(8, 9, 10 et 11 Août 1535)
Chants des chanoines – Jeux des enfants dans Saint-Pierre – Destruction des images – Ce qu’il faut en penser – L’hostie – Découvertes des huguenots – Indignation des Genevois – Trois compagnies marchent contre les idoles – Les fraudes de Saint-Gervais – Les miracles de Saint-Dominique – Réprimande de Farel – La Réforme s’affirme – Douleur des prêtres – Fermeté des réformés. Farel devant le grand conseil – Suppression de la messe – Les prêtres ne sont pas l’Église – Tristesse et murmures – Au lieu des rites, Jésus-Christ – Le 10 août 1535
La Réformation protestait contre un culte ritualiste et méritoire ; contre la multiplicité des fêtes, des consécrations, des us et coutumes ecclésiastiques ; contre une adoration quelconque rendue à des créatures, à des images, à des reliques ; contre l’invocation de médiateurs qui usurpaient la fonction du Fils de Dieu ; enfin et surtout contre un prétendu sacrifice expiatoire, accompli par les prêtres, qui se substituait au sacrifice unique offert par Jésus-Christ.
Toutes ces vanités humaines allaient disparaître. Farel et ses amis attendaient l’ordonnance réformatrice ; mais les huguenots ardents, dont Ami Perrin était le plus actif, s’impatientaient des perpétuelles hésitations du conseil. Un événement fortuit provoqua de leur part une énergique démonstration. Le même dimanche, 8 août, après midi, à vêpres, les chanoines, réunis de nouveau dans leur église, chantaient le psaume In exitu Israel, « sur la sortie d’Egyptep, » et tous, sans qu’ils s’en doutassent, criaient en latin à gorge déployée ce que Farel avait dit le matin en français :
p – Psaumes 114 et 115 ; dans la Vulgate, 113.
Simulacra gentium argentum et aurum,
Opera manuum hominum.
Os habent et non loquentur.
Oculos habent et non videbunt.
Similes illis fiant qui faciunt ea
Et omnes qui confidunt in illisq.
q – Leurs idoles sont de l’argent et de l’or,— un ouvrage de la main des hommes. — Elles ont une bouche et ne parlent point. — Elles ont des yeux et ne voient point. — Que ceux qui les font leur soient rendus semblables, — et tous ceux qui se confient en elles. »
Les chanoines ne pouvaient choisir un meilleur texte. Quelques huguenots, qui savaient le latin mieux qu’eux peut-être, souriaient et s’écriaient : « Holà ! Messieurs les clercs, vous maudissez en chantant ceux qui ont fait les images et ont confiance en icelles ; et pourtant vous les laissez subsister. » Ils se continrent toutefois pour le moment. Les magistrats ne cessaient de répéter : « N’est besoin que vous abattiez la messe et les images ; autrement des princes fort redoutés seront pour vous, comme des loups enragés qui se jettent sur des brebisr. »
r – Froment, Gestes de Genève, p. 144.
Il se passa alors quelque chose d’extraordinaire. Nul ne voulait commencer l’œuvre, et pourtant elle s’accomplit. « Dieu, disaient les réformateurs, qui a tout le monde en sa main, aime mieux choisir le contemptible que ce qui est grand et apparent. » En effet ce fut une étourderie de jeunes mutins qui porta le premier coup. « Pour cette œuvre Dieu suscita, dit Froment, une vingtaine de petits enfants. » Souvent ces garçons avaient entendu parler des prêtres, de leurs erreurs, de leurs abus ; et leurs parents avaient ajouté qu’il fallait en finir. Ils se glissent dans Saint-Pierre ; ils s’arrêtent ; ils écoutent ; ils sont frappés des étranges intonations des chanoines. Se dirigeant vers une partie de l’église, éloignée de celle où chantaient les révérends pères, ils se mettent comme font les enfants de leur âge à jouer, « sans que personne y pensât rien, » dit le chroniqueur. Ils commencent à chanter, à crier, à imiter la voix des chanoines. Bientôt ils lèvent les sièges des stalles basses, où les révérends pères se plaçaient quand ils n’étaient pas en fonction, et les laissent retomber avec bruit ; chacun connaît le goût qu’ont de petits garçons pour des amusements de telle sorte. Ils folâtrent, mais à leurs jeux se joint une certaine opposition au culte que réprouvent leurs pères. Ils se montent, ils oublient le lieu où ils se trouvent. La pétulance de leur âge les emporte. Ils voient dans certains coins certaines choses qui ressemblent à des poupées ; ils ne résistent pas à l’envie de les prendre ; et saisissant les marmousets des prêtres, comme les appelle Froment, ils se jettent dans leur folie, l’un à l’autre, les petites et grotesques figures qui décorent les chapelles.
