Dans son cours inédit d’Éthique chrétienne, Julius Müller a posé quelques postulats auxquels doit satisfaire, selon lui, un principe supérieur de la morale ; nous ne disons point encore : le vrai principe de la vraie morale. Selon cet auteur, ce principe supérieur doit être :
- absolu, ne dérivant pas lui-même d’une vérité plus haute qui obligerait la volonté ;
- simple, exprimant l’unité des déterminations morales ;
- universel, embrassant la totalité de l’existence humaine, pour autant qu’elle est soumise à la volonté et, par conséquent, moralement déterminable ;
- concret, et non purement abstrait, devant recevoir son contenu d’un autre principe.
Or, étant donnés ces postulats qui nous paraissent se justifier d’eux-mêmes, trois sens du terme « principe supérieur de la morale » sont supposables : l’un, exprimant la raison efficiente du bien moral ; le second, exprimant l’unité sommaire ou terminale de toutes les déterminations du bien moral, l’essence du bien moral supérieur ; le troisième enfin, exprimant le motif supérieur qui domine et doit dominer tous les moments de l’activité morale.
Le premier de ces sens, qui déciderait par exemple que le principe du bien est la volonté de Dieu, aurait sa place dans la dogmatique et serait exclu par la nature de notre discipline. Le choix se porterait de préférence sur le deuxième sens, si le caractère essentiel de notre science n’avait pas été reconnu impératif plutôt que descriptif. Nous nous prononcerons donc pour le troisième, si nous considérons que, d’une manière générale, la question de la raison finale d’une chose domine celle de son essence, et que, dans la discipline qui nous occupe, le principe supérieur ne serait pas caractérisé comme un objet d’obligation, comme un idéal impératif, si nous ne désignions par là que l’élément commun à toutes les formes du bien, l’élément essentiel du souverain bien.
Ainsi la recherche du principe moral sera celle de la fin que nous devons nous proposer dans tous les moments de notre activité, et qui servira de critère au fait moral ou immoral dans la mesure où l’action concourra à cette fin ou s’en écartera. On comprend que cette raison finale, ce motif supérieur, permanent et universel de toute notre activité, doive s’accorder avec la raison suprême et finale de notre existence telle qu’elle a été posée en Dieu même et par Dieu même. L’état parfait qui sera à la fois le terme, le couronnement et la récompense de mon activité morale, renfermera deux éléments, correspondant aux deux buts indiqués de l’œuvre créatrice, selon lesquels la vie éternelle est tout à la fois pour l’homme objet d’obligation et objet d’espérance ; l’un, qui sera le produit naturel et légitime de mon activité morale, la réalisation normale de la fin que je me suis proposée, l’accomplissement du souverain bien en moi et par moi ; l’autre, qui sera, pour ainsi dire, l’apport divin dans cet état parfait, la manifestation de la grâce et de l’amour divins à l’égard de la créature, la félicité, en un mot, ajoutée à la sainteté, et la gloire. C’est dire que la raison finale de ma création, posée éternellement dans le conseil divin (objet de la Dogmatique), doit être ratifiée par moi, dans toute la partie qui dépend de la libre détermination de ma volonté, du concours volontaire de mon activité.
Les principes de morale énumérés par Rothe ne paraîtront répondre ni aux quatre postulats formels que nous venons d’énoncer pour tout principe premier, d’être à la fois absolu, simple, universel et concret, ni à la définition même que nous venons de donner d’un pareil principe.
La ressemblance avec Dieu ne saurait être ce principe, car, comme la vie humaine se compose nécessairement d’une foule de moments où la ressemblance avec Dieu, qui est esprit, absolument élevé au-dessus des catégories du temps et de l’espace, est irréalisable pour l’homme, il ne serait en tout cas pas universel.
Le devoir de l’amour de Dieu ne saurait pas davantage, et pour cette même raison, être ce principe ; car il y a des œuvres morales non encore déterminées par l’amour de Dieu, qui est l’essence morale supérieure.
Le principe de la ressemblance avec Christ, de l’imitation de Christ, pécherait contre le premier postulat, car il ne serait pas absolu, étant subordonné au principe qui régissait la volonté de Christ lui-même.
Le précepte de faire aux autres ce que nous voudrions qu’ils nous fissent, et à plus forte raison celui de ne leur pas faire ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fissent, se prêterait moins encore à ce rôle de premier principe, s’il est vrai que les devoirs envers Dieu dominent ceux envers le prochain ; et d’ailleurs ces deux catégories de devoirs ne pourraient être associées dans une même formule, sans que le second des postulats, celui qui prescrit l’unité du terme, fût violé à son tour.
