Les deux grands courants qui dominent les hautes sphères de la pensée et de la science contemporaines, ne pouvaient passer sans entrer en contact avec le mouvement théologique et y déterminer des déviations et des retoursg. Le transformisme, appliqué aux matières idéologiques domine la critique actuelle de l’Ancien Testament ; et le positivisme contemporain, issu d’une puissante et légitime réaction contre les débauches de dialectique et de spéculation qui avaient marqué la première moitié du siècle dans la philosophie et la théologie jusqu’à Rothe, vient d’enfanter le mépris à peu près universel de ce qu’on appelle métaphysique, c’est-à-dire de toute recherche portant au-delà et au-dessus de la connaissance empirique. Si, à la proscription de la métaphysique, nous ajoutons celle de tout élément de mysticisme, c’est-à-dire d’intimité dans la conception du fait chrétien, nous aurons fait la caractéristique principale de Ritschl et de son école. (Die christl. Lehre von der Rechtfertigung und Versöhnung, deuxième édition, 1882 ; Cf. du même auteur : Theol. und Metaph., 1881).
g – On lira avec grand intérêt et profit la thèse de M. H. Appia intitulée : La théologie naturelle et le Néokantisme théologique, qui résume le mouvement de la théologie contemporaine.
Ritschl relève donc du subjectivisme de Schleiermacher par sa méthode qui fait de l’expérience subjective la mesure de la connaissance utile et nécessaire de l’objet ; mais il se sépare de lui sur la part prépondérante que Schleiermacher accordait au sentiment dans la connaissance religieuse ; et en même temps, Ritschl se rattache à Kant par ses revendications des droits de la liberté dans la morale et du rang de la volonté dans l’homme.
Exagérant des griefs qui pouvaient avoir leur légitimité, l’école de Ritschl opère donc deux mutilations dans la donnée chrétienne traditionnelle : l’une portant sur tout l’élément transcendant de la révélation chrétienne, les présuppositions fondamentales de la doctrine et du salut en Christ, qu’elle juge, bien à tort, étrangères à l’expérience et indifférentes à la pratique chrétienne. Elle retranche non moins résolument à l’extrémité opposée du champ de la connaissance chrétienne, le domaine des relations spirituelles de l’âme chrétienne avec Christ glorifié et l’œuvre intérieure du Saint-Esprit. Entre ces deux éliminations, de la métaphysique d’un côté, du mysticisme ou piétisme de l’autre, elle ne conserve comme donnée chrétienne que la révélation historique de Dieu en Jésus-Christ, telle qu’elle est transmise à l’individu par la médiation extérieure de l’Eglise.
On peut dire sans injustice que la théologie de Ritschl est la résultante de deux réactions, excessives l’une et l’autre.
Les solutions de continuité et les incohérences abondent dans cette doctrine, où, d’autre part, les vérités même élémentaires et communément reconnues sont enfantées en travail, comme si elles avaient à conquérir à nouveau le droit à l’existence. La première de ces solutions de continuité entre la méthode nominaliste du système et l’application qui en est faite, a déjà été signalée dans notre premier tome. Si d’une part, comme on nous l’affirme, la chose n’existe que dans ses qualités ou ses effets perceptibles pour nos sens, on demande quel genre de certitude il est permis d’attacher à la seule donnée chrétienne que l’on déclare accessible à l’effort de notre connaissance, la révélation historique de Dieu en Jésus-Christ.
Une seconde solution très grave se produit entre ce fait historique lui-même, qui comme tel appartient au passé, et mon expérience actuelle, du moment que l’on retranche de la donnée chrétienne tout élément de communion spirituelle entre Christ glorifié et le sujet croyant.
Cette difficulté, insoluble, selon nous, dans le système, a parfaitement été formulée par Luthardt en ces termes : « Chose étonnante ! Cette apparition de Dieu en Christ est un fait appartenant au passé ; la relation de Dieu avec nous est censée appartenir au présent ; comment le prétérit est-il devenu le présent ? »
En réalité, une fois que les données transcendantes et fondamentales de la révélation chrétienne ont été éliminées sous prétexte de métaphysique, ce premier ébranlement va se répercutant dans les parties même de l’édifice réservées comme les seules résistantes, et il ne subsiste plus de la vérité biblique dans le système positiviste de Ritschl et de son école que les éléments ratifiés par la raison, en d’autres termes par la métaphysique individuelle.
