Le fait de l’inspiration établi, il faut l’examiner dans ses rapports avec les faits collatéraux et les théories théologiques, afin d’en déterminer, sinon la nature, du moins le caractère et la portée. Si nous ne pouvons pénétrer ce qu’il est en soi, nous avons besoin de savoir ce qu’il est pour nous.
Toujours à la base de la foi et de la vie chrétienne, il a été diversement entendu. Dans les premiers siècles, on adopta généralement, mais sans investigation réelle, sans système arrêté, ni doctrine précise, les opinions des Juifs qui considéraient leurs Livres saints comme l’œuvre de l’Esprit de Dieu, pour la forme aussi bien que pour le fond, et qui étendaient cette idée jusque sur la version des Septante. Le fait de l’inspiration une fois admis, il était naturel qu’on s’en formât des notions semblables ; la vénération religieuse, qui grandit en toute chose le côté divin, y conduisait instinctivement ; c’est la conception de l’enfance et du peuple : et la simple logique y mène aussi, quand on néglige de prendre en considération l’ensemble des données bibliques. La plupart des Pères paraissent transformer les écrivains sacrés en instruments plus ou moins passifs de l’Esprit divin. Justin dit que le Saint-Esprit se servit de leur langue et de leur plume, comme l’artiste se sert de son archet pour jouer l’air qu’il veut. On trouve des expressions ou des vues analogues dans Clément d’Alexandrie, Athénagore, Irénée, Tertullien, Cyprien, Chrysostome, Augustin, etc. Quelques-uns de ces premiers docteurs, tels qu’Origène, Grégoire de Nysse, Jérôme, Augustin lui-même, tout en employant le langage commun, s’expliquent cependant de manière à faire une large part à la libre activité des écrivains de la Bible. « L’Ecriture, dit Jérôme, c’est le noyau, non l’écorce ; l’essentiel, c’est le sens, la pensée ; le langage n’en est que le vêtement. » La terminologie ecclésiastique et théologique de ces temps n’était pas le résultat d’une étude attentive ; elle appartient à la langue de la foi ; elle est par cela même essentiellement métaphorique ; il ne faut donc pas trop presser ces expressions et ces images qui n’avaient pour but que de rendre plus sensible l’action divine. On sait combien les Pères ont fait usage du style figuré dans toutes les parties du dogme et du culte évangélique, et combien on les comprendrait mal si l’on prenait toujours leur langage à la lettre.
Une des images les plus communes à toutes les époques, est celle qui représente les auteurs sacrés comme les secrétaires de Dieu. Eh bien ! cette expression, que les partisans de l’inspiration plénière citent avec tant de confiance et qui, au premier abord, semble, en effet, tout en leur faveur, leurs adversaires l’ont invoquée aussi ; les théories les plus relâchées ont prétendu la tirer à leur sens et s’en faire un appui. Voici comment : les secrétaires, a-t-on dit, ne reçoivent que les idées ou les propositions générales ; l’exposition, l’arrangement, la forme, les idées secondaires et complémentaires, tout cela est leur ouvrage propre. Ainsi, par exemple, quand David écrivit le Psaume 1, Dieu lui inspira seulement ces deux choses que l’homme juste est heureux, selon le plan providentiel, tandis que le méchant ne saurait l’être ; ce fut là, si l’on peut ainsi parler, le thème divin, l’amplification fut l’œuvre du poète. Ainsi encore, quand saint Paul écrivit l’Epître aux Romains, ce que le Saint-Esprit lui révéla ce sont ces deux doctrines fondamentales : 1° la foi en Christ sauve ; 2° la loi ne sauve point ; mais l’ordre et l’enchaînement des idées, la nature et la marche de l’argumentation, l’exposition en un mot, la conception du dogme et sa forme, est tout entière de l’Apôtre. Les orthodoxes répondaient en interprétant et en définissant autrement le terme de secrétaire, en identifiant le scribe et le copiste. Longtemps on disputa là-dessus…
Depuis le vie siècle jusqu’à la Réformation, le dogme de l’inspiration fut fort peu discuté, parce qu’on s’appuyait sur la tradition plus que sur la Bible. On paraît avoir généralement tenu l’opinion la plus avancée des Pères, celle de l’inspiration totale. Cependant, alors même, on la modifiait et on la restreignait de diverses manières, quand on avait occasion de s’expliquer. Ainsi Agobar (ixe siècle) dit que « c’est une absurdité de croire que le Saint-Esprit ait inspiré les termes et les mots. »
Les Réformateurs, en élevant au-dessus de tout l’autorité divine des Ecritures, règle souveraine de la foi, n’allèrent pas jusqu’à la doctrine de l’inspiration plénière. Luther, Mélanchton, Calvin, s’expriment souvent de manière à faire entendre qu’ils ne l’admettaient point. — A une profonde dépendance dogmatique, ils joignent une grande indépendance critique. — Mais en suite des controverses internes et externes qui agitèrent l’Eglise protestante, cette doctrine s’y répandit bientôt universellement et devînt le dogme officiel. On disait que le Saint-Esprit avait poussé les auteurs de la Bible à écrire (impulsion), qu’il leur avait suggéré les mots comme les choses, et dicté jusqu’aux détails qui ne tiennent ni à la révélation, ni à son histoire (suggestion). Cette conception du dogme fut partout reçue et érigée à peu près en article de foi. Le fait biblique devint solidaire de la formule théologique. De là l’extrême importance qu’acquit la discussion entre les Buxtorf et Louis Cappel relativement aux points voyelles, de même que bien d’autres dont la vivacité nous étonne, celle, par exemple, concernant la pureté du grec du Nouveau Testament.