Enfin le principe général du bien ou de la perfection morale, considéré comme le motif ou la raison finale de toute notre activité, pèche manifestement contre le quatrième postulat, en ce que, purement abstrait et formel en lui-même, il est susceptible de recevoir toute espèce de matière, comme nous le montrerons mieux encore dans notre critique de la morale indépendante.
De ce que nous rencontrerons un principe moral répondant d’une manière satisfaisante aux quatre postulats posés ou du moins à la plupart d’entre eux, il ne résultera pas cependant que ce principe soit le bon, mais seulement qu’il est admis au concours, discutable au point de vue scientifique. Le principe de suivre en toute chose son intérêt propre et actuel pourra passer pour irréprochable au point de vue formel, et paraître répondre aux quatre postulats d’être absolu, simple, universel et concret, sans que nous devions pour cela le tenir pour l’expression de la fin normale de l’homme, qui est le sujet de notre première partie. De même, le principe de glorifier Dieu en toutes choses sera facilement reconnu conforme aux quatre postulats précités, sans que nous soyons pour cela dispensés d’en faire la critique de fond, en l’opposant à d’autres, également satisfaisants au point de vue purement formel.
Nous accordons que la nécessité d’un principe supérieur de la morale, tel que nous l’avons défini, c’est-à-dire d’un principe téléologique de l’activité humaine, et par conséquent de la science de cette activité, n’existe pas dans l’hypothèse du déterminisme. Ici, il ne peut y avoir ni idée supérieure à réaliser, ni but moral à atteindre, ni raison finale de l’activité humaine, et si l’on parle de principe de la morale, ce ne pourra être que dans l’une ou l’autre des deux acceptions possibles du mot principe que nous avons éliminées.
Mais, si la réalisation historique du bien est réellement remise à l’activité libre de l’homme et soumise aux chances diverses que peut lui faire courir la liberté, nous ne saurions trop quelles objections on pourrait faire à ce que ces manifestations infiniment diverses de la vie morale soient ramenées par la science à l’unité d’un principe normatif ; à ce que toutes les obligations qui s’imposent à nous dans les domaines les plus différents s’ordonnent d’après une norme absolue ; à ce que toutes les fins que nous poursuivons convergent vers une fin supérieure nettement déterminée.
Cette règle de l’unité du but s’impose d’ailleurs à tout exercice de nos facultés, à toute production bien ordonnée. Elle s’impose dans le domaine entier de l’art : architecture, peinture ou littérature. Toute œuvre d’art doit tendre par toutes ses parties vers une idée maîtresse qui attire à elle et régit d’avance toutes les fractions de l’œuvre, et qui, se retrouvant dans chacune, se trouvera être aussi le résultat de l’ensemble. Cette règle de l’unité réclame qu’aucune partie accessoire, aucun détail, si intéressant qu’il puisse être, ne ressorte aux dépens de l’ensemble, c’est-à-dire n’appelle sur lui une force d’attention dérobée aux autres parties et au tout ; que chaque trait du tableau, en s’effaçant comme trait particulier, soit porteur pour sa part de l’idée générale et la serve dans sa mesure et en son lieu.
Ce qui est vrai des produits des facultés esthétiques ou intellectuelles de l’homme ne l’est pas moins de ceux de la volonté. Indépendamment même du point de vue moral, toute entreprise réclame pour arriver à bonne fin une direction unique qui, s’emparant de toutes les forces accessoires et les subordonnant les unes aux autres et à l’intention première de l’œuvre, les multiplie les unes par les autres pour produire le résultat prémédité. Et de même que l’artiste ne copie pas servilement la nature sensible, qui est pourtant la source et le type de ses inspirations, mais n’en extrait que les formes qui répondent à l’idéal qu’il porte en lui et qu’il veut réaliser et point un autre, de même l’homme de caractère, entre les différents partis qui s’offrent à lui, écartera les uns, adoptera les autres, au nom de cette norme unique qu’il porte en lui, choisie par lui, et qu’il applique aussi fidèlement et judicieusement que possible à chaque cas particulier et concret.
La nécessité d’une norme semblable, quelle qu’elle soit d’ailleurs, résulte de l’importance des intérêts engagés et de la difficulté de l’entreprise projetée, et la présence de cette norme différencie dès l’abord toute carrière réellement féconde et productrice, soit dans le bien soit dans le mal, d’avec celle qui, livrée au caprice, n’est pas dominée tout entière par un principe unique qui la préserve de toute inconséquence et de tout écart. Que l’artiste s’égare ou suive deux idées rivales, il n’aura fait tort qu’à sa faculté de jouissance et à la mienne. Le bien, produit de la volonté, engage, de l’aveu de tout le monde, et de quelque façon qu’on le définisse, l’homme tout entier ; il s’impose à toute la vie et il a des conséquences d’une gravité infinie.