En ce moment, Perrin, Goulaz et leurs amis, attirés peut-être par le bruit, entrent dans la cathédrale. Ils voient que la grande exécution a commencé ; des enfants les devancent. La passion, l’entraînement les emportent. Ils savent qu’il n’appartient qu’au magistrat d’opérer une réforme ; mais quand le magistrat se refuse à son devoir, que faire ? « Nous avons requesté le conseil de mettre bas les idoles, disent-ils ; et il ne l’a pas fait, manque de courage. Venons donc à son secours et faisons ce que Dieu commande. » Aussitôt ces hardis citoyens, allant plus loin que les enfants, pénètrent dans le chœur, où chantaient les chanoines ; ceux-ci effrayés se demandent ce que ces laïques prétendent faire. « Soudainement, dit le chroniqueur, Perrin et ses compagnons jettent par terre les idoles et les brisent. » Les enfants qui le voient, se mettent à courir, sautent après ces petits dieux, » en saisissent les débris, courent aux portes, et tout joyeux, crient au peuple, arrêté devant l’église : « Nous avons les dieux des prêtres, en voulez-vous ? » Et en même temps, ils leur en jettent les morceaux. C’était un grand tumulte. En vain les plus sages demandaient-ils qu’on laissât au conseil cette œuvre de réforme ; ces huguenots n’avaient aucun doute sur leur devoir. Si le magistrat ne veut pas qu’on détruise les images, la Bible l’ordonne. « Le soleil se lève maintenant, disait-on, et dissipe dans toute la chrétienté la grosse épaisseur d’ombrage, qui obscurcissait la religion de Jésus-Christ. »
L’ordre de choses du moyen âge était en effet incompatible avec les nouveaux besoins de la société. Plus tard, au temps de Calvin, la première victoire étant remportée, il s’agirait surtout d’établir la doctrine et de constituer la société chrétienne ; mais c’était maintenant le temps de Farel. Il fallait en appeler à l’esprit de liberté et au déploiement énergique de la volonté. C’était, — un esprit conservateur l’a reconnus, — une nécessité, dans les premiers siècles, lors de l’établissement du christianisme ; la nécessité n’était pas moindre au seizième. Les puissances qui avaient envahi l’Église étaient si tenaces, que le travail nécessaire pour les abattre était une œuvre de révolution et de guerre. Le fait moral fut le même lors de ces deux grandes dispensations. Quiconque applaudit à la hache qui fit tomber à Alexandrie la statue colossale de Sérapist, ne peut blâmer celle qui dans les temples de Genève jetait à bas les images d’un culte corrompu.
s – M. Guizot.
t – Sozomène, VII, 15.
Mais pendant cette exécution, les dévots ressentaient une grande amertume ; il leur semblait voir tomber la papauté elle-même. Quelques-uns, restés dans l’église, contemplaient de loin ce spectacle déchirant. De folles femmes de la ville, dit Froment, se prenaient à pleurer et à gémir ! « Oh ! nos bons saints, nos images sacrées, disaient-elles, devant lesquelles nous nous prosternions !… Qui adorerons-nous maintenant ? » — Et elles maudissaient ces cagnes. »
Un nouvel acte, plus saisissant encore, vint augmenter la colère des prêtres et de leurs adhérents. De tous les dogmes romains, il n’y en avait aucun qui indignât plus les huguenots que la transsubstantiation. L’affirmer était, selon eux, prétendre que Jésus-Christ, homme et Dieu, se transformait en un petit gâteau. Aussi un réfugié français, Maigret, surnommé le Magnifique, homme sans pitié pour les erreurs romaines, ayant trouvé des hosties dans le temple, les prit et les jeta par terre ; son chien qui le suivait, se précipita dessus et les mangea. « Vraiment, dit l’impitoyable Maigret, si ces petits gâteaux avaient été de vrais dieux, ils ne se seraient pas laissé manger par cette bêteu. » Nul n’a combattu plus que Calvin la doctrine de la transsubstantiation, mais il n’eût pas approuvé une manière si rude d’agir ; plus tard, il l’a expressément condamnée. « Ne prenons pas, disait-il, une trop grande licence. »
u – Froment, Gestes de Genève, p. 146.
