Introduction à la dogmatique réformée

IV.
Que la dogmatique devra être chrétienne orthodoxe

Il est une révélation de Dieu dont, à dessein, nous n’avons pas parlé, parce que nous voulions circonscrire notre étude à la foi au Dieu créateur, qu’est, à proprement parler, le théisme.

Le théisme, c’est l’affirmation de l’Etre identique à lui-même, toute puissance et toute sagesse. Il s’affirme tel dans l’existence et la conservation du monde, dans la direction qu’il lui imprime, dans la conscience aussi que nous avons de notre propre existence subjective. A nous, c’est-à-dire à ceux qui ont appris à lire le livre de la nature à l’aide de cette clef qu’est la révélation positive de l’Ecriture, communiquée et expliquée d’abord par l’Eglise, mère des fidèles.

Cette révélation dont nous n’avons pas parlé est celle de Dieu dans la conscience morale.

La conscience morale, elle aussi, est un fait de nature, une des œuvres de la création, au même titre que l’instinct de conservation, que l’intelligence ou que la raison.

Or, elle est, d’après Calvind, un semen justiciæ, un « germe » qui contribue à la manifestation de la religion. Elle distingue entre le bien et le mal, entre le juste et l’injuste, le permis et le défendu, toutes choses qui sont de l’ordre des catégories morales.

dCalvin, Com. in Rom.2.15. — Calvin entend par semen, semence, germe, une aptitude naturelle ou en tout cas innée (Inst., 2.3.2).

La conscience prophétise encore la sanction. Elle commence même immédiatement à la réaliser, dans des cas de violation qui apparaissent subjectivement, à la conscience individuelle, à tort ou à raison, comme particulièrement graves. Ce commencement de sanctions est le phénomène étrange du remords, surgissant inopinément même chez ceux qu’on appelle les « affranchis ».

Les hommes diffèrent infiniment entre eux quant à la matière de la loi morale. Cela est trop connu pour que nous insistions là-dessus.

De plus, le sens moral peut être atrophié, sous l’influence de circonstances diverses, aussi profondément que l’instinct religieux et que les autres instincts de la vie spirituelle. Mais si ce qui apparaît bien à l’un prend, pour l’autre, l’aspect du mal, la forme du sentiment moral, qui est l’obligation, demeure comme un trait universel de la nature humaine. Tous les hommes se savent tenus à quelque chose. C’est que l’homme est un animal raisonnable. Il se sait obligé par ce qu’exige la raison pratique.

La diversité de ses jugements moraux provient du fait que la raison, influencée par les préjugés de cultures diverses, ne forme pas partout les mêmes jugements de valeur.

On sait que l’école sociologique explique le sentiment de la faute et le remords par la conscience que prend le délinquant du conflit entre la volonté collective de la société et sa propre volonté individuelle. Le sentiment de l’obligation lui-même résulterait de la transmission héréditaire de la volonté collective dans l’individu, sous forme d’instinct social. Il serait fortifié par l’instinct grégaire de conformisme social. L’homme, en effet, n’est pas seulement un individu ; il est aussi un animal social.

Cette théorie est sujette à de graves objections.

D’abord, elle est une tentative d’explication rationnelle dans un système empiriste. Elle est donc suicidaire : elle suppose que la réalité est soumise à l’efficacité des exigences d’une raison dont il s’agit de comprendre les décrets inscrits dans la nécessité des faits. D’autre part, cette raison n’aurait d’autre origine que des séquences habituelles et sans raison. Mais passons.

L’homme est un animal social. Cela est hors de discussion. Mais ce n’est ni l’individu ni la collectivité qui créent arbitrairement les conditions élémentaires et essentielles d’existence des sociétés humaines.

Ces conditions, parmi lesquelles certaines exigences morales sont au premier rang, sont données dans la nature des choses. Elles sont perçues comme telles immédiatement, par l’intuition rationnelle et émotive.

Ce qui est inné à l’individu, c’est son intelligence et sa sensibilité. L’intelligence perçoit la nécessité absolue de l’observation de certaines exigences pour que la vie soit possible. C’est pourquoi ces exigences retentissent dans sa conscience comme des commandements au moins hypothétiques : si tu veux vivre en société, il faut faire telle ou telle chose. Or, il serait déraisonnable de ne vouloir pas vivre et de troubler les conditions de la vie. Ici, le commandement devient absolu.