Or la vie humaine se compose d’actions, de paroles et de pensées ; elle se produit et se développe au sein d’une infinité de rapports, souvent très complexes ; l’activité morale se diversifie à l’infini, suivant la multitude des cas concrets qui lui sont offerts ou qu’elle-même produit. Le bien ne se présente pas actuellement sous la forme d’une substance simple, immédiatement reconnaissable ; il est voilé, dissimulé, pénétré d’éléments étrangers ou contraires, variable dans ses formes d’apparition ; nous le montrerons décomposé dans une multitude de cas particuliers et de devoirs concrets et divers ; et sous ces formes mixtes, transitoires et variables, amenées par les vicissitudes de la lutte morale et nécessairement modifiées par le jeu des forces qui y sont engagées, le bien, revêtu des mêmes apparences que le principe contraire, se laisserait facilement confondre avec lui. De plus, l’acte qui est obligatoire pour l’un en tel et tel moment, peut ne pas être obligatoire pour tel autre, ni pour le même personnage en un autre moment, peut même devenir positivement immoral. Appliquer des principes multiples et dès lors forcément empiriques à la détermination morale de cas aussi fréquents et aussi dissemblables, serait se lancer dans le formalisme et la casuistique tout d’abord, qui ne s’attachent qu’aux critères matériels, à l’élément visible de l’œuvre morale, pour glisser de là dans un scepticisme plus ou moins décidé et conséquent. Car, morceler la morale en autant de règles qu’il y a d’individus ou de cas individuels, ou seulement apprécier certains cas d’après un principe et d’autres cas d’après un autre, c’est enlever par là même à la morale toute autorité et toute sanction supérieure et ne lui laisser bientôt plus d’autre refuge que l’eudémonisme. Ce serait, avons-nous dit déjà, commettre en morale la même erreur que celle du réalisme en esthétique.
Nous nous résumerons donc en disant que l’activité la plus forte, la carrière la plus féconde, soit dans le bien soit dans le mal, sera évidemment celle qui sera le mieux subordonnée à l’unité du principe, celle où la part de l’accident ou du caprice sera réduite au minimum possible. Or la science, qui recherche non pas la réalité mais l’idéal, ne saurait se dispenser de s’enquérir du principe renfermé dans l’idéal moral, et de la façon dont ce principe une fois découvert se réalisera dans les faits et régira toutes les déterminations morales particulières.
La recherche du principe supérieur de la morale a paru surannée aux auteurs les plus modernes, Wuttke, Martensen, Hofmann, influencés peut-être en cela par les objections de Rothe. Nous avons le droit de contester que leurs ouvrages y aient gagné. D’excellentes pensées (chez Martensen surtout) ne suppléent pas à l’absence presque complète de pragmatisme dans l’ordonnance des matières.
Après avoir indiqué quels sont les caractères purement formels qu’un principe supérieur de la morale doit revêtir pour être principe premier d’un système quelconque, correct comme système, vrai ou faux comme morale, nous avons maintenant à établir quel est le principe vrai, positif et concret de la morale vraie.
En réfutant, chemin faisant, les points de vue contraires au nom de prémisses fondées dans la conscience générale de l’humanité et généralement reconnues en dehors même du christianisme, nous prêterons à la vérité une force doublée des défaites de ses adversaires.
Nous nous proposons donc de passer en revue les différents principes de morale qui ont été proposés et appliqués à l’organisation soit de l’œuvre morale, soit de la science morale, pour voir s’ils satisfont soit aux postulats d’un principe moral, soit aux critères négatifs et positifs du bien moral lui-même ; et, procédant ainsi par éliminations successives, nous nous efforcerons d’atteindre au vrai principe de la morale vraie qui devra se démontrer à nous comme satisfaisant à ces postulats et à ces critères.
Nous appellerons critères négatifs du bien moral ceux qui nous serviront à écarter du champ de la discussion tels principes de morale, corrects peut-être au point de vue formel, mais rejetables au fond et condamnés à la fois par les principes religieux et moraux contenus dans les révélations bibliques et par la conscience ; car comme, dans la critique des différents systèmes de morale, nous devrons descendre sur le terrain des adversaires de ces révélations, il ne sera pas inutile que les critères du bien moral que nous allons poser se légitiment en même temps devant la conscience naturelle elle-même, à laquelle nous attribuons à bon droit une autorité critique dans ces matières.