La frayeur des prêtres n’eut plus de bornes ; ils sortirent du temple, coururent à l’hôtel de ville et racontèrent au conseil la scène émouvante qui venait de se passer. Les syndics, irrités de ce que les huguenots méprisaient leurs ordres, envoyèrent à la cathédrale deux d’entre eux, Antoine Chiccand et Ami Bandière. Ils étaient « fort échauffés, » criaient et menaçaient ceux qui avaient fait ceci ! » Mais les réformés n’étaient pas disposés à céder. Ils avaient fait d’étranges découvertes. Les uns s’étant mis à chercher le fameux bras de saint Antoine, sur lequel, dans les cas importants, on prêtait serment, au son des cloches et avec grande pompe, trouvèrent, au lieu du bras du saint, un membre d’un cerf. D’autres, ouvrant la châsse précieuse qui renfermait le crâne de saint Pierre, en sortirent au lieu du crâne, une pierre ponce. « Voilà, dirent-ils en montrant ces objets à tous ceux qui les entouraient, voilà ce qu’on nous faisait adorer ! » Ceci donna une autre direction à l’indignation des délégués du conseil, et l’un d’eux, révolté de ces basses supercheries, dit à l’autre : « Si les dieux des prêtres sont de vrais dieux, qu’ils se défendent ! Pour nous nous n’y savons plus que faire. » Les huguenots voulant révéler ces scandales au peuple, mettent la pierre ponce et l’os du cerf sous des dais magnifiques, et se disposent à porter ces reliques précieuses d’un apôtre et d’un saint dans toute la cité. Cette procession nouvelle attira une foule immense. Les dégoûtants mensonges dont elle était la preuve ouvraient les yeux des plus obstinés. « Ah, disait-on, nous savons maintenant ce que valent les paroles des prêtres ! Ils nous faisaient payer cinq florins pour la cérémonie ; ils prétendaient que si quelqu’un prêtait un faux serment, le saint rendait sa main sèche. Tout cela n’était que pour nous effrayer et nous dépouiller. » Chacun se prenait à mépriser un clergé qui depuis tant de siècles se jouait ainsi de la bonne foi du peuple. Un ancien a dit : « Justæ quibus est iræv. »
v – Virgile.
Il est tel qui se livre à de justes colères.
« Malheur aux scribes et aux pharisiens hypocritesw ! »
w – Matthieu 23.13.
Le soir, un certain nombre de citoyens étant réunis après souper, les plus animés « proposèrent de faire le tour des autres églises et d’abattre partout les idoles. — Non, répliquèrent les plus sages, pas maintenant ; si nous le faisions à une heure si tardive, les gens diraient, comme jadis à la Pentecôte, que nous sommes pleins de vin doux. Attendons jusqu’à demain matinx … » Et l’avis général fut tel.
x – Froment, Gestes de Genève, p. 144, 146. — Registres du Conseil du 8 août 1535.
Le lendemain lundi, 9 août, de grand matin, le tambour retentissait dans les rues. Quelques-uns demandèrent « s’il y avait quelque alarme de l’ennemi. — Rassurez-vous, leur répondit-on, il s’agit seulement de batailler contre Rome et ses idoles. » Tout se fit avec ordre ; les citoyens se rangèrent selon leurs compagnies. Baudichon de la Maisonneuve, Pierre Vandel et Ami Perrin, qui étaient les trois capitaines de la ville, se mirent à leur tête ; puis tous marchèrent, tambours battants, vers l’église de Saint-Gervais. C’était non une bande tumultueuse, mais la majorité de la nation qui s’avançait sous les ordres de ses capitaines réguliers. Nul d’entre ces citoyens n’avait le moindre doute sur la légitimité de son action. La nouvelle croisade, comme celle de Pierre l’Ermite, s’accomplissait au cri de : Dieu le veut !