Il est naturel que ce que la raison ordonne apparaisse comme un commandement. Il est naturel aussi que si ce commandement est méconnu, la raison se venge en troublant la sensibilité par le remords.

C’est là tout ce que l’hérédité transmet. Les lois non écrites, dont parle Sophocle, sont d’ordre purement moral, humain, car elles sont rationnelles. Mais le sentiment d’obligation ne transmet pas, par hérédité, la matière des prescriptions traditionnelles, classiques, qui sont, très souvent, arbitraires. Ces prescriptions ne sont connues que par initiation. Dans les sociétés dites primitives, elles ne lient intérieurement l’adepte qu’en raison de l’origine magique ou religieuse qu’il leur suppose. Or, la magie, c’est pour lui l’ordre de la nature et la religion : c’est le divin. Il croit qu’il est insensé de braver les forces supérieures qui le menacent. La tradition des anciens le lie, parce qu’il croit qu’elle est fondée en force. Le remords qui tue de terreur le profanateur d’un tabou, puise la force terrifiante qu’il manifeste dans la conviction du délinquant de s’être élevé déraisonnablement contre l’expression d’une volonté d’ancêtres qui sont, des dieux, c’est-à-dire la menue monnaie de l’absolu : au fond, il a conscience d’avoir bravé ce que nous appelons Dieu.

De plus, le conflit supposé par la théorie entre la volonté du clan et la volonté de l’individu nous place déjà sur le terrain de la liberté morale formelle et donc sur le terrain éthique.

Quand le délinquant croit pouvoir invoquer l’excuse d’avoir été poussé irrésistiblement à la violation de l’ordre traditionnel par quelque divinité, il ne manque pas de se prévaloir de ce fait pour tenter d’échapper à la réprobation et à la sanction sociales. C’est ce que fait Œdipe, quand il essaie de se justifiere. Nous ne voyons pas qu’il soit possible de contester que la tentative de s’excuser implique la reconnaissance du devoir personnel et justifie par avance la sanction, en cas de violation. Le fait de l’excuse nous met très loin de toute morale « sans obligation ni sanction ».

eŒdip. Rex, vers 956-998.

Enfin, la preuve que l’impératif de la conscience morale n’est pas identique à la volonté collective, soit ancestrale, soit présente, c’est qu’il lui arrive de mettre l’individu en conflit avec la tradition ou l’opinion publique. Il n’est pas identique à l’instinct grégaire, puisqu’il peut conduire à braver l’opinion publique et à éveiller le remords parce qu’on s’est conformé à celle-ci par lâcheté. L’histoire des missions en fournirait, au besoin, des exemples remarquables et nombreux.

Toutes ces raisons nous paraissent pertinentes. Il n’en reste pas moins vrai qu’elles font peu d’impression sur l’esprit des tenants du sociologisme. Aussi voit-on que l’existence de cette école crée un danger terrible pour l’éthicisme kantien et néokantien de la tendance théologique qui veut fonder la foi en Dieu sur la foi au devoir.

Le théisme rigoureux du calvinisme est, dans le protestantisme, le seul point d’appui solide pour l’autorité de la conscience. Sans lui, tôt ou tard, la morale perd son caractère obligatoire et descend à l’étage inférieur d’une simple « science des mœurs ».

Quand la conscience n’est pas l’intuition de la présence du Témoin intérieur, du juge et du législateur, Seigneur de notre vie et maître de nos actes, par droit de créationf, elle perd toute autorité absolue.

fCalvin, Inst.,3.19.15. Cf. 1.2.2.

Pas de législateur suprême, plus de loi.

La faiblesse de l’éthicisme consiste en ceci qu’il a oublié que l’homme n’est rien par lui-même ; qu’une autorité qui ne repose pas sur Dieu s’effondre nécessairement dans le vide.

Voilà pourtant le point d’appui d’où s’élance vers le Christ la théologie ritschlienne. Pour elle, le Christ historique, dont la personne et la vie sont saisies directement dans les documents primitifs et sont transmises dans la prédication de l’Eglise, produit sur l’âme l’impression de réalité, provoque un jugement de valeur unique. Il devient, l’objet suprême, le centre, le fondement de la religion chrétienne. Il joue pour elle le rôle de Dieu, sans qu’elle ait à se demander s’il est ontologiquement Dieu. Le christianisme, dès lors, n’est plus tant une croyance qu’une vie, dont la flamme s’allume au contact — par l’intermédiaire de l’histoire — de la personne de Jésus.

