Destruction des colonies vaudoises de la Pouille et de la Calabre.
Etat des colonies. — Influence de la réforme. — Demande d’un pasteur à Genève. — Envoi et travaux fructueux de Pascal. — Persécution. — Surprises. — Supplices affreux. — Anéantissement des colonies. — Martyre de Pascal.
La vie religieuse, que la réformation avait réveillée au sein des anciennes Eglises vaudoises des Alpes, s’était aussi ranimée, mais avec plus de lenteur, dans leurs colonies du royaume de Naples (1). La doctrine évangélique constamment enseignée depuis trois siècles par les barbes vaudois, dans leurs missions régulières chez leurs frères de la Pouille et de la Calabre, avait maintenu dans les cœurs de ces fils de la persécution un éloignement indestructible pour les superstitions romaines, en même temps qu’elle avait donné à leurs mœurs un cachet de douceur, de sobriété, de chasteté et de fidélité qui frappait tous leurs entours, quoiqu’une certaine timidité ou prudence les contraignit, en présence de l’ennemi de leur foi, à dissimuler une partie de leurs sentiments et de leurs actes religieux. Aucune contrée n’était plus paisible ni plus florissante dans tout le royaume de Naples que celle que les Vaudois de Calabre habitaient et cultivaient, non loin de Montalto, et dont Saint-Sixte et la Guardia étaient alors les lieux les plus marquants. L’activité infatigable de ces laboureurs, leur ordre, leurs bonnes mœurs, source de bien-être pour eux, leur avaient gagné la faveur de leurs seigneurs qui en retiraient de notables bénéfices, des rentes plus élevées et une sécurité bien plus grande que de la part d’aucuns autres vassaux. « Les curés et les prêtres seulement, dit un ancien auteur, se plaignaient qu’ils ne vivaient pas en matière de religion comme les autres peuples, ne faisant aucuns de leurs enfants prêtres, ni nonnains, ne se souciaient de chantats, cierges, luminaires, son de cloches, ni même de messes pour leurs morts ; avaient fait bâtir certains temples sans les vouloir orner d’aucunes images ; n’allaient point en pèlerinage ; faisaient instruire leurs enfants par certains maîtres d’école étrangers et inconnus auxquels ils rendaient beaucoup plus d’honneur qu’à eux, ne leur payant aucune autre chose que la dîme, ainsi qu’ils avaient traité avec leurs seigneurs. Ils se doutaient que lesdits peuples n’eussent quelque croyance particulière, laquelle les empêchait de s’allier ni mêler avec les peuples originaires du pays et qu’ils ne fussent de mauvais catholiques romains. » Toutefois, l’abondance des dîmes et la régularité avec laquelle on les acquittait, jointes à la crainte de déplaire aux seigneurs, avaient contenu le zèle soupçonneux et irritable des prêtres de la contrée. (Voir Perrin, Histoire des Vaudois, p. 197.)
(1) – Voir plus haut chapitre XV.
Mais, à la nouvelle des triomphes de la réformation, au retentissement qu’eurent ses doctrines, à l’émotion profonde qu’elles excitèrent en Italie, la défiance se réveilla, scrutant d’un œil inquiet les moindres démarches des hommes intelligents et généreux. L’inquisition, épiant sa proie, suivait comme des limiers à la piste les traces des nombreux écrits et surtout des livres saints répandus en tous lieux par l’imprimerie récemment inventée. Et quand les colonies vaudoises de la Calabre se remuèrent de leur sommeil, agitées par le vent de l’esprit de vie qui soufflait du septentrion, elles rencontrèrent le regard, farouche de leur éternelle ennemie surveillant chacun de leurs pas et s’efforçant de lire dans leurs plus secrètes pensées.
Informées des résolutions courageuses du synode d’Angrogne, de 1532, par les barbes qu’on leur envoyait (2), entraînées à glorifier ouvertement leur Sauveur par l’exemple des Eglises réformées, comme par celui de leurs frères du Piémont, les colonies vaudoises de Calabre désirèrent adjoindre au barbe Etienne Négrin, qui leur était venu des Vallées, un ministre consacré à Genève, la ville réformée par excellence. Elles députèrent, à cet effet, un de leurs notables, Marc Uscegli, qui, arrivé dans la cité de Calvin, s’adressa à l’Eglise italienne, et obtint pour elle ce qu’il souhaitait. Un jeune Piémontais, Jean-Louis Pascal, achevait alors ses études à Lausanne. Il avait quitté le papisme pour l’Evangile, et le service militaire pour celui du Seigneur Jésus-Christ. L’opinion unanime le désigna pour la périlleuse mission de Calabre. Il partit avec Uscegli (3)), laissant à Genève sa fiancée qu’il ne devait plus revoir ici-bas.