Il y avait à Saint-Gervais des scandales plus grands encore qu’à Saint-Pierre. Les prêtres, pour se procurer de l’argent, prétendaient que saint Nazaire, saint Celse et saint Pantaléon étaient ensevelis sous le grand autel, Quand de pauvres femmelettes s’en approchaient, elles entendaient un bruit confusy. « C’est la voix des corps saints, disaient les prêtres, qui demandent d’être relevés et canonisés ; or cela exige de riches offrandes. » D’autres racontaient qu’on voyait souvent, au milieu de la nuit, de petits êtres lumineux se promener lentement dans le cimetière. « Ce sont les âmes du purgatoire, disaient de nouveau les ecclésiastiques ; elles se traînent çà et là, demandant des messes pour leur délivrance. » Certaines gens voulant s’éclairer, se glissèrent une nuit dans le cimetière, attrapèrent quelques-unes de ces pauvres âmes, et trouvèrent que c’étaient — des écrevisses, avec de petites chandelles de cire allumées et fixées par les desservants sur leurs dos. Les hommes légers riaient, mais les hommes sérieux voyant à quelles manœuvres coupables l’amour du gain poussait les prêtres, étaient saisis d’horreur. « L’avarice les affolit tellement, disait un jour Calvin, qu’il n’y a chose, tant mauvaise soit-elle, qu’ils n’y courent, — tromperies, fraudes innumérables, haines, empoisonnements, — aussitôt que la lueur de l’argent ou de l’or leur a ébloui les yeux. »
y – « Bonæ vetulæ mulieres solebant suos chapelettos, in eas quas credebant ibidem esse sanctas reliquias, demergere. » (Registres du Conseil du 8 décembre 1535.)
Les trois capitaines et leurs compagnies étant arrivés à l’église, commencèrent par visiter le souterrain où gémissaient les trois saints, et découvrirent la fraude. Il y avait sous l’autel deux vases de terre, unis par un tuyau qui allait de l’un à l’autre, et avait des trous, comme ceux que l’on fait aux flûtes des orgues, de manière que le moindre bruit au-dessus des vases faisait l’effet d’un soufflet d’orgues, et produisait un son pareil au murmure indistinct de gens qui parlentz. « Les pauvres papistes ne pouvaient le croire. Non, disaient-ils, c’est saint Nazaire, saint Celse et saint Pantaléon ! — Venez et voyez, leur répondirent les réformés. » Ils vinrent, ils virent, et « quelques-uns dès lors n’ont jamais voulu ajouter foi à leurs abusionsa. »
z – « Duo vasa terrea habebant vaginam seu conductum terreum de uno ad alium ; adeo ut vasa, sic sibi respondentia, resonarent ad modum murmuris hominis. » (Registres du Conseil du 8 août 1535).
a – Froment, Gestes de Genève, p. 150.
Le jugement de Dieu étant accompli à Saint-Gervais, les trois capitaines se dirigèrent vers l’église de Saint-Dominique, l’un des principaux sanctuaires de la papauté entre le Jura et les Alpes. Il s’y faisait de grands miracles ; les huguenots disaient « de grandes piperies. » Une belle image ornée de superbes « accoutrements, » et représentant « Notre Dame » s’étalait dans l’église, et ressuscitait, disait-on, les enfants morts sans baptême. De pauvres gens arrivaient à Genève, de toutes les contrées environnantes, avec leurs petits enfants morts, et les posaient devant l’image, sur l’autel. Alors une plume sur la bouche de l’enfant s’envolait, ou bien les joues se coloraient ; quelquefois enfin il transpirait… Les spectateurs criaient : Miracle ! « L’enfant est revicoullé (ressuscité), » disaient les moines. Aussitôt on sonnait les cloches, on baptisait l’enfant, et on l’ensevelissait. « Jamais, disaient les huguenots, on n’a rendu l’enfant vivant à son père et à sa mère ! Toutefois ils payaient cher. » Les citoyens soulevèrent l’autel, et trouvèrent au-dessous deux engins ; d’un côté certains instruments dans lesquels on soufflait pour faire respirer l’enfant, et de l’autre certaines pierres que l’on chauffait pour le faire changer de couleur ou transpirer ; un baume dont on l’avait enduit s’amollissait, et donnait à ses chairs un certain coloris. « Certes, s’écrièrent les Genevois, ceux qui croient ces lourdes absurdités doivent avoir été convertis — en souches ! »— Notre Dame cessa de faire des miraclesb.
b – Froment, Gestes de Genève, p. 152.