Nous sommes naturellement tout disposé à reconnaître que l’impression produite par le Christ des évangiles canoniques est un mode de révélation divine.

Mais puisqu’il faut être très franc en une matière si haute, nous dirons sans détour, au risque d’être brutal, que le visionnaire aux espérances apocalyptiques qu’on nous présente, trop souvent, comme le Christ historique, nous inspire plutôt un sentiment de commisération qu’un sentiment d’adoration. Faut-il le dire ? L’apothéose d’un homme, fût-il le plus sublime des fils de la femme, nous fait l’effet d’un retour au paganisme. Dès lors, le protestantisme nous paraît très mal fondé, étant lui-même en pleine jésulâtrie, de reprocher au catholicisme sa mariolâtrie.

Si le Christ n’est pas le Fils unique et éternel du Père, consubstantiel au Père, la place qu’il occupe dans la piété chrétienne et l’adoration qu’il reçoit sont usurpées.

On ne peut pas faire légitimement d’une simple créature le foyer de la vie religieuse.

De quel droit, insistons-nous, peut-on reprocher au catholicisme sa déification pratique de la mère du Christ, si l’on tombe dans le même travers à l’égard de l’homme qu’elle porta sous son cœur ?

Dieu seul est Dieu. Il est, dans un sens unique, Celui qui est.

Nous le savons, parce que nous avons entendu sa parole, sortant de ce buisson ardent qu’est l’Ecriture.

La majesté divine du contenu de cette révélation nous a courbés dans la poussière. Elle a été créatrice de la foi que nous avons en le Dieu vivant et vrai, le seul en qui nous puissions et devions mettre toute notre confiance.

Connaissant Dieu, nous avons connu notre insignifiance et notre indignité : notre insignifiance comme créatures, notre indignité comme transgresseurs de la volonté révélée de Dieu.

A ce point précis, la religion réformée nous attend pour faire toucher du doigt le caractère divin, unique et absolu du christianisme à ceux qui, ayant connu Dieu comme Dieu, ont reçu la grâce de se connaître pour ce qu’ils sont et pour ce qu’ils valent. Se connaître, c’est se situer en relation avec la réalité. Or, Dieu est la réalité morale suprême. La connaissance que nous pouvons avoir de nous-mêmes, sous le rapport de notre qualité morale, est donc fonction de la connaissance que nous avons de Dieu et de ce que nous sommes par rapport à lui.

Et c’est là le principe et la somme de notre sagesse pratiqueg.

gCalvin, Inst., 1.1

Dans les systèmes où Dieu n’est qu’un primas inter pares, un chef entre des pairs, le fait que Dieu serait « le rémunérateur de ceux qui le cherchent », paraît aller de soi. On insiste alors volontiers sur la « valeur infinie de la personne morale », sur le « caractère infiniment respectable » de la volonté libre, devant les décisions de laquelle Dieu devrait s’incliner avec le « respect » qui est dû à la raison autonome ; sur nos droits naturels à l’égard de Dieu.

Il en va tout autrement avec l’idée que nous donne la doctrine réformée de la formation du lien religieux qui fait de l’homme, dans la pensée créatrice, et sous condition d’obéissance, un citoyen du ciel.

Le calvinisme ne permet pas un seul instant à l’homme de perdre de vue la distance infinie qui sépare qualitativement le seul être autonome des êtres qui sont, eux, sous la loih, et donc hétéronomes.

hCalvin, Com. in. Mos. lib., corp. réf., 52, 49, 131.

Il sait, aussi bien que ses adversaires, que l’homme aussi est de la race de Dieu. Mais il conçoit cette parenté comme une parenté d’analogie, fondée sur le caractère spirituel de l’âme humaine, créée à l’image de Dieu.

Il fait usage de cette notion dans l’esprit du texte d’où elle est tiréei, non pour mettre l’homme au niveau de Dieu, mais pour détourner l’homme de la pensée de ravaler Dieu au-dessous de lui, en l’immergeant dans la matière.

i – Act.17.29. Voir le commentaire de Calvin sur ce texte.

Il affirme avec force la responsabilité de l’homme ; mais il maintient, avec la même énergie, sa dépendance totale à l’égard de Dieu, de sa création continue, de la liberté souveraine de sa grâcej.

jConf. gal. art. VIII.

