Après avoir saisi Jésus, ils l’emmenèrent et le conduisirent dans la maison du grand prêtre. Pierre suivait de loin. Ils allumèrent du feu au milieu de la cour, et ils s’assirent. Pierre s’assit parmi eux. Une servante, qui le vit assis devant le feu, fixa sur lui ses regards, et dit : « Cet homme était aussi avec lui. » Mais il le nia, disant : « Femme, je ne le connais pas. » Peu après, un autre, l’ayant vu, dit : « Tu es aussi de ces gens-là. » Et Pierre dit : « Homme, je n’en suis pas. » Environ une heure plus tard, un autre insistait, disant : « Certainement cet homme était aussi avec lui, car il est Galiléen. » Pierre répondit : « Homme, je ne sais ce que tu dis. » Au même instant, comme il parlait encore, un coq chanta. Le Seigneur, s’étant retourné, regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite : « Avant que le coq chante aujourd’hui, tu me renieras trois fois. » Et étant sorti, il pleura amèrement.
Si la croix de Jésus-Christ est le monument de la miséricorde de Dieu, elle est aussi celui du péché de l’homme. Nous ne pouvons pas étudier l’histoire de la Passion sans y retrouver à chaque pas nos vices et nos faiblesses, représentés et personnifiés, tantôt par les ennemis du Seigneur, tantôt par ses disciples. Il est bon qu’il en soit ainsi ; car, plus nous connaîtrons et sentirons nos péchés, plus aussi notre reconnaissance pour le Sauveur sera vive et profonde.
Mais ce mot de péché, dans la langue de l’Écriture sainte comme dans celle de l’expérience chrétienne, a deux sens distincts, quoique étroitement liés l’un à l’autre. Il désigne tantôt un état, tantôt un acte ; tantôt la corruption ou la misère du cœur de l’homme, tantôt telle ou telle manifestation particulière de cette misère et de cette corruption. Nous nous accusons et nous nous plaignons tout ensemble d’être trop habituellement si attachés aux choses visibles, et si oublieux des invisibles ; si pleins de l’amour de nous-mêmes, si froids pour Dieu et pour le prochain : cette disposition est ce que nous appelons le péché. Mais le péché n’est pas resté dans notre vie à l’état de disposition ou de tendance ; le mauvais arbre a produit de mauvais fruits ; dans une foule de circonstances, nous avons, par des actes positifs ou par l’omission volontaire de nos devoirs, transgressé la loi de Dieu. Ces fautes particulières, sont ce que nous nommons les péchés. Dans toute vraie repentance, le péché est connu et déploré sous l’une et sous l’autre forme. Si notre repentir ne porte que sur quelques manifestations extérieures et accidentelles du mal, il manque de profondeur ; s’il n’implique qu’une vague confession de notre misère, sans s’attacher à aucun fait déterminé, à aucune faute particulière, il manque de précision, et peut-être de sincérité.
Comme l’usage d’un plus fort microscope fait apercevoir au naturaliste un plus grand nombre de créatures vivantes dans une goutte d’eau, ainsi nos fautes particulières se multiplient sous le regard de notre conscience à mesure que celle-ci devient plus éclairée et plus délicate. Toutefois la plupart de ces fautes s’effacent bientôt et nécessairement de notre mémoire ; heureux si le Dieu de miséricorde, témoin de nos repentirs aussi bien que de nos défaillances, les a, lui aussi, pardonnées et oubliées ! Mais il en est que nous ne pouvons pas oublier. Il est des péchés qui, par leur gravité, par leurs circonstances, par l’influence qu’ils ont exercée sur notre caractère et sur notre destinée, ont fait époque dans notre vie morale. Il y a pour la plupart des hommes, – je parle des plus sérieux et des meilleurs, – des heures de leur vie passée auxquelles ils ne peuvent se reporter par la pensée sans frissonner et sans rougir ; il y a dans leur mémoire des points délicats et sensibles, que la main la plus amie ne saurait toucher sans blesser. C’est de ces chutes-là, que j’appellerai les grandes chutes, que je me propose aujourd’hui de vous entretenir, en méditant l’exemple éclatant que nous en fournit notre texte, le reniement de l’apôtre Pierre. Est-il beaucoup de personnes parmi nous à qui les grandes chutes, dans le sens que j’ai donné à ce mot, aient été toujours et complètement étrangères ? En est-il beaucoup qui, repassant leur conduite jusqu’à ce jour, n’y trouvent, à bon droit, rien de précis et de sérieux à se reprocher ? Je ne sais ; mais quand il y aurait parmi nous de ces justes, notre méditation présente ne serait ni sans instruction ni sans fruit pour eux. Car l’histoire de Pierre nous a été conservée pour montrer tout ensemble à ceux qui sont debout comment ils peuvent éviter la chute, et à ceux qui sont tombés comment ils peuvent se relever. Elle nous apprendra comment les grandes chutes se préparent, et comment elles doivent être réparées. Ce sera tout le sujet de ce discours.