A la fin du xviie siècle, des vues différentes commencèrent à se faire jour. Les uns enseignèrent que le Saint-Esprit, en fournissant aux écrivains sacrés les pensées et les expressions, s’était pourtant accommodé au génie particulier de chacun d’eux. — D’autres mirent en question l’inspiration des mots, en retenant fermement et pleinement celle des choses. — D’autres admirent des degrés ou des modes différents d’inspiration ; on parle d’inspiration active et passive, antécédente, concomitante, subséquente, etc. ; on distingua la suggestion ou révélation qui donnait les doctrines, de la surveillance ou direction qui les préservait de tout alliage impur. — D’autres, sans formuler de théorie positive, séparant les écrits historiques des écrits dogmatiques et prophétiques, supposèrent pour ces derniers un autre genre d’inspiration que pour les premiers. — D’autres pensèrent que l’action divine s’était bornée à sauvegarder le fond religieux et moral des Ecritures, en laissant libre tout le reste. —D’autres imaginèrent une sorte d’inspiration occasionnelle ou intermittente. — D’autres, confondant l’inspiration et la révélation, crurent que les Apôtres, après avoir été mis en possession de la vérité divine, furent ensuite abandonnés à eux-mêmes dans leur enseignement oral et écrit. — Plus tard, le rationalisme, dans toutes ses directions et à tous ses degrés, dépouillant les termes ecclésiastiques de leur ancienne acception, a fait descendre l’inspiration des Apôtres et des Prophètes à celle des poètes, des philosophes, des grands instituteurs de l’humanité, chez qui il voit aussi des révélateurs. Il l’a expliquée par l’exaltation religieuse, par l’effusion de la lumière et de la vie divine dans les âmes arrachées à l’esclavage du monde, par la pureté de sentiment que les compagnons du Christ avaient puisée dans son commerce, etc. L’Allemagne a produit de nos jours une foule de ces théories qui annulent la théopneustie proprement dite, en parlant, autant et plus peut-être que l’orthodoxie, de l’Esprit de Dieu et de Christ, du Saint-Esprit, de l’Esprit. Un grand nombre de ses théologiens, les plus respectueux envers les Ecritures, ne veulent voir dans l’inspiration des promulgateurs du Christianisme que l’action générale de l’Esprit divin sur les fidèles ; ou s’ils admettent une différence, elle est, suivant eux, quantitative plutôt que spécifique ; c’est la grâce à une plus haute puissance.
Des hommes distingués, revenus sur ce sujet, comme sur bien d’autres, à l’idée du xvie et du xviie siècle, travaillent à y ramener notre époque. Ici, on va jusqu’à soutenir que ce ne sont pas proprement les pensées qui ont été données de Dieu, mais les mots ; que ce ne sont pas les écrivains qui ont été inspirés, mais les livres (MM. Gaussen, de Gasparin, etc.). Là, on parle de l’organisme vivant, des Ecritures, idée qui mènerait loin, pour peu qu’on la creusât jusqu’au fond et qu’on la suivît jusqu’au bout, car dans un organisme, tout étant constitutif, tout devient essentiel. Ailleurs, on proteste contre la maxime, si longtemps accréditée et passée à l’état d’axiome théologique, que la Bible contient la Révélation, la Parole de Dieu ; elle ne la contient pas seulement, s’écrie-t-on, elle l’est et c’est à ce titre qu’elle doit être reçue et prêchée.