(2) – Voir chap. XVII. Le ministre Gilles, ancêtre de l’historien, fut le dernier de ces barbes qui put revenir en paix aux Vallées.
(3) – (3) M. J.-P. M***, dans un article de la Revue Suisse (Lausanne, 1839, t. II p. 691) sur les Vaudois de Calabre, dit, en se fondant sur le témoignage d’un ministre grison de l’époque, que Pascal partit pour la Calabre accompagné d’un autre pasteur et de deux maîtres d’école.
Le ministère actif de Pascal porta des fruits. Sa prédication saisissait les âmes. La lumière souvent cachée sous le boisseau brillait sur le chandelier ; mais sa clarté, bienfaisante pour les yeux sains des fidèles, irrita les yeux malades des papistes et effraya le principal seigneur des Vaudois de Calabre, le marquis de Spinello. Aux cris d’alarme, jetés par les dévots de sa religion, et craignant peut-être d’être lui-même soupçonné d’hérésie, s’il n’agissait pas, le marquis, si indulgent jusqu’alors, recourut aux mesures de rigueur. Il cita à son audience les principaux de ses vassaux avec Pascal. Il les censura, les menaça et fit jeter dans les prisons de Foscalda le fidèle pasteur et son ami Uscegli. C’était en 1558 ou 1559. L’évêque diocésain de Cosenza, non content de ces arrestations, prit l’affaire en mains. Il procéda à la conversion forcée des prisonniers, si elle était possible, et persécuta en même temps le troupeau désolé, malgré les efforts secrets du marquis pour en détourner les coups.
Le procès de Pascal et la persévérance des fidèles Calabrais dans la doctrine évangélique ayant attiré l’attention du pape, celui-ci délégua le cardinal Alexandrin, inquisiteur général, pour mettre fin à l’hérésie dans le royaume de Naples. Le premier essai de conversion forcée fut tenté au printemps de 1560, à Saint-Sixte, bourg considérable dans le voisinage de Montalto. Promesses, exhortations, menaces, rien ne fut négligé pour en effrayer ou en séduire les habitants. Mais, plutôt que de se rendre à la messe, ils s’enfuirent tous ensemble dans la montagne au milieu des bois. Les inquisiteurs, ne pouvant les poursuivre pour le moment, se rendirent en toute hâte dans la ville de Guardia, vaudoise aussi, éloignée de douze milles. Ayant fermé les portes, ils convoquent la foule, leur annoncent faussement la rentrée des habitants de Saint-Sixte dans le giron de l’Eglise romaine. Ils feignent de les aimer et les pressent d’imiter un si bel exemple. Le marquis de Spinello joint ses prières à celles de ces fourbes, il leur promet de nouveaux avantages temporels… Et ces pauvres gens, abusés, surpris, cèdent et promettent ce qu’on demande d’eux. Bientôt, cependant, la vérité leur étant connue, une partie notable s’échappe et va rejoindre les fugitifs de Saint-Sixte. Deux compagnies de soldats sont envoyées à leur poursuite. En vain les malheureux supplient qu’on traite avec eux et, qu’on leur permette d’émigrer ; on ne leur répond que par des cris de mort. Contraints de se défendre par les armes, ils mettent en fuite leurs agresseurs.
Cette victoire leur valut quelques jours de repos ; mais elle attira en Calabre le vice-roi en personne, à la tête de troupes considérables. Les fugitifs traqués dans les bois étaient suivis à la piste par des chiens dressés à cet usage, jusqu’aux pieds des arbres sur lesquels ils s’étaient réfugiés, dans les taillis, dans les creux où ils s’étaient blottis. Faits prisonniers ou tués, presque aucun n’échappa. Pendant que le vice-roi menaçait de tout détruire, les inquisiteurs affectant de la compassion et prodiguant des paroles de paix, attiraient dans leurs filets les gens crédules qui, croyant éviter la fureur du lion, dit le chroniqueur Gilles, se jetaient, ainsi dans la gueule du serpent.
