’être membre de l’Église, puisque en elle et par elle on devient membre de Jésus-Christ dont elle est le corps. Les Pères grecs du ive siècle, si l’on excepte saint Epiphane, ont, en général, peu parlé de l’Église ex professo, et plutôt supposé que développé les points doctrinaux qui la concernent. L’Église, dit saint Chrysostome, est l’épouse du Christ qui se l’est acquise par son sang. Sa première propriété est l’unité, et aussi le schisme, qui la divise, n’est pas moins coupable que l’hérésie qui altère sa foi. Puis, l’Église est catholique, c’est-à-dire répandue dans le monde entier ; elle est indestructible et éternelle ; elle est le fondement et la colonne de la vérité (In epist. ad Ephes., hom.11.5).
De ce dernier privilège résultait la conséquence signalée plus haut et universellement admise, que l’autorité doctrinale de l’Église est infaillible, et que son enseignement commande la foi des fidèles. Contre les princes aussi qui s’ingèrent dans son gouvernement intérieur, et à qui les querelles ariennes et la servilité d’un trop grand nombre de prélats offrent toute occasion et facilité de s’imposer comme ses vrais chefs, des voix autorisées revendiquent l’indépendance du pouvoir ecclésiastique, et déterminent nettement le domaine des deux autorités, religieuse et séculière : « Autre est le domaine de la royauté, s’écrie saint Chrysostome, autre celui du sacerdoce ; et celui-ci l’emporte sur celle-là… Le prince a pour fonction d’administrer les choses temporelles ; le droit du sacerdoce lui vient d’en haut. » Et plus loin : « Il ne t’est pas permis, ô roi, de brûler de l’encens sur le saint des saints : tu outrepasses les limites [de ton pouvoir] ; tu veux ce qui ne t’a pas été donné… Cela ne t’appartient pas, mais à moi (In illud Vidi Dominum, hom.4.4-5). »
Sur cette question, l’Orient est pleinement d’accord avec l’Occident. Un point plus délicat est de savoir si l’Église grecque de cette époque admet la primauté de l’Église romaine sur les autres églises en dehors du patriarchat romain, et attribue à l’évêque de Rome une juridiction supérieure même à celle de ses propres évêques et patriarches d’Alexandrie, de Constantinople et d’Antioche.
Constatons d’abord que les faits primordiaux invoqués par Rome comme fondement de son privilège, à savoir la primauté de saint Pierre, son apostolat et son martyre à Rome, sont admis des Grecs du ive siècle. N’insistons pas sur l’apostolat et le martyre : il suffit qu’Eusèbe les ait enregistrés dans son Histoire. La primauté de saint Pierre est aussi reconnue. Didyme, parlant pour les alexandrins, l’appelle le coryphée (κορυφαῖος), le chef (πρόκριτος), celui qui occupe le premier rang parmi les apôtres (ὁ τὰ πρωτεῖα ἐν τοὶς ἀποστόλοις ἔχων). Les clefs du royaume ont été remises à Pierre, et il a reçu le pouvoir — et tous les autres par lui (καὶ πάντες δι’ αὐτοῦ) — de réconcilier les lapsi pénitents. Saint Épiphane, à son tour, le nomme le chef, le coryphée des apôtres, la pierre solide sur laquelle l’Église est établie, celui sur qui la foi inébranlablement repose (κατὰ πάντα γὰρ τρόπον ἐν αὐτῷ ἐστερεώϑη ἡ πίστις), qui a reçu les clefs du ciel, qui délie sur la terre et lie dans les cieux. Pour saint Basile, saint Pierre a été préposé à tous les autres disciples (προκριϑείς) ; il a reçu les clefs du royaume. Mais surtout saint Chrysostome ne tarit pas sur les privilèges de l’apôtre. Saint Pierre est le premier, le coryphée, la bouche des apôtres, le prince des disciples, la base et le fondement de l’Église, celui qui est préposé à l’univers entier et à qui le soin de tout le troupeau a été confié, dont saint Paul lui-même a reconnu sans hésiter la supériorité et le pouvoir. Tous ces titres, dispersés dans les œuvres du grand orateur, se trouvent comme ramassés dans l’homélie In illud « Hoc scitote », 4 : Ὁ οὖν Πέτρος δ κορυφαῖος τοῦ χοροῦ, τὸ στόμα τῶν ἀποστόλων ἀπάντων, ἡ κεφαλὴ τῆς φατρίας ἐκείνης, δ τῆς οἰκουμένης ἀπάσης προστάτης, ὁ ϑεμέλιος τῆς Ἐκκλησίας ὁ ϑερμὸς ἐραστὴς του Χριστοῦ.
Cette primauté de Pierre a-t-elle passé à ses successeurs ? Nul doute, on le verra, qu’on en fût convaincu en Occident, à Rome en particulier, à cette époque. En Orient, on n’hésite pas non plus à reconnaître à l’Église romaine une incontestable prééminence qui lui donne le droit d’intervenir dans les débats des églises particulières, encore que la nature et les limites de cette prééminence ne soient pas toujours nettement déterminées, et que la source d’où elle émane ne soit pas toujours nettement perçue. Socrate et Sozomène, quand ils racontent les querelles ariennes, rapportent comme une chose qui n’étonnait personne les prétentions du pape Jules, que rien ne fût conclu sans son autorité dans les conciles orientaux. Saint Grégoire de Nazianze, parlant au point de vue chrétien et ecclésiastique, nomme l’ancienne Rome la présidente de l’univers, τὴν πρόεδρον τῶν ὅλων. Et si nous en venons aux faits, nous voyons les évêques condamnés par les conciles eusébiens, saint Athanase et Marcel d’Ancyre se réfugier auprès du pape Jules et en appeler à son jugement ; les eusébiens accepter d’abord que le pape en effet juge l’affaire après eux (αὐτὸν Ἰούλιον, εἰ βούλοιτο, κριτὴν γενέσϑαι, et, s’ils repoussent ensuite sa sentence, finir cependant par l’accepter, en 346, lorsque Athanase rentre à Alexandrie. Un autre exemple d’appel à Rome se, trouve dans le cas de saint Chrysostome. Le patriarche de Constantinople, dans sa lettre première au pape Innocent (4), demande au pontife de déclarer par écrit que la sentence prononcée contre lui par le concile du patriarche d’Alexandrie, Théophile, est de nulle valeur, que ses auteurs sont passibles des peines ecclésiastiques, et que l’évêque de Rome le reçoit, lui, Chrysostome, dans sa communion. On sait du reste que le concile de Sardique, composé, il est vrai, en grande partie d’occidentaux, avait autorisé ces appels au siège apostolique dans ses canons 3 et 5.
Le fait de la primauté romaine est donc admis au ive siècle dans l’Église grecque, encore que les germes du schisme futur commencent à s’y montrer. Le concile de Constantinople lui-même, si mal disposé vis-à-vis de Rome, constate la chose dans le canon où il établit le patriarche de Constantinople comme un rival du pape. L’évêque de la nouvelle capitale jouira d’une prééminence d’honneur, mais après celui de l’ancienne Rome (τὰ πρεσβεῖα τῆς τιμῆς μετὰ τὸν τῆς Ῥώμης ἐπίσκοπον).