La troupe des réformés ayant passé au réfectoire, y vit une image représentant une grosse et grasse femme assise à une table, et découpant un large pâté, et tout autour les religieux. On lisait au-dessous ces mots du psaume 133 : « Voyez qu’il est bon, qu’il est joyeux que les frères habitent ensemble ! » En ce moment, Farel survint : Est-ce ainsi, beaux pères, dit-il, que vous interprétez les saintes Ecritures ? Ne vous êtes-vous pas assez moqués des hommes, sans vous moquer en core de la Parole de Dieu ? De quel droit l’accommodez-vous à vos gourmandises ? — Hélas ! répondirent les moines, excusez-nous ; vous êtes venu trop tard pour nous faire laisser nos bonnes coutumesc ! »
c – Ibid., p. 151.
Pendant ce temps quelques huguenots étaient arrêtés devant une autre image, en présence de laquelle ils restaient ébahis. Au haut on voyait le diable avec sept têtes ; du diable sortait le pape avec sa triple tiare ; du pape sortaient les cardinaux ; des cardinaux, les évêques, les moines et les prêtres et au-dessous d’eux était une fournaise ardente, — l’enfer. Les Genevois réformés s’étonnaient de trouver dans un couvent de Saint-Dominique une satire de la papauté, plus sanglante que toutes celles qu’ils avaient jamais imaginéesd.
d – Froment, Gestes de Genève, p. 153. Une gravure de cette image se trouve dans l’édition de Froment publiée par M. Revilliod.
Les trois capitaines et leurs compagnies arrivèrent enfin près de l’Arve, où se trouvait l’église de Notre-Dame, mais les syndics informés de ce qui se passait, y arrivèrent en même temps, et voulant sauver un fameux tableau de la Vierge, le firent porter devant eux à l’hôtel de ville. Les plaisanteries ne manquèrent pas ; on leur demandait s’ils feraient faire des miracles à l’image ? Ils durent la brûler dans la grande salle, pour se soustraire aux quolibets qu’on leur lançait.
La campagne était finie ; les citoyens rentraient chez eux ; la conscience chrétienne approuvait leur œuvre. La suppression de tant de fraudes honteuses n’était-elle pas écrite dans le ciel ? Dès lors la messe ne se dit plus dans aucun des templese. L’acte des citoyens était plus qu’un mouvement populaire ; la Réforme par lui s’affirmait. Personne plus que l’honnête et courageux Luther n’eût condamné les viles supercheries des prêtres. Cependant Luther, mettant surtout en avant la grande doctrine de la justification de l’homme par la foi, tonnait contre les indulgences et autres prétendues bonnes œuvres, mais tolérait les images, tandis que Zwingle, Farel, Calvin, s’occupant surtout de Dieu, de sa gloire et de sa grâce, protestaient contre toute apothéose de la créature, contre tout paganisme, et en particulier contre toute image dans les temples du Seigneur. Il y avait donc ici une différence caractéristique du luthéranisme et de la Réforme.
e – Registres du Conseil du 9 août 1535.
La douleur des prêtres et leur colère étaient grandes. Réunis autour des débris de ce qu’ils avaient adoré, les uns restaient muets, tandis que les autres poussaient des cris d’horreur. Les menaces du clergé furent telles, que le conseil effrayé cita devant lui, le jour même, lundi 9 août, les trois capitaines, et leur demanda s’ils entendaient leur désobéir. « Certainement, répondirent-ils ; nous avons détruit les images, parce qu’elles étaient dressées contre la Parole de Dieu. » Les syndics, frappés de la fermeté de ces citoyens, convoquèrent pour le lendemain le conseil des Deux-Centsf.
f – Registres du Conseil du 9 août 1535.
Le lendemain était le 10 août, jour mémorable, où devaient se décider les destinées de Genève. L’agitation était grande dans la cité. Quelques amis de Rome espéraient encore, se confiant dans l’ancienneté de leurs formes et de leurs traditions ; mais les réformés croyaient la cause de la Réformation gagnée, puisqu’elle avait pour elle Dieu, sa Parole, et la majorité du peuple et des conseils. Les deux cents sénateurs ayant pris place et plusieurs autres notables s’étant rangés près d’eux, Farel parut, accompagné de Pierre Viret, de Jacques Bernard et de plusieurs laïques. Son apparence chétive, son teint brûlé par le soleil, et sa barbe rousse, si redoutée des prêtres, n’avaient rien d’imposant ; mais il y avait dans cet homme un cœur qui brûlait d’amour pour l’Évangile de Christ, et de ces lèvres grossières, découlaient des flots de mâle éloquence, qui entraînaient tous les esprits. Il s’avançait, ferme, sûr de la victoire de la Réformation. Il est écrit : Ce qui est né de Dieu est victorieux du monde. Ne crains point. On parlait, on s’agitait dans cette assemblée ; les hommes qui la composaient avaient le sentiment des grandes choses ; ils comprenaient l’importance de la crise, et pleins d’anxiété sur ce qui allait arriver, ils fixaient leurs regards sur Farel.