Il ne perd pas de vue enfin l’enseignement général des Ecritures sur le caractère contingent de la dispensation de Dieu qui fait de l’homme un candidat à la vie éternellek.

kEsaïe 40.13-17 ; Job 9.32-33 ; 1 Samuel 2.25 ; Psaumes 113.5-6 ; 100.2-3 ; Job 22.2-3 ; 35.7-8 ; Luc 17.10 ; Actes 17.24-25.

« La distance entre Dieu et la créature est si grande, dit la confession de Westminster, que, quoique les créatures raisonnables lui doivent obéissance comme à leur créateur, celles-ci ne pourraient pourtant avoir aucune jouissance de lui comme leur souverain bien et leur récompense, que par une condescendance volontaire de la part de Dieu, condescendance qu’il lui a plu d’exprimer sous le mode d’une alliancel ».

lConf. Westmon. c. VII, art. 1.

Cette connaissance de Dieu, transmise à ses fils par la Réforme calviniste, est tout autre chose qu’une notion philosophique proposée à l’étude théorique de la raison spéculative.

« La connaissance de Dieu n’est point sans effet… Platon, quoiqu’il fut un pauvre païen tâtonnant en ténèbres, nie toutefois qu’on puisse connaître cette Beauté souveraine qu’il imagine, que l’homme qui la connaît ne soit ravi en admiration d’icelle. Comment donc est-il possible qu’on connaisse Dieu, et que cependant on ne soit touché d’aucune affection ? Or, ceci ne procède point seulement de la nature de Dieu, de l’aimer sitôt que nous l’avons connu ; mais le même Esprit qui illumine nos entendements, inspire aussi en nos cœurs une affection conforme à la connaissance… car on ne le connaît point Dieu par imagination nue, mais quand il se- manifeste dedans nos cœurs par le Saint Espritm ».

mCalvin, Com. in. 1Jean.2.3-4.

Or, par droit de création, la volonté préceptive de Dieu, telle qu’elle se révèle dans la loi expliquée par le Christ, apparaît à la conscience du croyant comme la norme suprême de ses pensées et de ses actes.

Du même coup, son indignité comme pécheur lui est révélée. Il se connaît comme signifiant un moment de la volonté du genre humain révolté dans la personne de son chef contre la loi et orienté dans une direction opposée à cette loi ; comme ne pouvant plus accomplir cette loi parfaitement, et c’est une misère humiliante, et comme ne le voulant pas, et c’est là son crime.

Ne le pouvant pas : l’orientation résolue de sa volonté adonnée au péché l’asservit à lui-même, qui est pécheur, et le libère à l’égard de la loi de Dieu. C’est dans ce sens qu’on dit qu’il est impossible au pécheur d’accomplir parfaitement la loi divine ; qu’il est matériellement serf du péché.

Ne le voulant pas : la connaissance de la volonté de Dieu, l’offre que Dieu lui fait d’accepter sa paternité, l’ordre qu’il lui en donne, affranchissent le pécheur de toute fatalité physique ou morale. Par sa connaissance de la loi il est constitué formellement libre et donc responsable.

On le voit, l’expérience du serf-arbitre, bien loin d’être la négation philosophique de la liberté morale, pose celle-ci.

Il n’y a rien de si fort, de si formellement libre qu’une volonté délibérément mauvaise.

D’autre part, il n’y a rien de plus douloureusement tragique que le conflit, constaté par le pécheur, entre le « non » obstiné de tout son être et le « tu dois » de la volonté du Créateur.

La conscience de ce conflit, donnée dans la connaissance même de la volonté de Dieu et éveillée par cette grâce commune, moyenne, qui est résistible, produit irrésistiblement une aspiration vers la délivrance, en même temps qu’un sentiment de culpabilité. Il ne faut pas confondre, sans doute, ce travail de la conscience morale avec la conviction du péché produite par la grâce efficace.

Mais en attendant, elle place les pécheurs dans une situation pratiquement intolérable, dont ils ne peuvent sortir que par la prière de l’élégiaque inspiré : « convertis-nous à toi, ô Eternel, et nous serons convertis. » (Lamentations 5.21)

Comme le voit Calvin (com. in loc.) cette confession de la puissance de Dieu ne suffit pas, à elle seule, à fonder une ferme confiance ; mais elle est déjà le principe d’une espérance favorable : Dieu donne son Esprit à qui le lui demande. Par la connaissance, nous pouvons désormais vouloir le demander. Notre responsabilité est donc engagée, non plus comme descendants du premier pécheur, mais d’une manière personnelle.