En cherchant à indiquer les causes de la chute de Pierre, nous serions injustes, mes frères, si nous ne tenions d’abord un grand compte des circonstances. Celles-ci, il faut bien le reconnaître, étaient pleines de tentation et de péril. Figurez-vous la situation de l’apôtre dans la cour du souverain sacrificateur ; il assiste, avec une consternation d’autant plus profonde qu’il est plus occupé de la dissimuler, à la condamnation de Jésus, à la ruine de ses plus chères espérances. Il se voit environné d’ennemis contre lesquels il est impossible de se défendre, auxquels il est trop tard pour échapper ; mille regards l’épient ; mille voix le poursuivent et lui disent, tantôt avec l’accent de la raillerie, tantôt avec celui de la menace : « N’étais-tu pas aussi avec Jésus ?… N’es-tu pas Galiléen ?… Ton accent te trahit…. Je t’ai vu dans le jardin. » « Un mot, se dit Pierre, un mensonge permis puisqu’il est nécessaire, et qui n’aggravera pas le malheur de mon Maître, peut sauver mes jours ; un aveu me perd, m’expose à la plus affreuse mort, au plus infâme supplice, et en quoi mon supplice adoucira-t-il celui de Jésus ? » La foi de l’apôtre, il est vrai, aurait dû le soutenir ; mais où est sa foi ? Sait-il à l’heure présente si celui que le sanhédrin déclare coupable, de blasphème est vraiment le Christ ? Harcelé, ahuri, perdant la tête, obsédé par des visions de terreur et de mort, obligé d’ailleurs de répondre sur-le-champ, incapable de se recueillir, de réfléchir, de prier, Pierre prononça ces mots, que bientôt il voudrait racheter de tout son sang : « Je ne le connais point. »
Ainsi, mes frères, les circonstances sont toujours pour quelque chose dans nos chutes ; et d’ordinaire, les chutes grandes et exceptionnelles, celles surtout des serviteurs de Dieu, sont amenées par de grandes et exceptionnelles tentations. Je consens à ce que ceux qui sont tombés s’emparent de cette concession et y voient une atténuation de leur faute ; atténuation n’est pas justification ; j’en atteste leur propre conscience ; j’en atteste aussi le jugement que Pierre prononce ensuite sur lui-même, son repentir, ses larmes amères. Mais ici je m’adresse surtout à ceux qui sont debout, à ceux qui seraient disposés à s’enorgueillir de leur innocence relative, et je leur dis ; prenez garde. Ne soyez pas sages et justes à vos propres yeux. Si vous voulez être dans le vrai, vous reconnaîtrez que les circonstances où vous avez été placés jusqu’à ce jour ont fait, les trois quarts de votre vertu.
Votre jeunesse a été pure ; l’idée-même-du vice vous fait horreur. Grâces en soient rendues à Dieu ! Mais avouez qu’à cet égard votre situation était singulièrement favorable. Famille, éducation, opinion, religion, tout a concouru à vous retenir dans les limites de la moralité. Savez-vous ce que vous auriez fait, si tout au contraire vous aviez été poussé au mal par les mêmes occasions, les mêmes séductions, les mêmes exemples que d’autres, si vous aviez été délaissé comme l’est celui-ci, entouré comme l’est celui-là ?