En somme il existe à ce sujet des divergences innombrables et profondes. Raison de plus de nous attacher au simple fait scriptuaire, en nous efforçant de le prendre tel quel, dans l’ensemble de ses éléments, sans nous associer ni à ce qui va au delà, ni à ce qui reste en deçà. Religieusement admis, il donne à la foi la certitude qu’elle réclame ; il place au-dessus des théories entre lesquelles se partage la science, et fournit le moyen de les juger pour la plupart. — Montrons-le par quelques remarques.
C’est une opinion sans cesse reproduite que la théopneustie rend ou laisse ses organes passifs : reproche constant de ses adversaires, que motivent, en effet, certaines expositions de ses partisans. Mais cette opinion ne se soutient pas devant l’examen impartial et tant soit peu attentif des Livres saints, envisagés sous toutes leurs faces, historiques et dogmatiques. Ils nous montrent les promulgateurs de l’Evangile conservant, sous l’intervention céleste, leur pleine liberté intellectuelle et morale, l’usage de toutes leurs facultés naturelles, soumis, comme nous, au devoir de la vigilance et de la prière, toujours agents volontaires et responsables. Nous les voyons exposer la vérité sainte chacun à sa manière, selon ses impressions ou ses dispositions, dans son langage propre. Ils déclarent annoncer ce qu’ils ont vu et entendu ; ils distinguent, en certains cas, leur opinion personnelle des prescriptions obligatoires ; ils sont dans le doute sur certaines choses (1 Corinthiens 1.16 ; 2 Corinthiens 12.2-3) ; ils discutent, ils argumentent, ils en appellent à leur bonne foi (Romains 9.1 ; 2 Corinthiens 1.18, 23 ; Galates 1.20), comme à la conscience et à l’intelligence de leurs auditeurs. Ces données sont là, nombreuses, positives, et l’on n’a pas le droit de les reléguer dans l’ombre et de les tenir comme si elles n’étaient pas. L’homme reste dans l’apôtre ; l’individualité persiste à coté de la théopneustie. Ce sont deux ordres de faits ou, si l’on veut, deux aspects d’un seul et même fait, qui doivent être également admis, puisqu’ils sont également attestés. Il faut laisser à l’un et à l’autre sa réalité, son rôle, son rang, au lieu de les absorber l’un dans l’autre, suivant cette pente qui fait tout céder à l’unité systématique. Pendant longtemps, l’aspect humain fut subordonné, et par suite sacrifié à l’aspect divin : c’est l’inverse aujourd’hui. Pour qui s’attache à l’ensemble des données bibliques, la tendance actuelle est visiblement un écart non moins que l’ancienne, quoique dans un sens opposé. Dans toute question, historique, critique, dogmatique, la première condition est d’en maintenir intégralement les éléments constitutifs ; en quintessencier une partie, ce n’est pas expliquer, c’est fausser. Or, ici le dualisme est manifeste. Il se pose simultanément devant nous et le fait d’individualité et le fait de théopneustie ; — l’un a été constaté, l’autre ne saurait être contesté. Qu’on cherche à les coordonner, à les concilier, à les systématiser ; nous n’avons rien à y redire : seulement il faut avant tout et par-dessus tout que chacun reste lui-même. C’est la règle suprême des sciences naturelles, l’expérience les y ramenant, malgré qu’elles en aient, chaque fois qu’elles s’en écartent ; ce doit être, à plus forte raison, la règle de la théologie, qui touche de toutes parts aux insondables profondeurs des voies divines.
Il est une analogie qu’il convient d’indiquer. A bien des égards, il en est de l’individualité et de la théopneustie chez l’apôtre, comme de la liberté et de la grâce chez le chrétien ; c’est, des deux parts, la corrélation de l’intervention divine et de l’activité humaine. Eh bien ! qu’est-il arrivé de cette seconde question sur laquelle se sont concentrées, pendant des siècles, toutes les forces et les ressources de la science ? Si quelques esprits se jettent encore dans les extrêmes désignés par les vieilles dénominations de pélagianisme et d’augustinisme, la théologie générale, de même que la simple foi, place côte à côte les deux termes, acceptant ensemble le fait et le mystère. La philosophie elle-même a suivi la théologie dans cette voie, car le problème est aussi philosophique, quoique sous d’autres formes et d’autres noms. La philosophie religieuse maintient et la liberté et la Providence, tout en confessant l’impossibilité où elle est d’en déterminer pleinement les rapports. Ne perdons pas pour la question de théopneustie la leçon que l’expérience a donnée sur la question de la Providence ou de la grâce. Si aucune des théories qui ont régné tour à tour au sujet de cette dernière n’est parvenue à se légitimer, par la raison toute simple qu’aucune n’en maintient dans leur pleine réalité les divers éléments, n’est-ce pas un sérieux motif de circonspection vis-à-vis des théories relatives à la première ? — Examinons-les rapidement à la lumière des faits.
