La nuée de témoins

XI. Introduction aux guerres de religion

Juin sourit couronné du prodige des roses.

Le 6 juin 1540, François Ier signa un édit qui ordonnait à tous les pouvoirs de se liguer contre « les luthériens » sous peine du crime de lèse-majesté. Ne pas les dénoncer était « crime séditieux et perturbation de l’Etat ».  Le silence, à leur égard, était assimilé à la rébellion contre le roi. Or, celui-ci aiguillonné par l’Eglise romaine, promettait au bûcher les disciples de l’Evangile, et employait les biens confisqués aux victimes pour payer ses créatures.

La même année, un arrêté d’extermination fut lancé contre les descendants spirituels de Pierre Valdo ; sous le ciel bleu de la Provence, les « Vaudois » menaient une existence paisible de bergers et de cultivateurs. Ces malheureux, terrorisés par la menace effroyable, se tournèrent vers le monarque ; il hésitait à permettre la tuerie, mais on lui persuada que ces paysans songeaient à s’emparer de Marseille, – et les instances du cardinal de Tournon l’emportèrent.

Alors ce fut la ruée sauvage, sous la direction du baron d’Oppède, premier président du parlement d’Aix. Plus de six mille égorgeurs furent lâchés sur une population innocente ; ils incendièrent trente villages et trois villes ; on arquebusait les infortunés qui ne récitaient pas sans faute le Pater et l’Ave ; hommes, jeunes filles, vieillards, enfants, rien ne fut épargné ; les femmes, réfugiées dans les granges, étaient brûlées vives dans la paille, et repoussées vers les flammes à coups de piques ; on enfumait les fugitifs dans les cavernes des montagnes. On interdit aux catholiques romains, sous peine de mort, d’offrir un asile ou un morceau de pain à tous ces maudits. Il en périt plus de vingt mille ...

« Quand on annonça ce grand désastre à Calvin, il avait prêché deux heures, et il descendait, tout en sueur, de cette s’ombre chaire que tout voyageur connaît. Le réformateur se fit répéter la terrible nouvelle, puis, blanc comme un linceul, il s’appuya sur la rampe, trempé d’une seconde sueur, d’une sueur froide d’agonie. Bèze s’étant précipité vers lui avec inquiétude, Calvin se remit aussitôt et dit : « Bénissons le Seigneur ! Chacun de nous, prédicateurs de la vérité lui vaudra mille prosélytes, – mais chacun de ces martyrs : dix mille (1). »

(1) Dargaud : Histoire de la liberté religieuse (tome I, p. 38)

Cette épouvantable croisade criait vengeance. François Ier découvrit qu’on l’avait trompé. Pour obéir à ses instructions, Henri II intenta un procès au chef des assassins, le baron d’Oppède. Celui-ci fut disculpé de ses fureurs homicides ; et un « Vicaire de Jésus-Christ » le nomma. Chevalier de l’Ordre de Saint-Jean-de-Latran. « Le pape Paul III n’avait pas tardé à intervenir en faveur des bourreaux. Après lui, Jules III fit à Henri un exposé de l’affaire, qui est une véritable apologie du massacre : « Cette exécution des hérétiques, pour la conservation de l’Eglise et de la religion chrétienne, est bonne, juste, digne de mémoire, et propre à valoir au seigneur d’Oppède honneur et gloire (2). »

(2) J. Viénot : Histoire de la Réforme française (p. 209).

Ces leçons pontificales ayant excité l’âme du roi, les bûchers se multiplièrent à Paris et en France. Deux évangélistes, passent par Chambéry, osent blâmer un prêtre qui blasphémait Dieu. On les brûle. Ailleurs encore, dans une auberge normande, un voyageur critique deux prêtres « ivrognants et blasphémants ». On le soupçonne aussitôt d’hérésie ; on l’arrête, on le brûle.

D’autres clercs déployèrent le courage du martyre. Un ancien Cordelier prêchait la Réforme ; l’évêque d’Angers le fit condamner à mort. On lui coupe la langue, parce qu’il refusait de réciter l’Ave Maria ; et cependant, on l’entendit chater un psaume, durant ses tourments. Saupoudrer de souffre, il fut élevé hors de la flamme, pour y être à nouveau plongé ; les moines animaient le bourreau : « Hausse et baisse, criaient-ils jusqu’à ce qu’il ait prié la Vierge Marie ! » Autre exemple à méditer : pendant que les flammes dévoraient un supplicié, le bâillon de fer, enfoncé dans sa bouche se déplaça ; il put s’écrier : « Jésus-Christ, assiste-moi ! » C’était un prêtre gagné à l’Evangile.