Quand ces hommes à double face se furent emparés par cette feinte de plus de seize cents personnes, ils jetèrent le masque et les exécutions commencèrent. Ils auraient voulu faire passer les victimes pour d’infâmes paillards : ils les soumirent donc à la torture, espérant les contraindre d’avouer que, dans leurs assemblées religieuses, ils se livraient aux plus honteuses turpitudes. Mais la patience des suppliciés déjoua leur vil dessein, aucun n’avoua. Charlin expira sur l’instrument même ; les entrailles lui sortaient du corps. Verminel, qui cependant venait de consentir à apostasier, se laissa tenir huit heures de suite sur l’instrument de torture, appelé l’enfer, sans vouloir avouer d’aussi infâmes calomnies. Marçon père fût fustigé avec des chaînes de fer, puis assommé. L’un de ses fils fut égorgé et l’autre précipité d’une haute tour en bas. Bernard Conte, pour avoir secoué loin de lui un crucifix qu’on voulait lui faire tenir, fut conduit à Cosenza, et là, couvert de poix, il fut brûlé comme un flambeau de résine, supplice atroce imité de Néron. Soixante femmes furent torturées, une partie d’entre elles furent brûlées ; d’autres moururent de leurs blessures : les plus belles disparurent. Quatre-vingt-huit hommes de Guardia furent égorgés à Montalto par l’ordre de l’inquisiteur Panza, « Franchement, dit un témoin de cette scène, catholique romain, dans une lettre qui nous a été conservée (4), je ne puis comparer ces exécutions qu’à une boucherie. L’exécuteur est venu, il a fait avancer un de ces malheureux, et, après lui avoir enveloppé la tête d’un linge, il l’a conduit sur un terrain qui touche au bâtiment, l’a fait mettre à genoux et lui a coupé la gorge avec un couteau. Ramassant ensuite le voile ensanglanté, il est venu chercher un autre prisonnier auquel il a fait subir le même sort ; et quatre-vingt-huit personnes ont été égorgées de la même manière. Je laisse votre imagination se figurer ce terrible spectacle… En ce moment même j’ai peine à retenir mes larmes. On ne se représentera jamais la douceur et la patience avec laquelle ces hérétiques ont souffert ce martyre et la mort… Un petit nombre d’entre eux, au moment d’expirer, ont déclaré qu’ils embrassaient la foi catholique ; mais la plupart sont morts dans leur infernale opiniâtreté. Tous les vieillards ont fini avec un calme imperturbable ; il n’y a que les jeunes gens qui aient manifesté quelque frayeur. Tous mes membres frissonnent encore quand je me figure le bourreau avec le couteau ensanglanté, entre les dents, tenant à sa main le linge dégouttant, entrer dans la maison, le bras rougi de sang, et saisir les prisonniers l’un après l’autre comme un boucher s’en va prendre les moutons qu’on veut égorger. » (Voir Revue Suisse, 1839, t. II, p. 707.)
(4) – Voir cette lettre dans à Porta, Historia Reformationis Rhetiæ,… t. II, p. 310 à 312, et dans Partaléon, Rerum in Eccles. gestarum, p. 337, 338. L’auteur de la lettre dit aussi : « Ces gens sont originaires de la vallée d’Angrogne près de la Savoie ; et dans la Calabre, on les appelle Ultramontains. Ils occupent encore quatre villes dans le royaume de Naples ; mais je n’ai point appris qu’ils s’y conduisent mal. (Voir l’article de M. J.-P. M***, sur les Vaudois, dans la Revue Suisse, t. II, p. 707)
Leurs corps, réduits en quartiers, furent ensuite attachés à des pieux, le long du chemin de Montalto à Château-Vilar, l’espace de trente-six milles, pour l’effroi des hérétiques et pour la satisfaction des catholiques !!! Ceux qui ne furent pas massacrés, et qui néanmoins ne voulurent pas abjurer, allèrent remplir les galères d’Espagne. Quelques-uns seulement échappèrent par la fuite et atteignirent les Vallées (les femmes habillées en hommes), au plus fort de la persécution décrite au chapitre précédent ; quelques-uns plus tard encore, après des dangers incessants, obligés qu’ils avaient été de ne voyager que de nuit, le plus souvent de remonter les rivières jusqu’aux lieux où ils pouvaient les passer à gué, de vivre chétivement de grains, de racines, de fruits et de ce qu’ils recevaient à titre d’aumônes, ou achetaient dans des lieux écartés. Combien d’entre eux qui furent arrêtés en chemin et livrés, l’ordre ayant été donné dans toute l’Italie, à tout garde de ville, pontonnier, marinier ou autres, de ne laisser passer, et à tout hôtelier de ne loger aucun étranger se présentant sans témoignage de son curé, attesté de lieu en lieu depuis l’endroit du départ.