Nous écartons les théories rationalistes qui, lors même qu’elles retiennent les mots de révélation, d’inspiration, en font disparaître le caractère surnaturel, c’est-à-dire l’élément essentiel. Nous les écartons, parce que nous tenons la révélation proprement dite pour établie. On reconnaît qu’elle est, quand on recherche ce qu’elle est.
Nous écartons également les théories métaphysiques sur la nature ou sur le mode de l’acte théopneustique ; distinctions d’impulsion et de suggestion, de direction et de surveillance, etc… ; déterminations idéales de l’inconnu : à peu près comme celles qui, dans une autre sphère, prétendent marquer les rapports de l’immanence et de la transcendance divine.
Disons seulement quelques mots de trois théories, dont l’une va, selon nous, au delà des Ecritures, tandis que les deux autres restent en deçà : celle qui suppose l’inspiration plénière ; celle qui ne la voit que dans l’état de révélation par lequel les Ministres de la parole furent mis en possession de la vérité ; celle qui la rattache et. veut la réduire à la loi commune de la grâce, à l’action générale du Saint-Esprit.
1° Si la question était réglementaire et non dogmatique, nous inclinerions volontiers vers la théorie de l’inspiration plénière, en ces temps où il importe si fort d’affermir le principe d’autorité, battu en brèche de toutes parts par le subjectivisme théologique et l’individualisme ecclésiastique. Mais les textes et les faits sur lesquels on la fonde (Matthieu 5.18 ; 10.19 ; 2 Timothée 3.16, etc.) ne nous paraissent pas la renfermer, et elle a contre elle de grandes données scripturaires qu’elle ne réussit, pas à s’assimiler, en particulier cet élément personnel et humain que nous avons indiqué, et qui se trahit partout dans la pensée comme dans le style, dans la conception de la doctrine comme dans son exposition. Du reste, cette opinion, après s’être relevée un moment, est retombée de nouveau ; le vent ne souffle plus de ce côté ; et autant nous devions la discuter à une autre époque, autant nous pouvons nous dispenser de le faire aujourd’hui.
2° a) D’après la seconde théorie, les Apôtres auraient reçu d’En-haut, à l’entrée de leur ministère, la vérité sainte, l’Evangile du salut ; mais ils auraient été ensuite abandonnés à eux-mêmes, ils n’auraient joui d’aucun secours spécial, ni quand ils prêchaient, ni quand ils écrivaient. Cette opinion s’est plus ou moins produite à toutes les époques ; tombée aujourd’hui, elle peut se relever demain. On lui a reproché d’anéantir l’autorité des Ecritures, de renverser les bases de la foi ; imputation évidemment injuste ; car si elle annule l’inspiration, dans le sens usuel et dogmatique, elle maintient la révélation. Elle n’est donc pas aussi subversive qu’on l’en accuse ; mais elle n’est pas plus fondée pour cela. Les faits prouvent que l’action divine ne se retira point des fondateurs du Christianisme après leur avoir communiqué la doctrine de la grâce et de la vie. Les signes de cette action exceptionnelle et surnaturelle leur restèrent jusqu’à la fin. Les promesses annonçaient que l’Esprit, qui devait les conduire en toute vérité, demeurerait toujours avec eux, en sorte que tout ce qu’ils lieraient sur la terre serait lié dans le Ciel. Aussi, donnent-ils constamment leur parole comme la Parole même de Dieu ; ce qu’ils n’auraient pu légitimement dans l’hypothèse que nous discutons. Ils auraient été, vis-à-vis de la révélation de l’Esprit, une fois donnée et reçue, ce que sont les théologiens vis-à-vis de la révélation des Ecritures ; et même, l’avantage serait, à certains égards, du côté des théologiens, qui peuvent sans cesse renouveler ou rectifier leur vue de la vérité en recourant à l’oracle divin, permanent pour eux, tandis qu’il n’aurait été que momentané pour les promulgateurs de l’Evangile.
Cette opinion n’embrasse pas l’ensemble des témoignages et des faits. Elle est, par conséquent, inadmissible. Aussi, autant que nous pouvons le savoir, n’a-t-elle aujourd’hui que de rares partisans, si elle en a ; elle est généralement dépassée, soit dans le sens positif, soit dans le sens négatif.