A Paris, un propagateur de la Réforme connut une épreuve analogue. Un bâillon de bois lui tenait les mâchoires monstrueusement écartées. « Ses yeux seuls, levés au ciel, pouvaient exprimer sa constance. » ; mais quand le feu eut consumé les cordes qui liaient le mors hideux, le martyr invoqua Dieu de ses lèvres sanglantes.

De scènes pareilles finissaient par troubler même les juges. Au tribunal de Bordeaux, des voix s’élevèrent pour demander s’il était conforme aux livres sacrés de mettre à mort sur-le-champ, des hommes coupables d’avoir quitté la vraie religion ; il s’agissait d’épargner deux jeunes victimes. Une majorité opina pour l’extrême rigueur ; mais l’opinion publique était si peu favorable, que les magistrats firent protéger le lieu de l’exécution. « Le supplice entraînait des détails si horribles qu’une sorte de terreur panique s’empara des assistants. Les archers abandonnèrent leur poste, un prieur et le greffier prirent la fuite, les assistants, affolés, tombaient les uns sur les autres. »

Un soir, le 4 septembre 1557, à Paris, des prêtres préviennent la police qu’une assemblée religieuse est réunie en secret, rue Saint-Jacques. Le peuple s’ameute : il soupçonne les « luthériens » de crimes infâmes, puisqu’ils s’assemblent de nuit. Les mêmes rumeurs avaient poursuivi les premiers chrétiens. On cerne la maison ; les « séditieux » qui ne purent échapper, furent jetés dans des cachots infects au Châtelet. Parmi les rebelles, se trouvait un étudiant nommé Rebesiers. On le tortura pour qu’il désignât ses complices. On lui étira les membres ... Il se tait. On le gonfle d’eau … Il se tait. On emploie le feu … Il s’écrie : « Est-ce ainsi que vous traitez les enfants de Dieu ? » On le jette sur un lit où il gisait sans mouvement, les os disjoints, une épaule redressée, le cou tordu. Il profita de ce répit pour chanter des psaumes avec son ami Danville. Le lendemain, on les conduisit au bûcher ; comme ils refusaient de baiser le crucifix, on le leur fit baiser de force.

Les protestants rédigèrent une apologie destinée à Henri II. Ils s’élevaient contre d’abominables calomnies : « Nous nous assemblons pour faire commémoration des Saintes Lettres et les accommoder à notre temps. » En effet, malgré le rougeoiement des échafauds, dont les reflets éclairent ces réunions cachées, les participants sont préoccupés, avant tout, de s’imposer une sévère discipline de la conduite : « Il y a exhortations, et corrections, et censure divines. » Les sommes recueillies, « on ne les dépense pas en ivrogneries, mais tout est employé à nourrir les pauvres, à enterrer les morts. à subvenir aux pauvres enfant, aux pauvres vieillards, et à ceux qui sont prisonniers pour la vérité de Dieu et qui la maintiennent. »

L’apologie se terminait par un appel à l’opinion : « Peuple ignorant et insensé ! considère qui sont ceux qui méritent punition : ou nous qui prions Dieu en une chambre, ou toi qui, étant épars au milieu des rues, blasphémais son saint nom… Les quels s’élevaient contre le roi ; ou nous qui, après avoir prié Dieu pour lui et pour toi-même, fûmes pris sans défense, ou toi qui fus trouvé la nuit étant en armes ? Nous, nous ne quitterons pas le service de Dieu, et nous surmonterons votre cruauté par notre patience. »

Le nouvel Hérode était bien incapable de comprendre. Son Hérodiade, Diane de Poitiers, rêvait l’extermination d’un peuple entier de Jean-Baptiste. Au moment de signer la paix de Cateau-Cambrésis, en 1559, il disait : « Je jure que si je peux régler mes affaires extérieures, je ferai courir par les rues le sang et les têtes de cette infâme canaille luthérienne. » En quoi il communiait avec le souverain pontife, indigné de l’indulgence témoignée par ce même roi à d’Andelot, frère de Coligny. Le pape Paul IV déclara que « c’était un abus d’estimer qu’un hérétique revint jamais » - c’est-à-dire se repentit - « et que c’était un mal où il ne fallait que le feu ». De son côté le cardinal de Lorraine, souvent commensal de l’impure Diane (3), déclarait au royal adultère que, pour « solenniser et honorer » le mariage de sa fille avec le roi d’Espagne, il fallait lui « donner curée … de la mort d’une demi-douzaine de conseillers pour le moins ». Il s’agissait de conseillers au Parlement ; car celui-ci avait résisté, durant un an, à l’établissement de l’Inquisition en France.