Le silence s’étant fait, le réformateur, qui tenait à la main le procès-verbal de la dispute, prit la parole et signala comme les points principaux des débats le culte des images et le sacrifice de la messe. Il rappela que la plupart de ceux qui en demandaient le maintien s’étaient abstenus de comparaître ; que d’autres n’avaient pu les défendre, et que plusieurs les avaient rejetés. « Pourquoi, s’écria-t-il, tous n’embrasseraient-ils pas l’Évangile ? Nous sommes prêts, mes collègues et moi, non seulement à en faire la confession publique, mais, s’il le faut, à l’arroser de notre sang. » Puis s’adressant directement au conseil, et faisant retentir sa voix de tonnerre, dit un auteur catholique-romain, il somma l’assemblée de rendre un jugement qui donnât gloire à Dieu. « Quoi ! dit-il, l’empire de la papauté s’écroule, et vous lèveriez les mains pour soutenir ce que Dieu renverse ? Voulez-vous toujours clocher des deux côtés ? Si le pape rend vraiment des oracles, écoutez-le. Mais si la voix que l’on entend dans l’Écriture est celle de Dieu, faites donc ce qu’elle ordonne ! » — Ici Farel s’arrêta ; il sentait l’importance de la décision qu’on allait prendre, une émotion profonde le saisit ; il leva les mains au ciel, et s’écria : « O Dieu ! éclaire ce conseil, fais-lui comprendre que c’est de ta gloire et du salut de tout ce peuple qu’il s’agit ; rabats le haut caquet des prêtres et fais triompher ta cause. » Cette « vive prière, » comme l’appelle un manuscrit, fit sur ceux qui l’entendaient une impression profonde.
La délibération commença ; elle fut calme, sérieuse, éclairée, empreinte de la dignité que demandait une affaire si importante. Les réformés les plus fervents eussent voulu qu’immédiatement la papauté cessât d’exister dans Genève ; mais le conseil crut plus sage de procéder lentement. Farel avait porté aux prêtres un nouveau défi ; le premier syndic proposa donc de les appeler à défendre, s’ils le pouvaient, la messe et les images. En attendant il fut ordonné, pour ne pas offenser les catholiques, qu’on cessât d’abattre les images, et pour ne pas offenser les réformés, qu’on cessât de célébrer la messe. Ces résolutions furent prises presque à l’unanimitég.
g – Registres du Conseil du 10 août 1535. — Msc. Chouet.
Toutefois Rome était déjà vaincue, et les amis de la Réforme tenaient à le constater. Un laïque se leva et dit : « Vous appelez les prêtres, mais je crains fort qu’il n’en reste pas un dans la ville. Ils ne pensent tous qu’à s’enfuir, en emportant les biens des églises. Pourquoi toujours temporiser ? La réforme des abus qui défiguraient la religion, loin de porter atteinte à son existence, la fera redevenir elle-même, comme l’acte de laver un tableau sali et barbouillé, le rend à sa primitive nature. Cet évêque, ces prêtres, ces citoyens qui s’éloignent ne sont pas l’Église ; ce ne sont que des déserteurs ! » Le conseil proclama à l’unanimité que les prêtres romains qui détalaient, n’emportaient pas avec eux l’Église de Genève, et ordonna que tous les biens ecclésiastiques fussent inventoriés. Puis la séance fut levéeh.
h – Registres du Conseil du 10 août 1535. — Msc. Chouet. — Chron. de Roset, III, ch.37.