b) Il en est une autre plus actuelle qui va y toucher, tout en s’en distinguant ; c’est celle qui, en reconnaissant la révélation de Dieu en Christ et par Christ, ne considère les Apôtres que comme simples témoins de la doctrine et de la vie du Maître, ne laissant d’autre certitude à leurs enseignements que la vérité de leurs souvenirs ou de leurs impressions. Les deux opinions que nous rapprochons admettent également et que les fondateurs du Christianisme se sont trouvés devant une révélation proprement dite, et que cette révélation, qu’ils avaient mission de proclamer sur la terre, était, pour eux un fait accompli, une lumière éteinte qu’ils reflètent de loin, et que ce n’est qu’en tant qu’ils la reproduisent avec fidélité, que leur parole, toute humaine en elle-même, peut et doit être tenue comme parole divine. La différence, c’est que dans un cas la révélation est un fait interne, une lumière directe, dans l’autre, un fait externe, une lumière réfléchie ; et cette différence est considérable. D’après la première de ces opinions, les hérauts de l’Evangile ont reçu, par une communication céleste et immédiate, la vérité qu’ils annoncent ; d’après la seconde, ils ne font que rendre la notion qu’ils s’en sont formée dans leur commerce avec Jésus-Christ. Il est évident que leur doctrine présente une plus haute garantie dans la première hypothèse que dans la seconde, car il y a là une illumination supérieure qui manque ici. Mais ce qui est positif et qui seul importe, c’est que les deux opinions sont en désaccord l’une et l’autre avec les données générales du Nouveau Testament.
Mutilant ou violentant les faits, elles ne valent pas même comme pures hypothèses. Sans doute, les hommes apostoliques sont témoins, mais témoins revêtus de la vertu d’En-haut (Actes 1.8), ce qui imprime à leur témoignage l’autorité religieuse qu’il s’attribue et qu’il faut lui maintenir.
3° Passons à la théorie qui parle comme nous et autant que nous de l’inspiration apostolique, mais qui, la ramenant à la loi commune de la grâce, à l’action universelle et permanente du Saint-Esprit, l’annule souvent en réalité, tout en la retenant nominalement.
La science accorde facilement aujourd’hui, par suite de son point de vue panthéistique, la vie de Dieu dans le monde et dans l’homme. Ce mystérieux concours, auquel répugnait si fort l’empirisme du xviii siècle, se pose maintenant comme un principe évident par lui-même ; il est partout, quoique en des sens et à des degrés divers, en philosophie et en théologie. Partout l’antithèse de l’humain et du divin, avec l’assertion de leur pénétration réciproque. On dirait une formule magique, qu’il suffit de prononcer pour tout éclairer, et qui change immédiatement l’antithèse en synthèse. Avec la philosophie de l’absolu, à la bonne heure ; mais, en dehors de cette métaphysique, qu’y a-t-il que des mots vides ou des non-sens ? Les idées, les locutions jetées dans les hautes régions de la science s’infiltrent de toutes parts ; c’est la pensée et la langue du moment ; tout s’y plie de près ou de loin : les doctrines qui ruineraient ces maximes axiomatiques cherchent elles-mêmes, par une singulière fascination, à s’abriter sous leur ombre. Si l’on voulait dire uniquement que, dans l’inspiration apostolique aussi bien que dans tout le domaine de la Providence et de la grâce, l’action de Dieu et l’action de l’homme coexistent, et qu’il faut les y reconnaître l’une et l’autre, ce serait la simple constatation du fait, et nous ne pourrions qu’approuver. Mais on entend évidemment autre chose : c’est une explication qu’on prétend donner. Or, cette explication, nous la cherchons en vain. Ce n’est, la plupart du temps, qu’une terminologie creuse et mensongère. Il s’y rattache d’ailleurs des vues si diverses, si indécises, si élastiques qu’on ne sait souvent par où les saisir.
Quand l’opinion que nous avons à juger pose licitement en principe que les Apôtres n’ont pas été sous une autre direction du Saint-Esprit que les fidèles de tous les temps, elle aboutit à voir en eux, non plus des révélateurs, mais des théologiens, suivant une expression qu’elle répand ; elle enlève au Nouveau Testament son caractère de norme divine, quelque effort qu’elle fasse pour paraître le lui conserver ; elle pousse à ce traditionalisme inconséquent qui glorifie l’évolution de l’idée chrétienne, tout en se réservant d’y prendre et d’y laisser à son gré. On sait jusqu’où elle va. Elle transforme en préventions et en méprises judaïques tout ce qui contrarie ses idées. Elle aboutit à ce mot d’un de ses adeptes : « Je puis être inspiré comme Esaïe et saint Paul ».