(3) Sur les murs du Louvre, sculptées dans la pierre figurent les initiales entremélées H D – (Henri, Diane) – apothéose de l’adultère. Auprès du « roy très catholique » aucun prélat romain n’imita un laïque juif, Jean le Baptiste, qui dénonça l’union cynique d’Hérode et d’Hérodiade, et paya de sa vie une protestation héroïque.

Telles étaient les directives religieuses de la monarchie des Valois (dite, aujourd’hui, « nationale »), sous l’impulsion italienne et l’excitation espagnole. Notre pays était aux mains de l’étranger, par l’intermédiaire de la famille des Guise, instruments dociles et intéressés de la politique papale. « Aux mains de l’étranger », qui serrait notre patrie à la gorge, et l’étrangla.

Un critique littéraire a pu écrire : « Le calvinisme est purement français ... Les protestants français sont si français, qu’en vérité, ils ont été comme le sel de la France... Il n’y a pas de Français plus français que les protestants français (4).

(4) E. Faguet. Revue latine, 25 août 1902.

Le frère du duc François de Guise, Charles de Lorraine, archevêque de Reims à l’âge de neuf ans, et cardinal à vingt-trois ans, devint, en réalité, après la mort de Henri II, « pape et roi », dans notre pays. L’excès du scandale suggéra l’idée de mettre fin à la tyrannie d’une famille, qui avait usurpé le gouvernement. Les conjurés espéraient s’emparer des Guise, pour délivrer le jeune roi François II d’une influence néfaste, et lui donner sa liberté d’action. La conjuration échoua. La répression fut atroce. On éleva un échafaud spécial, sous les fenêtres du château d’Amboise, pour le divertissement des gentilshommes. La reine mère, Catherine de Médicis, entraînait la Cour à ce hideux spectacle ; l’entourage du monarque « très chrétien » partageait, avec celui du très païen Néron ; le goût de la débauche et de la cruauté.

Bien que la conjuration d’Amboise, désapprouvée par Calvin, ne fût pas une entreprise des protestants, ceux-ci ne manquèrent point de participer à un tel mouvement de libération. Les « luthériens », en effet, commençaient à préconiser le droit de révolte légitime contre l’oppresseur. Catherine de Médicis prit peur. Quelques mois après la tuerie déchaînée par les Guise, elle convoquait, à Fontainebleau, en août 1560, une assemblée consultative où elle entendit de rudes vérités. L’évêque Monluc eut le courage de dire : « L’ordre ecclésiastique est tombé dans un tel mépris, que l’homme d’église ose à peine confesser de quel état il est. » Les papes sont occupés « à la guerre et à entretenir l’inimitié entre les princes chrétiens ». Les évêques dissipent « dans de folles et scandaleuses dépenses les riches revenus de leurs bénéfices ... Les curés, avares, ignorants, ne songent qu’à mener une vie joyeuse et dissolue ; et les menus prêtres, plus dégradés que les barbiers et laquais, se sont, par la corruption effrénée de leurs mœurs, rendus odieux et contemptibles à tout ce monde. »

A cette époque, où étaient les vrais enfants de Dieu, les vrais disciples du Christ, les vrais fils de l’Eglise ?

Quatre mois après la mort de François II, le 6 avril 1561, dimanche de Pâques, trois hommes communiaient d’une même hostie, dans la chapelle Saturnin, à Fontainebleau : ils se juraient mutuellement fidélité pour défendre, par tous les moyens, le syndicat des privilégiés, nantis du pouvoir que l’or assure, que le fer protège, et que l’eau bénite consacre. Ces triumvirs sinistres étaient trois hommes de guerre, sans scrupule, mais non sans férocité : le connétable de Montmorency, le maréchal de Saint-André, le duc François de Guise. Triplicité de ténèbres, d’insolence et de sang.

Les guerres de religion fermentaient dans leur unique hostie. Elle contenait, d’après leur croyance, la Deuxième Hypostase de la Trinité ; mais elle devint, répartie entre leurs trois bouches, un Cerbère à trois têtes, qui allait vomir les flammes infernales sur la chrétienté.

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