Votre réputation commerciale est intacte : je vous en félicite, sans toutefois m’en étonner ; car jusqu’à ce jour votre devoir et votre intérêt se sont trouvés à peu près d’accord. Mais supposez que vous eussiez été placé, comme l’a été tel de vos confrères dont vous ne parlez qu’en hochant la tête, dans une de ces crises terribles où le gouffre de la ruine et de l’opprobre s’ouvre à deux pas, et où il semble que pour éviter d’y être entraîné avec sa famille (avec sa famille !) il suffise de faire à des fonds dont on n’a pas le droit de disposer, mais qu’on a sous la main, une légère brèche qu’on se flatte de réparer presque aussitôt,… est-il bien sûr que votre conscience n’aurait pas été égarée et que votre droiture n’aurait pas fléchi ?
Vous n’avez pas cessé de professer un invariable attachement à la foi évangélique ; vous vous affligez de ce que tant de gens l’abandonnent, de ce que tant d’autres l’attaquent et l’ébranlent. Vos plaintes ne sont, hélas ! que trop fondées. Mais votre foi, qui chez vous est en partie affaire de tradition, en partie affaire de sentiment, n’a jamais peut-être passé sérieusement au creuset de l’examen. Êtes-vous sûr qu’elle fût demeurée intacte, si vous aviez été obligé, comme d’autres, d’explorer ces questions dont vous ne connaissez que la surface, de vous familiariser avec les problèmes que soulève la critique, de lutter corps à corps avec les objections de l’incrédulité ?
Sans être bien hardi à confesser le nom de Jésus, vous n’avez jamais été tenté de nier expressément que vous lui appartenez. Je le crois bien ; vous n’avez affaire qu’à des gens qui partagent votre foi, ou qui tout au moins la respectent. Mais en d’autres temps et en d’autres circonstances, mais en présence des valets de Caïphe ou des dragons de Louis XIV, qui sait, mon frère, ma sœur, si vous n’auriez pas renié Jésus-Christ ?
Ah ! l’homme qui connaît son propre cœur se gardera bien de se comparer orgueilleusement à ses frères, lorsqu’ils sont surpris en quelque faute, pour rehausser sa gloire de leur honte ! Regardant au passé, il dira : O Dieu ! je te rends grâces, – non pas de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, car je ne vaux pas mieux qu’eux, – mais je te rends grâces de ce que ta Providence a pris de mon salut un soin si paternel, et épargné à ma faiblesse des épreuves où elle eût infailliblement succombé ! Regardant à l’avenir, il répétera avec ardeur cette demande que Jésus nous a enseignée : « Notre Père qui es aux cieux, ne nous expose pas à la tentation ! »
C’est précisément cette connaissance de soi, cette humilité qui manqua à l’apôtre ; et ceci nous amène aux causes morales et personnelles de sa chute. Ces causes se résument en un mot, la présomption ; la présomption, qui se compose d’orgueil et de témérité. Fier de son nom de Pierre, des privilèges qui lui ont été accordés, dés promesses qu’il à reçues, le fils de Jona se croit invincible, à peu près comme aujourd’hui son prétendu successeur se croit infaillible. Il se met au-dessus de ses frères et dit : « Quand tous seraient scandalisés, je ne le serai point » ; bien plus, il opposé avec opiniâtreté, avec récidive, à la prédiction si positive de Jésus, le sentiment qu’il a de son dévouement, de son courage à toute épreuve. Sans doute, il y a quelque chose de généreux dans ces protestations si sincères de Simon Pierre ; et les âmes qui n’ont jamais éprouvé un élan d’enthousiasme pour Jésus, qui ne sont pas capables, non seulement de pratiquer l’héroïsme, mais même d’y aspirer ardemment, seraient mal venues à faire la leçon à l’apôtre. Mais au point de vue chrétien, qui est le vrai, il n’y a de confiance bien placée que celle qui repose en Dieu, il n’y a de force victorieuse, que celle dont la grâce de Dieu est la source, il n’y a de vertu solide que celle que l’humilité consacre et protège. « Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humblesq », dit Pierre dans son épître ; il avait fait l’expérience de l’une et de l’autre vérité. En ce moment, Dieu résiste à l’orgueilleux Pierre ; il lui retire sa grâce, dont