Quand cette opinion admet chez les promulgateurs de l’Evangile un degré supérieur d’illumination, qui sauvegarde la vérité salutaire dans leur enseignement oral et écrit, où il légitimait le titre qu’il se donne de témoignage de Dieu, Evangile de Dieu, nous la laissons à elle-même en lui tendant la main, car elle maintient alors le principe théologique et ecclésiastique de la Réformation, l’autorité divine de la parole apostolique, règle souveraine et éternelle de la foi et de la vie. Ce qui importe ici, comme à peu près partout, c’est le fait, c’est sa valeur dogmatique, sa fin religieuse et morale ; ce n’est pas sa nature, sa genèse, son explication. Observons cependant que l’acte d’inspiration fut accompagné d’un surnaturel exceptionnel, qui fait défaut à l’acte de la grâce ; il fut signalé par des pouvoirs miraculeux, des dons prophétiques avec lesquels il ne faisait qu’un, et qui ont cessé. Aussi, le sens chrétien a-t-il, dès l’origine, établi entre les deux faits une différence foncière, spécifique, constitutive. Et le plus sûr est certainement de se tenir à cette impression des faits.
Prenons garde de les dénaturer sous le prétexte plausible de les concilier ou de les simplifier. Si l’on embrasse les données scripturaires dans leur intégrité, regardant sans prévention à tout ce qu’elles attestent ou impliquent, on reconnaîtra que, conformément à la croyance générale de l’Eglise, les fondateurs du Christianisme furent les objets d’une intervention divine d’un ordre supérieur, qui s’étendit sur toute la durée de leur ministère, et, pour tout dire en deux mois, que l’inspiration fut en eux réelle et permanente : réelle, c’est-à-dire qu’elle eut bien le caractère surnaturel que lui attribue la foi ; permanente, c’est-à-dire qu’elle régit l’œuvre apostolique tout entière.
Nous n’entendons point par là, répétons-le, que les Evangélistes ne furent en aucun sens laissés à eux mêmes, que tout ce qu’ils ont fait, dit ou écrit leur a été suggéré d’En-haut sous la forme dont ils l’ont revêtu. Nous ne voulons préciser ni la nature, ni le mode, ni le degré de cette intervention mystérieuse. L’Ecriture ne le fait pas, et nous devons nous garder d’aller au delà de l’Ecriture en un sujet qu’elle peut seule éclairer. Nous croyons à l’action surnaturelle qu’atteste le témoignage divin, parce que nous croyons à ce témoignage ; mais nous n’essayons pas de déterminer en quoi elle consiste, comment elle opéra, jusqu’où elle s’étendit, parce que le témoignage, qui est notre unique source de lumière et de certitude, se tait là-dessus. Dans ce qui est de la révélation, il faut aller aussi loin que l’Ecriture et s’arrêter où elle s’arrête ; il faut admettre les faits de tous les ordres qu’elle donne, et les admettre tels qu’elle les donne : en deçà et au delà est également l’erreur. Or, l’Ecriture n’attestant que la réalité et la permanence de l’inspiration apostolique, nous devons en rester à cette attestation, en respectant ses silences et ses mystères. Sur ce dogme, comme sur tous les dogmes purs, nous n’avons que le fait et son rapport avec nous ; ce fait, nous savons qu’il est, nous ne savons ni ne pouvons savoir ce qu’il est en soi (evidentia rei, non modi). Et l’important, redisons-le, ce ne sont pas les théories ou les idéalités de la science, ce sont les réalités de la foi.
Si l’on nous dit que rester dans cette indétermination c’est condamner la théologie à une sorte d’empirisme et la réduire à la catéchétique, ce reproche nous touche peu. Nous aimons mieux nous arrêter sur les bords du mystère que de nous égarer dans ses profondeurs. Si l’on nous dit que nous laissons subsister des incompréhensibilités, des difficultés, des antinomies fâcheuses, nous le confesserons ; mais en faisant remarquer qu’il en existe du même genre à peu près partout, qui ne font que reculer ou se transformer à mesure que s’ouvre le monde physique et moral. N’y en a-t-il pas qu’on s’est vainement efforcé de lever jusqu’ici dans ce qui nous touche de plus près, dans l’union de notre corps et de notre âme, par exemple, et dans le rapport indéniable du panergisme divin et de la libre activité humaine ? Chose étrange, on voudrait marcher par la vue dans l’ordre surnaturel, tandis qu’on est forcé de marcher à mille égards par la foi dans l’ordre naturel lui-même !
Sans blâmer la haute spéculation, en lui laissant son rôle et son droit, nous croyons que la théologie, science de la foi, doit se former davantage à ce respect des faits, que la force des choses a inspiré ou imposé à la philosophie, science de la nature. Les faits de révélation doivent être pour la théologie ce que sont pour la philosophie les faits d’observation. Si c’est son droit de chercher à les expliquer, à les systématiser, son devoir est de les constater exactement et de les maintenir intégralement, alors même qu’elle ne réussit pas à se les rendre pleinement intelligibles. Pour la théologie comme pour la philosophie, les faits avant tout et par-dessus tout. Ce principe répugne fort à ses prétentions actuelles ; mais c’est certainement le vrai, et il importe d’autant plus de le rappeler que mille tendances le battent en brèche au dehors et au-dedans.