D’où viendra le secours ?

A cette question, le christianisme d’Athanase, d’Augustin, des Réformateurs fait une réponse prodigieuse, divinement incroyable aux regards de la raison ratiocinante : « Dieu s’est entièrement donné à nous en son Filsn ».

nCalvin, Com. sur Jean.15.15

Cette courte proposition de Calvin résume tout l’Evangelium de Christo, tout le message de l’Eglise concernant le Christ.

Ce message révèle au pécheur que, lorsque Dieu veut aimer, dans sa grâce libre, au point de se substituer à lui, pour porter sa peine et expier à sa place, il aime parfaitement, totalement, jusqu’au don complet de soi-même.

Dieu, l’Etre indépendant et absolu, qui n’a rien à attendre, rien à recevoir de la créature ; l’Etre souverain qui a droit à tout et qui ne doit rien à personne ; Dieu, « en l’une des modalités de relation éternelle de son être, « Dieu s’est entièrement donné à nous… ».

Aucune conception de Dieu, dans aucune religion, dans aucune philosophie, ne s’élève, ne fût-ce que de très loin, à la hauteur de la révélation apportée par l’Evangile.

Qu’on ne vienne pas nous parler des prétendues incarnations du brahmanisme. L’Inde ne connaît ni Dieu, ni la Trinité, ni l’Incarnation. Elle ne peut nous offrir que l’un-tout, des triades et des avataras.

Devant le message du christianisme orthodoxe des grands conciles, il ne s’agit plus d’aligner des mots sonores. Il faut seulement se recueillir et méditer.

Si jamais le sublime a revêtu la forme d’une marque de divinité, c’est bien dans cette doctrine unique de l’Incarnation du Dieu souverain, transcendant, impassible en lui-même, et qui prend, dans la personne du Fils, des organes de souffrance, une âme, une chair, une nature humaine, pour entrer dans l’humanité, descendre dans son enfer, et, en expiant, réconcilier à soi ceux qui croiront en lui.

Le Dieu d’Arius et de Socin met la croix sur les épaules d’une créature, afin de révéler aux autres la loi du sacrifice et une bienveillance qui se réserve.

Le Dieu de l’Eglise, seul, aime jusqu’au don de soi-même. « Or, maintenant, dit Calvin, il faut bien que les cœurs qui ne pourront être ammollis par cette douceur tant inestimable de l’amour de Dieu soient plus durs que fer et pierreo ».

oCalvin, Com. sur Jean.15.13.

Que peuvent peser alors, pour ceux qui ont trouvé leur chemin de Damas devant le spectacle de cet effort suprême de la charité divine, que peuvent peser les arguties d’une science fondée sur les a priori du naturalisme ?

On veut que ce soit Athanase qui ait créé le dogme de l’Incarnation.

Dans ce cas, il faudrait dire que le héros de l’homoousie fut le plus grand des révélateurs religieux de tous les siècles.

En effet, son Evangile porte en soi le sceau de sa divinité, car il apporte au pécheur la révélation d’un amour divin vraiment digne de Dieu, en même temps que la réponse à la question angoissée : que faut-il que je fasse pour être sauvé ?

Dans le Christ, Fils unique et éternel de Dieu, être de son être, à lui, Dieu, je contemple Dieu même, la vivante image du Père, d’une vue immédiate de la foi, et je le contemple dans sa relation la plus profonde avec moi : le Père, qui est l’amour absolu, l’amour qui sauve et qui console le pécheur, m’est révélé par le don de son Fils.

C’est là le mot suprême de la Parole qui m’est annoncée et qui s’atteste ainsi comme la Parole de Dieu.

Cette Parole est encore scellée dans l’âme du pécheur par le sacrement du baptême. Conféré dès l’enfance, il apporte au pécheur devenu adulte l’assurance que c’est Dieu qui à fait les premiers pas vers lui, en l’introduisant dans l’alliance de grâce.

Voilà encore ce qui fait comprendre que, dans le sacrement auguste de l’Eucharistie, en même temps que je reçois l’offre de l’expiation vicaire et du pardon, j’obtiens la certitude de l’existence et de la présence réelle de l’Etre divin qui se communique à moi.