il a cru pouvoir se passer, et Pierre, laissé à lui-même, montre ce que peuvent et ce que deviennent, sans la grâce de Dieu, les plus fermes courages. En Gethsémané, il dort, il frappe de l’épée, il fuit ; autant d’actions, autant de fautes ; puis, mécontent sans être humilié, toujours égaré par cette même présomption dont ses premières fautes auraient dû le guérir, oublieux de la prédiction de Jésus, oublieux aussi de cet avertissement qui lui était spécialement adressé, « veillez et priez afin que vous n’entriez point en tentationr », il se fait introduire, malgré les obstacles, dans la cour de Caïphe, il se jette de gaieté de cœur dans un péril que Dieu ne l’appelait pas à affronter et auquel il n’était préparé ni par la vigilance ni par la prière. N’était-ce pas être d’avance vaincu ? Pauvre Pierre ! Nous avons tout à l’heure trouvé dans sa situation une excuse à sa faute ; mais ce qui diminue la valeur de cette excuse, c’est que, cette situation critique, c’est lui-même qui s’y est arbitrairement placé. Cruel démenti infligé à son orgueil ! Cet apôtre qui parlait de mourir avec Jésus n’a pas le courage de veiller une heure avec lui, et en une heure il a le triste courage de le renier trois fois !
q – 1 Pierre 5.5.
r – Marc 14.37-38.
Oui, la présomption est le chemin de la chute. Combien d’hommes qui l’ont éprouvé, qui l’ont montré après Simon Pierre ! C’est en particulier l’histoire de beaucoup de jeunes gens qui, par leur éducation, par leurs heureuses dispositions, par leur piété précoce peut-être, semblaient bien préparés pour éviter les pièges du monde. Ils le croient eux-mêmes, et c’est ce qui les perd. Parlez-leur d’une chute possible : ils s’indigneront, ils protesteront du moins, comme Pierre quand Jésus lui dit : « Tu me renieras. » « Quoi ! je deviendrais, moi, capable d’une bassesse ! je manquerais à une parole donnée. ! je froisserais un cœur aimant ! ayant commencé par l’esprit, je finirais par la chair ! je deviendrais infidèle à Dieu, à la justice, à la vérité ! C’est impossible. » Et précisément parce qu’ils le croient impossible, cela arrive infailliblement. Pleins de confiance en eux-mêmes, ils rougiraient de prendre les plus simples précautions contre le péril ; ils méprisent les conseils les plus affectueux, les avertissements les plus éclairés ; si vous leur parlez du danger des mauvaises compagnies, des lectures malsaines, ils hausseront les épaules ; comme Pierre dans la cour de Caïphe, ils n’hésiteront pas à se mêler aux sociétés les plus frivoles et peut-être les plus corruptrices. L’orgueil a mis un bandeau sur leurs yeux ; c’est pourquoi ils grossiront le nombre des victimes de l’orgueil.
Encore si une seule expérience suffisait à nous dessiller les yeux, comme à Pierre ! Mais non, cent fois désabusés, nous persistons encore à attendre quelque chose de bon de nous-mêmes, à compter sur nos bonnes intentions et sur nos propres forces. Voilà pourquoi nos meilleures résolutions n’aboutissent pas, et nos plus beaux projets de réforme précèdent souvent nos plus grandes chutes. Ah ! quand apprendrons-nous que celui qui s’assure en l’Eternel sera béni, et que celui qui se confie en son propre cœur est un insensés ; que la grâce qui justifie est aussi celle qui sanctifie ; qu’il n’y a pour le chrétien qu’une sauvegarde, qui s’appelle l’humilité, et qu’une force, qui s’appelle la foi ! Quand avancerons-nous dans le périlleux sentier de la vie comme le voyageur dans les glaciers des Alpes, regardant constamment où nous posons le pied, mais surtout attentifs à ne pas nous éloigner un instant de notre guide, je veux dire de Jésus-Christ ! Sans Jésus-Christ, la plus profonde, la plus vraie, la plus salutaire aussi des expériences morales est celle que décrit saint Paul : « Quand je veux faire le bien, le mal est attaché à moi. Je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. » Avec lui, en lui, le même apôtre apprit à dire : « Je puis tout en Christ qui me fortifie. Quand je suis faible, c’est alors que je suis fortt. »
s – Jérémie 17.5-8.
t – Romains 7.19-20 ; Philippiens 4.13.