Du point de vue de l’inspiration plénière, ainsi que du point de vue opposé qui laisse tomber toute inspiration proprement dite, on nous demande ce qu’assure réellement la simple admission du fait théopneustique, sans détermination précise de sa nature et de son étendue, de son mode et de son degré. Nous répondons que, malgré ses lacunes et ses ombres, malgré les difficultés qu’on peut entasser à l’entour, ce fait constate et garantit la doctrine ou la voie du saint, c’est-à-dire ce qui est essentiel à la foi et à la vie. L’inspiration apostolique assure la révélation évangélique, dont elle est le prolongement à le complément. Ecoutez la promesse : « Il vous conduira dans toute la vérité. Vous recevrez la vertu d’En-haut, et vous me servirez de témoins jusques aux bouts de la terre. » Ecoutez l’histoire : « Dieu lui-même appuyait leur témoignage par des prodiges et des miracles, par divers effets de sa puissance et par les dons du Saint-Esprit. » Aussi leur parole fut-elle donnée et reçue comme étant véritablement la Parole de Dieu (1 Thessaloniciens 2.13). Voilà le fait. Ne fonde-t-il pas la sécurité de la foi, lorsqu’on ne veut marchander ni avec la conscience ni avec la Révélation, lorsqu’on se tient humblement devant Dieu dans la vigilance et dans la prière ?
Nous reviendrons là-dessusa. Bornons-nous ici à cette remarque générale : l’inspiration, quelle qu’elle soit en elle-même, a été certainement proportionnelle à son but. Or, son but évident fut d’assurer la vérité sainte chez ses promulgateurs : elle est cela, dès qu’elle est, car elle est pour cela. Nous n’avons donc qu’à ouvrir nos esprits et nos cœurs à ces hommes de Dieu, qui prêchent par le Saint-Esprit envoyé du Ciel (1 Pierre 1.11), pour être enseignés de Dieu.
a – Voir Chap. VII, « De l’autorité des Ecritures, »
On persiste à soutenir qu’il nous faut la théopneustie totale et l’absolue infaillibilité des Ecritures, que notre principe n’est effectif et, par conséquent, réel que lorsqu’il va jusque-là. Aussi, est-ce là qu’on le prend : c’est sous cette forme qu’on s’obstine à le combattre et qu’on se figure le ruiner. Il en est de même, d’ailleurs, de la plupart des autres dogmes. Parlons-nous de la Trinité, on nous impute le symbole d’Athanase ; maintenons-nous l’Expiation, on met sur notre compte la théorie juridique d’Anselme, etc., etc. Cela peut être habile dans la discussion, mais, en réalité, cela ne nous atteint pas, puisque notre attachement au fait biblique ne nous rend solidaires d’aucune formule théologique ou ecclésiastique.
[Nous reproduisons ici une note détachée dans laquelle le professeur Jalaguier répondait à l’un des étudiants les plus distingués de son auditoire de 1860 à 1863. L’étudiant a tenu, et bien au delà, ce qu’il promettait alors puisqu’il est devenu M. le professeur Aug. Sabatier, doyen de la Faculté de théologie de Paris. L’éminent théologien nous saura gré, nous le pensons, de rappeler ce souvenir en publiant cette critique de son premier maître. Voici cette note :
« Dans l’intéressant et solide travail qu’il vient de nous donner, M. S. a cédé à cette disposition du moment. Arrivé à cette question : Peut-on croire que les discours attribués à Jésus-Christ par le 4me Evangile soient réellement de lui ? M. S., exposant les diverses explications, a, si j’ai bien entendu, représenté celle de la théopneustie comme une sorte de rappel verbum verbo, et il l’a laissée avec les autres pour établir que la pensée est bien du Seigneur, quoique l’expression soit ou puisse être de saint Jean. J’incline à cette opinion. Mais l’inspiration n’en reste pas moins avec sa fin et son action providentielles. La promesse du Saint-Esprit, plus prononcée encore dans le 4me Evangile que dans les autres, n’aurait pas dû être ainsi écartée comme si elle n’était pas, surtout dans un travail basé tout entier sur les paroles du Seigneur et sur l’ordre surnaturel où elles placent. Ne touche-t-elle pas au sujet en discussion et par son contenu général et par cette clause spéciale : Il vous remettra en mémoire toutes, etc ? Sans doute ce n’était là qu’une question préliminaire à laquelle M. S. ne pouvait s’arrêter longtemps. Mais il pouvait indiquer du moins le trait qui constitue un des éléments les plus importants du problème. Lacune ou prétention que je relève surtout comme