Calvin a admirablement exprimé la nature de cette certitude qui s’attache à la doctrine de la divinité du Fils de Dieu. « Cette connaissance qui gît en pratique et expérience est beaucoup plus certaine que toutes spéculations oisives, car l’âme fidèlep reconnaît indubitablement et, par manière de dire, touche à la main la présence de Dieu, là où elle se sent vivifiée, illuminée, sauvée, justifiée et sanctifiéeq ».

p – Notons qu’il s’agit pour le réformateur de l’âme fidèle seulement ; de l’âme de celui qui considérerait comme une défection de la foi de chercher son salut en un autre qu’en Dieu.

qCalvin, Ins., 1.13.13.

Ainsi donc, c’est par la porte étroite de l’humiliation née de la conscience du péché ; c’est par la foi au don de Dieu, qui se manifeste comme s’étant constitué librement le garant de l’ordre moral ; c’est, disons-nous, par cette porte étroite que l’on entre dans le royaume dont le Christ est roi.

Une apologétique authentiquement réformée ne connaît pas d’autre voie d’accès au Père : « C’est en vain qu’on parle de Jésus-Christ, sinon à ceux qui étant vraiment humiliés sentent quel besoin ils ont d’un rédempteur : par la grâce duquel ils soient délivrés de la mort éternelle. Pourtant (partant) quiconque ne veut point être déçu à son escient et périr en son erreur, qu’il apprenne à commencer par ce bout ; à savoir de bien penser que c’est à Dieu qu’il aura affaire, auquel il faudra quelquefois rendre compte. De se mettre devant les yeux ce siège judicial, lequel est pour faire trembler même les anges… Par quoi si quelques-uns sont offensés de ce que la divinité de Jésus-Christ est conjointe en une même personne avec sa nature humaine : s’il y en a un qui trouve déraisonnable que nous cherchions la vie en un trépassé, que nous tenions la croix qui de soi est maudite pour fontaine de notre salut : tels gens ne sont scandalisés, sinon d’autant que n’ayant nulle crainte de Dieu, ils ne peuvent goûter la doctrine spiritueller ».

rCalvin, Traité des scandales, d’après la traduction française publiée par A. Marie Schmidt, Trois traités, Paris, 1934 p. 172 et sq.

Calvin ne veut pas qu’on commence par une apologie appuyée sur des raisonnements logiques ni sur des démonstrations historiques : « si je débats contre eux selon la capacité de l’esprit humain, je ferai inconsidéréments ». Il n’adresse « son propos » — et nous faisons comme lui — qu’à ceux qui sont « agités » des « scandales » résultant du dogme de l’incarnation et de la croix et qui « toutefois cherchent d’être réduits ».

sIbid., p. 169

A ceux-là, il montre « que nous ne pouvons venir à la sagesse de Dieu par autre chemin qu’en étant faits fols quant au monde ; mais le fondement de telle humilité, comme de toute la Religion chrétienne est la conscience et la crainte de Dieu. Cela ôté, c’est en vain qu’on tâche de bâtirt ».

tIbid., p. 171

C’est-à-dire que l’Incarnation, le Christ, Fils unique et éternel de Dieu, est la pierre angulaire, le principe intérieur, sur lequel nous édifions tout notre christianisme.

Que d’autres partent de la raison, de la conscience religieuse, d’eux-mêmes enfin ; nous n’en avons cure : nous savons en qui nous avons cru.

Le monde physique a un sens : il signifie que la totalité des êtres contingents qui le constituent dépend absolument d’un principe qui est puissance et sagesse.

Le fait de conscience morale a un sens : il signifie que cet être nécessaire de qui tout dépend est justice et sainteté.

Le fait du Christ a un sens : il révèle à qui veut croire qu’il est aimé par Celui qui est l’Alpha et l’Oméga, le principe et la fin de toute création.

Voilà comment le monde, la conscience et la croix nous révèlent le Dieu des chrétiens.

Or, d’après l’Ecriture, nul ne peut dire que Jésus est le Seigneur si ce n’est par l’Esprit du Seigneur (1 Corinthiens 12.3). Cette affirmation de l’Ecriture est aussi un fait d’intuition expérimentale. Dieu met le sceau de son témoignage intérieur à la parole extérieure qui nous annonce le péché et la rédemption par le Fils fait homme. Celui qui croit se sait vaincu par l’action inclinante et efficacement telle d’une puissance divine dont il reconnaît la présence au plus profond de lui-même.