Il est vrai que la conscience actuelle de l’homme naturel lui-même a été formée par le christianisme et sous sa discipline, et que dès lors les verdicts qu’elle peut rendre pourront passer pour suspects auprès d’un certain parti. Mais s’il est des hommes qui récusent un semblable témoignage sous le prétexte que la conscience serait un juge déjà suborné, il nous suffira de constater qu’ils ne peuvent alors pas plus nous convaincre d’erreur que nous ne le pouvons pour eux, puisqu’il ne resterait entre eux et nous plus aucun terrain commun. Il est d’ailleurs admissible que la conscience humaine a fait des progrès depuis l’antiquité, et quels que soient les facteurs qui y ont concouru, il nous sera permis d’interroger la conscience moderne sur la question des critères négatifs du bien moral.
C’est donc en en appelant en premier lieu au témoignage de la conscience naturelle elle-même que nous affirmons que, s’il y a une fin normale de l’homme, elle doit régir :
- Tout homme ;
- Tout l’homme ;
- Tous les moments de la vie humaine.
En énonçant le premier critère, nous affirmons tout d’abord que le bien moral suprême est accessible à tous les membres de l’espèce humaine, et nous nous séparons par là du point de vue antique, selon lequel l’humanité était fractionnée en castes morales, séparées les unes des autres par des barrières naturelles et infranchissables.
Selon la conscience sérieusement interrogée, il ne saurait y avoir en matière morale ni aristocratie de naissance, ni privilèges de castes au sein de l’humanité, puisque le jugement approuvant le bien et condamnant le mal, et en tout cas, les opposant l’un à l’autre comme deux termes absolument incompatibles entre eux, se fait percevoir chez toute créature humaine.
Le témoignage de la conscience naturelle est ratifié sur ce point par le principe universaliste de l’Ecriture et plus spécialement de la révélation chrétienne, qui appelle au salut et par conséquent à la réalisation du bien suprême tout homme et tout pécheur (Jean 3.16 ; Romains 3.22).
Le cléricalisme catholique, héritage de l’aristocratisme des religions et des philosophies de l’antiquité, est condamné par là même.
Nous disons en second lieu que le principe moral doit régir tout l’homme, toutes les parties de l’homme. Pas plus une partie de l’humanité ne doit être exclue de la tâche morale, pas plus une partie de la nature humaine dans l’individu ne doit être tenue pour trop profane pour y concourir. C’est là tout d’abord le prononcé de toute conscience humaine, qui rend l’individu responsable aussi bien de l’emploi de son corps que de ses facultés intellectuelles et morales, et qui ne laisse aucun organe de l’homme en dehors de sa juridiction.
Ce principe, qui soumet toutes les parties de l’homme à la juridiction du bien moral, est également caractéristique de la morale chrétienne et de l’enseignement de Paul tout spécialement (Romains 12.1 ; 1 Corinthiens 6.20, et surtout 1 Thessaloniciens 5.23).
Nous nous séparons en posant ce critère de toutes les conceptions, soit dualistes et ultra-spiritualistes, soit mystiques, du principe moral, selon lesquelles une seule ou deux seules des facultés humaines, soit l’intelligence, soit le sentiment, soit l’une et l’autre, ou la partie spirituelle seulement de la nature humaine, seraient engagées dans la lutte morale, tandis que les organes dits inférieurs et les facultés propres à ces organes resteraient indifférents et, pour ainsi dire, irréductibles au principe moral.
Selon le troisième critère enfin, le principe moral revendique tous les moments de la vie humaine. La conscience confirme ce critère en portant son jugement sur la totalité de l’existence humaine, sans en excepter aucun moment que l’on prétendrait affranchir de la responsabilité morale, et l’Ecriture est d’accord sur ce point avec la conscience en exigeant que tous les moments de la vie du fidèle, sans aucune exception, soient consacrés à Dieu. C’est le principe qui a dominé l’existence terrestre de Jésus-Christ (Jean 9.4 ; 11.9), l’un de ceux aussi dont saint Paul a fait le plus fréquent emploi dans ses exhortations (1 Thessaloniciens 5.16-17, et surtout dans l’exhortation paradoxale, qui répond aussi bien au deuxième critère qu’au troisième, contenue dans 1 Corinthiens 10.31).
Nous nous séparons, en posant ce troisième critère, de tout système de formalisme, selon lequel il y aurait des moments de la vie humaine soustraits à la norme morale, et qui partagerait l’existence en périodes sacrées et profanes ; et nous répudions par là en même temps la doctrine des actions indifférentes.
Nous classerons les principes moraux d’après le rapport qu’ils établissent entre la morale et la religion, et nous en distinguerons dès lors deux catégories principales :
1° Les principes qui tendent à dégager la notion du bien de toute relation avec la personne et la volonté divines ; à constituer le bien d’une manière indépendante du rapport de l’homme avec Dieu. Ce sont les principes irréligieux de la morale.
2° Ceux qui, par un lien quelconque, rattachent le bien à la personne et à la volonté divines. Ce sont les principes religieux.