La messe était supprimée, c’était un pas immense ; l’abolition de la messe était l’abolition de la papauté. La réforme fut aussitôt mise en exécution. Le lendemain, 11 août, il fut mandé « par grande défense de ne plus sonner, ni dire messe » dans la ville de Genève. Les prêtres effrayés obéirent ; ils s’amoindrissaient, ils se cachaient, ils se gardaient bien de faire entendre le moindre chant. Bientôt, nouveau crève-cœur. Ils voyent les commissaires du conseil entrer dans les temples, faire l’inventaire des meubles, joyaux et biens ecclésiastiques. L’œil morne et la bouche muette, les ministres de Rome sont témoins de la disparition des belles portraitures, ciboires, calices, et autres précieux ouvrages, que l’on emporte pour les mettre en lieu sûr à l’abri de leurs dilapidations. Il y en avait pour plus de dix mille écus. Depuis ce jour nul service romain n’eut lieu dans la cité. Il ne se trouva pas, dans tout le clergé, une de ces âmes enthousiastes qui se jettent au milieu du danger pour maintenir et proclamer leur foi.
Toutefois ces actes hardis ne s’accomplirent pas sans quelques murmures. La populace était en général pour le culte romain, et quelques cris se firent entendre. « Si l’on cesse de dire la messe, dirent aux syndics des âmes craintives, le peuple pourra se mutineri. » Ah ! dirent quelques hommes prudents, si de nouveau l’on chante la messe, cela soulèvera un tumulte bien plus grand encore. Le conseil maintint donc l’interdiction. Mais on voyait quelques catholiques, fidèles à des superstitions séculaires, se rendre aux heures canoniales dans leurs églises muettes, et parcourant comme des ombres des parvis déserts, verser des larmes. Hélas ! plus de chants, plus d’oraisons, plus de messes, plus de litanies, plus d’encensements ! Les prêtres, les orgues, tout se tait.
i – Registres du Conseil, ad annum.
Dans ces jours d’un grand effroi quelques femmes seules eurent du courage. « Nous ne baisserons pas nos enseignes, » dirent les sœurs de Sainte-Claire. Et en effet, elles firent dire l’office, mais à portes closes, tout bas, au milieu du chœur, et quelquefois, pour plus de sûreté, dans le réfectoire. Des catholiques zélés venaient heurter furtivement à la porte du couvent, et demandaient à voix basse d’être admis à ces messes dites sans chant et sans appareil. Ils y assistaient en tremblant ; ils dressaient l’oreille, ils étaient effrayés au moindre bruit. Cette fidélité ne dura pas longtemps. Cinq jours après, le 15 août, lors de la fête de l’Assomption, la dernière communion eut lieu. Le père confesseur et ses compagnons, après avoir dit timidement la messe, sortirent en tapinois de la villej.
j – Jeanne de Jussie, Commencement de l’hérésie dans Genève, p. 144, 145. — Registres du Conseil des 10 et 12 août. — Chron. msc. de Roset.
Pendant que la nuit étendait peu à peu ses voiles sur la papauté et ses sectateurs, le soleil se levait sur les amis des saintes Écritures. Plus de chants latins, plus de mouvements mimiques, de vêtements sacerdotaux, de peintures et d’encens ; plus de toutes ces pratiques agréables à l’œil, à l’oreille ou à l’odorat, qui avaient si longtemps régné dans l’Église ; mais à leur place Jésus-Christ. — Christ, dans le passé, faisant sur la croix l’expiation des péchés de son peuple ; — Christ, dans le présent, toujours au milieu des siens, vivifiant, sanctifiant et consolant les cœurs. Ces hommes chrétiens étaient entrés dans l’ère nouvelle de la vérité et de la charité, où les appelaient les réformateurs. Tandis que les conseils se préoccupaient surtout du maintien de la tranquillité, tandis que la grande troupe ne recherchait au fond que l’indépendance et la liberté, biens précieux, mais qui ne sauraient suffire, le petit troupeau des âmes vraiment pieuses, reconnaissant le Fils de Dieu comme l’auteur d’une vie nouvelle, était décidé à le suivre partout où il les mènerait.
La chute de la messe, qui date du 10 août, fut regardée par les réformés comme le signe de la victoire, et l’Église genevoise adoptant cette pensée, célèbre chaque siècle, au mois d’août de l’an ..35, le jubilé de sa réformation. Après trois ans de luttes, une première victoire était remportée ; mais il devait s’écouler encore une quatrième année, avant l’établissement définitif de la Réforme. Continuons donc notre marche jusqu’en mai 1536, et même jusqu’à l’arrivée de Calvin.