Dès lors, Dieu n’est pas seulement pour lui le Père, le principe de son être ; il n’est pas seulement le Fils, ciment logique de l’univers et principe de son retour à l’unité ; il est le principe immanent de la vie, de la vie physique et de la vie spirituelle de la foi : il est le Saint-Esprit.

Ainsi le Dieu unique en son essence se manifeste, dans ses dispensations, sous un triple aspect. Et comme Dieu est vrai, comme il est la vérité même, nous croyons qu’il est dans son être ce qu’il se manifeste dans ses opérations, et nous confessons la Trinité des personnes divines dans l’unité et la simplicité absolue de l’essence de notre Dieu : « nous connaissons toutes ces choses tant par le témoignage de la Sainte Ecriture que par les effets, et principalement par ceux-là que nous connaissons en nous » dit admirablement la confession des Pays-Bas (art. IX).

On adresse souvent le reproche à l’orthodoxie chrétienne d’être aride et abstraite dans ses formules. La formule trinitaire, en particulier, est souvent présentée comme le résidu pétrifié des spéculations du néo-platonisme.

En réalité, elle exprime, en une forme scientifique, les données les plus vivantes de la foi de ceux qui ont rédigé les écrits du Nouveau Testament.

Elle procède de la nécessité intellectuelle de mettre en harmonie la foi religieuse d’un monothéisme conscient avec les expériences spécifiques qui donnent naissance à la vie chrétienne.

Le monothéisme interdit aux croyants de mettre sa confiance absolue en un autre que Dieu : la confiance totale est le droit exclusif de Dieu. D’autre part, l’expérience chrétienne montre au croyant qu’il trouve effectivement son refuge en le Christ et sa piété spécifiquement chrétienne l’oblige à mettre sa confiance totale en lui.

Voilà pourquoi notre dogmatique fondamentalement théiste sera une dogmatique de la Trinité et de l’Incarnation, une dogmatique chrétienne orthodoxe, orthodoxe dans le sens d’œcumé-nique.

Orthodoxe, notre dogmatique le sera, parce qu’elle posera des affirmations existentielles sur Dieu et sur les actes créateurs, rédempteurs et sanctificateurs de Dieu, à la différence des dogmatiques qui ne formulent que des affirmations « économiques », puis des jugements de valeur. Mais elle sera bien une dogmatique ; elle ne se contentera pas d’être une philosophie religieuse, parce que ses jugements existentiels seront le résultat non de la spéculation, mais qu’ils s’appuieront sur la révélation positive de Dieu, dans sa Parole.

Or, il ne suffit pas d’accoler au terme dogmatique les épithètes de chrétienne, et d’orthodoxe pour en déterminer scientifiquement la nature.

L’orthodoxie, au cours de l’histoire, s’est scindée en deux branches principales, dont chacune se subdivise elle-même en deux rameaux. Il y a une orthodoxie catholique, l’orientale et la romaine, et il y a une orthodoxie protestante, la luthérienne et la réformée.

Nous nous attacherons à établir, dans la suite, que le protestantisme, et le protestantisme réformé, est la forme scientifiquement légitime du christianisme orthodoxe.

On trouvera peut-être étonnant que, en vertu de la méthode suivie, nous n’ayons pas été amené, dès à présent, à consacrer un chapitre spécial au néo-protestantisme.

En réalité, nous avons eu plusieurs fois l’occasion de le critiquer, en cours de route, sous telle de ses manifestations, et nous croyons que nous n’avons pas failli à notre tâche.

D’ailleurs, on verra que nous continuerons à l’honorer de l’étude critique qui lui est due.

Seulement, il se trouve que nous savons hic et nunc, à ce point précis de notre travail et à l’heure qu’il est, que la dogmatique doit être matériellement, par son contenu, orthodoxe et chrétienne. Ce n’est pas de notre faute si nous le savons maintenant.

Nous reconnaissons qu’on pourrait se demander, à supposer même que nous aurions établi que la dogmatique doit être matériellement protestante et réformée, si le néo-protestantisme, exclu quant au fond, ne peut, comme méthode et quant à la forme, se recommander à l’acceptation du théologien. L’examen de cette question viendra à son heure.

En attendant, montrons que la dogmatique chrétienne orthodoxe devra être protestante.

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