Mais les altérations les plus graves faites par l’école à l’enseignement scripturaire portent sur la christologie, dont on retranche le dogme de la préexistence personnelle du Fils de Dieu ; sur la doctrine du péché, dont on retranche tout l’élément spécifique ; sur les doctrines de la sainteté et de la justice de Dieu, qui sont résolues dans l’amour divin, et sur leur corollaire, la doctrine de l’expiation.
Les principaux disciples de Ritschl sont :
Hermann (Die Religion im Verhältniss zum Welterkennen und zur Sitllichkeit, 1879) ;
Kaftan (Das Wesen der christl. Religion, deuxième édition 1887) ;
Schultz (Die Lehre von der Person Christi, 1881) ;
Lobstein (La notion de la préexistence du Fils de Dieu. Fragment de théologie expérimentale, 1883) ;
Bouvier, dans ses divers opuscules, intitulés : Paroles de foi et de liberté, où la méthode dite expérimentale, se rattachant par conséquent à la tendance que nous venons de définir, est également préconisée.
La théologie de langue française s’est montrée durant la période moderne singulièrement stérile dans le domaine de la Théologie systématique ; car depuis la publication de l’ouvrage de B. Pictet, La Théologie chrétienne, en 1708, c’est-à-dire depuis près de deux cents ans, l’on n’a à signaler comme ouvrage complet que la Dogmatique chrétienne de Chenevière (1840). Tendance rationaliste.
Il faut le reconnaître d’ailleurs : l’âge moderne, si fécond en travaux de critique historique, trahit un certain épuisement à la fois de la puissance créatrice de l’esprit et des convictions religieuses de l’âme. Jamais, en Allemagne en particulier, la science d’érudition ne fut plus scrupuleuse, plus exacte, plus complètement et plus sévèrement informée. Mais en même temps, les grandes controverses philosophiques et dogmatiques du jour sonnent creux. La grande flamme, les pensées maîtresses sont absentes. L’idée pure distille des sommets glacés. L’ennui tombe de haut. Jamais peut-être aussi, la plus noble des sciences, la science de Dieu et du salut ne s’est complue dans des formes de langage plus tourmentées, ne s’est promenée dans de plus ténébreux labyrinthes, n’a paru moins soucieuse à la fois des intérêts de l’Eglise et des droits éternels du sens commun que chez les maîtres contemporains. Das Ding an sich paraît occuper plus les esprits des théologiens en renom que le mystère de piété. Kant fait au milieu d’eux plus grande figure que saint Paul. Chacun traite la théologie comme sa chose propre et personnelle, et l’on écrit couramment : Ma théologie ! Les Ecritures sont ou passées sous silence ou tordues, et les paradoxes saugrenus que les sophistes se lançaient les uns aux autres, il y a vingt-cinq siècles, sur les places publiques d’Athènes, s’allongent en colonnes sous la plume de docteurs graves. Aussi une bonne partie de leur temps se passe-t-elle à rectifier les malentendus causés dans l’esprit de tel ou tel de leurs confrères par leurs savantes amphibologies.
Ah ! le formalisme et le docétisme des anciennes orthodoxies appelaient une expiation, et les âmes jadis détournées de la vérité par toutes les scolastiques, nous sont aujourd’hui redemandées ! Mais il faut convenir que ceux qui reprochent aux siècles passés les abus du dogme, abusent étrangement aujourd’hui de ces abus eux-mêmes. Les croyances sont répudiées au nom de ce qu’on appelle la vie, les doctrines au nom du fait brut, les principes fondamentaux au nom de l’expérience individuelle ; et pendant ce temps l’Eglise se plaint aux facultés de théologie qu’elles ne lui préparent plus les conducteurs qu’il lui faut ; et la conscience chrétienne, comme jadis Marie Magdeleine cherchant son Sauveur parmi les tombeaux, demande à la science où elle l’a mis.
Puisse la théologie moderne redire après la poésie antique : Je suis humaine, et rien de ce qui intéresse l’homme, aucune de ses grandeurs ni aucune de ses misères ne m’est indifférente ; mais puisse-t-elle ajouter ce que seule elle a le droit de dire quand elle est fidèle : Je suis, je veux être enseignée de Dieu !