un des caractères de la direction actuelle. J’ai dit que j’inclinais vers l’opinion qui reconnaît tout à la fois et l’enseignement du Seigneur et à certains égards le langage de saint Jean dans les discours du 4me Evangile. Cela ne porte, à mon sens, nulle atteinte à l’inspiration apostolique et n’en diminue en rien le prix pour la foi. Sans elle, je pourrais craindre que ce qui a altéré la forme des enseignements de Jésus-Christ n’en ait altéré aussi le fond ; avec elle, cette crainte n’existe plus. La promesse a eu certainement son effet ; et elle s’étend à tout ce qui concerne la vérité et la vie, par conséquent elle assure tout. Ainsi le Prologue de saint Jean où l’on ne voit qu’une page de métaphysique, et qui, sans elle ne serait pas autre chose, devient par elle historique comme tout le reste. Telle est la portée du fait théopneustique. Comment s’est-il accompli, je ne sais ; Mais je sais qu’il a eu lieu ; c’est tout ce qu’il me faut. »]
Le fait seul nous importe et le fait nous suffit. Redisons-le, puisqu’on nous y oblige. De quoi s’agit-il dans les Livres saints ? Ce n’est pas de la vérité physique, astronomique, physiologique, chronologique, etc., etc., c’est uniquement de la vérité qui est selon la piété, de la vérité salutaire ; il s’agit non de science, mais de religion. Au premier égard, c’est-à-dire au point de vue scientifique, les écrivains sacrés sont restés ce qu’étaient les hommes de leur temps et de leur condition ; ils ont suivi l’opinion commune, comme ils parlèrent la langue commune ; ils n’étaient pas plus à l’abri d’erreurs métaphysiques ou physiques que de fautes grammaticales. En faisant d’eux des révélateurs, l’Esprit n’en fit ni des littérateurs ni des érudits (1 Corinthiens 1.20-29 ; 2 Corinthiens 2.1-10). Epiloguer là-dessus, c’est méconnaître leur mission. Il en est à peu près de même, pour le dire en passant, du reproche qu’on fait au Christianisme de n’être plus à la tête du mouvement scientifique et social. Le Christianisme n’est ni une philosophie ni une politique ; il est une religion. Et c’est par les influences de sa foi et de sa vie qu’il agit si puissamment sur l’ensemble des choses humaines. Laissons-le ce qu’il est, et laissons aussi ses Apôtres ce qu’ils furent. Ils ne furent chargés que de donner au monde l’Evangile, la doctrine du salut, la vérité qui est la vie, et nous savons qu’une direction et une illumination supérieures reposaient sur leur parole. Leur Evangile est l’Evangile de Dieu (Romains 1.1). Encore une fois, n’est-ce pas assez ? Il y a des mystères, sans doute, mais le mystère n’annule pas le fait ; et si le fait nous reste, tout nous reste.
Je sais combien de questions on peut soulever, combien de difficultés on peut faire à propos de cette indétermination du dogme, fondement et principe du protestantisme. Qu’il sorte de là des embarras, des troubles, des périls pour la science, je l’accorde ; mais la foi passe par dessus. Qu’on lui laisse le fait théopneustique, qu’on le lui laisse réellement tel que le donnent les Livres saints, on lui laisse tout, car on lui laisse la Parole de Dieu, dans la haute acception attachée à ce terme par la langue religieuse…
Il en est de l’inspiration comme de toutes les grandes croyances chrétiennes qui, posées dès l’origine à la base de la prédication et de la foi, ne sont touchées qu’incidemment dans les écrits ; partout présentes, sans être nulle part didactiquement exposées. C’est à cause de cela que toutes, même les plus fondamentales, divinité de Jésus-Christ, rédemption par son sang, etc., etc., ont pu être mises en question sous l’empire de différentes préoccupations systématiques. Mais toutes reparaissent dans leur évidence, dès que la direction des esprits vient à changer, c’est-à-dire dès que le voile se déchire, dès que le charme se rompt. Ainsi, en sera-t-il du dogme de l’Inspiration, qui a contre lui les préventions de notre temps, et que les écoles mêmes qui l’admettent exténuent ou voilent le plus qu’elles peuvent. Les vieilles déterminations tomberont peut-être, mais le fait sur lequel elles portent restera si l’Evangile reste ; car il ressort non seulement de quelques passages, mais du fond historique ? et doctrinal du Nouveau Testament, de l’esprit même du Christianisme, de son essence vitale, de son supranaturalisme constitutif.