Les Eglises des Vallées Vaudoises menèrent deuil sur leurs sœurs de Calabre qui venaient d’être anéanties ; les pasteurs surtout qui avaient exercé leur ministère et qui connaissaient chacune des victimes que les réchappés leur nommaient. Leur cœur se fondit en eux, lorsqu’ils apprirent le sort de leur collègue, Etienne Négrin, qui, après avoir résisté dans la prison de Cosenza à toutes les sollicitations et séductions des prêtres, y était mort de faim ou victime d’autres tortures secrètes. Quant à Louis Pascal, il consomma après tous les autres, sur le bûcher, à Rome, en présence du pape, des cardinaux et d’un peuple immense, le sacrifice qu’il avait commencé en se séparant temporairement de sa fiancée pour se rendre en Calabre. Les flatteries, les obsessions, les menaces continuelles d’une meute de moines et de prêtres, les tourments corporels qu’il endura dans d’humides prisons où on lui refusait même de la paille, les prières et les larmes d’un frère chéri (5), resté papiste, qui le suppliait de le redevenir, et qui, pour le tenter plus fortement, lui offrait là moitié de ses biens, le souvenir douloureux d’une tendre amie qu’il laissait veuve avant de l’avoir épousée, aucun pouvoir humain, en un mot, rien ne put ébranler cette âme fidèle et éprouvée. L’on se décida, enfin, à le supplicier sans tarder davantage. Le pape voulut se donner le plaisir d’assister aux derniers moments d’un hérétique si obstiné, qui l’avait constamment qualifié d’Antechrist.
(5) – Ce frère écrivait : « C’était une chose hideuse que de le voir la tête nue, les bras et les mains liés si étroitement de petites cordes qu’elles perçaient la chair, comme si on l’eût mené au gibet. Le voyant en tel état et pensant l’embrasser, saisi de douleur, je tombai par terre, ce dont son mal fut augmenté. » (Crespin, Histoire des Martyrs, fol. 520.)
Le lundi, 9 septembre 1560, une foule agitée et curieuse se pressait vers la place du château Saint-Ange. Un échafaud et tout auprès un bûcher y étaient dressés. Dans le voisinage s’élevait un amphithéâtre de riches gradins, sur lesquels étaient assis sa sainteté le pape, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, les cardinaux, les inquisiteurs, des prêtres et des moines de toute espèce, en grand nombre. Quand le martyr de la vérité chrétienne parut, se traînant à peine sous le poids de ses chaînes, ses ennemis, qui observaient tous ses mouvements et le jeu de sa physionomie pour triompher de la moindre faiblesse, ne purent surprendre sur ses traits ni altération ni crainte. C’était la même attitude douce et résignée qui ne l’avait jamais quitté durant tout le temps de son long emprisonnement. Arrivé sur l’échafaud, et profitant d’un moment de silence qui s’était fait, il déclara au peuple que, s’il mourait, ce n’était pour aucun crime qu’il eût commis, mais pour avoir osé confesser avec pureté et franchise la doctrine de son divin maître et sauveur Jésus-Christ : « Quant à ceux, continua-t-il, qui tiennent le pape pour Dieu en terre et vicaire de Jésus-Christ, ils s’abusent étrangement, vu qu’en tout et par tout il se montre ennemi mortel de sa doctrine, de son vrai service et de la pure religion, et que ses actes le manifestent vrai Antechrist. » Il ne put en dire davantage. Les inquisiteurs venaient de donner le signal au bourreau qui, l’enlevant de terre, l’étrangla. Son corps, jeté sur le bûcher, fut réduit à l’instant en cendres. « Le pape eût voulu être ailleurs, dit un historien, ou que Pascal eût été muet et le peuple sourd ; car il dit beaucoup de choses contre le pape, par la Parole de Dieu, qui lui déplurent extrêmement. Ainsi mourut ce personnage, invoquant Dieu d’un zèle si ardent qu’il en émut les assistants, et fit grincer les dents au pape et à ses cardinaux. » (V. Crespin, Hist. des Martyrs, fol. 520. — Perrin, Hist. des Vaudois et des Albigeois, p. 207.)
Quant aux Eglises vaudoises de la Pouille et de quelques autres Provinces de Naples, n’ayant point déployé une ferveur singulière, elles échappèrent à l’attention soupçonneuse de Rome. Ceux de leurs membres, qui avaient de la piété, ne tardèrent pas à réaliser leurs biens et se réfugièrent en lieu sûr. Tous les autres ployèrent la tête devant l’orage et abandonnèrent la profession de l’Evangile. Aujourd’hui l’on chercherait en vain, dans ces contrées, les vestiges de ces colonies vaudoises si longtemps florissantes (Pour tout le chapitre, voir Botta, Storia d’Italia, t. II, p. 430 et suiv. — Gilles, Histoire Ecclésiastique, chap. XXIX. — Léger, Histoire Générale, IIme part., p. 333. — Perrin, Histoire des Vaudois, p. 199, etc. — Revue Suisse, t. II. — Crespin, fol. 515, etc.)