Enfin, pour expliquer le reniement de Pierre, il faut encore considérer cette loi juste, mais fatale et terrible, qui enchaîne la transgression à la transgression. « Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés », dit un poète ; mais, si les degrés de la vertu sont lents à monter, ceux du crime sont aisés à descendre. Dans cette heure qui sépare l’entrée de Pierre dans la cour de Caïphe, de son dernier reniement, tout un drame moral s’accomplit. Il y a, dans la vie, des minutes qui comptent plus que bien des heures et que bien des journées. Entouré d’ennemis de Jésus, Pierre croit devoir payer d’audace ; il fait semblant d’être un des leurs ; il se chauffe au feu qu’ils ont allumé, reniant ainsi son maître par ses actes, par son attitude, avant de le renier par ses paroles. La flamme qui éclaire son visage le dénonce. C’est alors qu’une servante lui dit : « Tu étais aussi avec Jésus de Nazareth. » Pierre troublé fait d’abord une réponse évasive, qui est déjà un mensonge, mais n’est pas encore un reniement direct de Jésus : « Je ne sais ce que tu dis. » On ne s’en contente pas ; on insiste. Le voilà comme obligé de répéter son mensonge en l’aggravant : « Je ne connais pas cet homme. » A ce moment cependant, un éclair traverse sa conscience. Il se dirige vers le porche, il voudrait s’échapper ; malheureusement il trouve la porte fermée. Bientôt une nouvelle dénonciation lui arrache un second reniement. Les questions se multiplient ; les soupçons deviennent plus accablants ; un parent de Malchus intervient ; Pierre se voit perdu s’il ne réussit pas à accréditer ses premiers mensonges ; aussi bien le mal est fait ; il n’est plus question d’honneur, ni de fidélité, il s’agit de sauver sa vie ; il a donc recours aux grands moyens, au serment, à l’imprécation, c’est-à-dire qu’il appelle la malédiction de Dieu sur sa tête, s’il est vrai que jamais il ait connu Jésus ! Terrible chute, mais qui résulte logiquement, presque nécessairement, de celles qui l’avaient précédée. Ne la connaissez-vous pas, mes frères, cette logique du mal, cette main de fer qui ne permet pas aux volontés coupables de s’arrêter sur la pente, mais qui les pousse vers l’abîme ? Oui, l’impur, le menteur, le vindicatif, l’ami du gain déshonnête, le sceptique, le pécheur enfin, quel qu’il soit, voudrait plus d’une fois dire au péché : « Tu n’iras pas plus loin », et il ne le peut pas. Cet esclave insinuant et perfide avec lequel il se flattait de jouer quelques moments, a bientôt pris le ton et l’allure d’un maître. Il voudrait s’échapper, et il trouve la porte fermée. Il cherche des moyens termes, des expédients, et ces expédients tournent contre lui. Tout le pousse en avant : la passion, l’habitude, les circonstances, les complices. Ainsi précipité de chute en chute, il finit par arriver où il ne croyait pas, où il ne voulait pas arriver, mais il y arrive par une série d’actes volontaires. Il se plaint ensuite de la fatalité ; mais cette fatalité, c’est lui qui l’a faite.
Que veux-je dire, mes frères ? veux-je prétendre qu’il n’y a pour celui qui est engagé dans une mauvaise voie aucune possibilité de retour, aucun espoir de salut ? A Dieu ne plaise ! Mais je dis que ce qu’il y a de plus impuissant au monde, ce sont les demi-repentirs, les demi-résolutions. Il n’y avait qu’un moyen pour Pierre d’échapper aux conséquences de son premier reniement, c’était de tomber aux pieds de Jésus. Il n’y a qu’un moyen pour le pécheur de mettre des bornes à l’empire que le péché a pris sur son âme, c’est de rompre tout à fait avec lui. Il n’y a qu’un moyen pour nous de nous arrêter sur la pente du mal ; et ce moyen, ce n’est pas de nous accrocher aux herbes ou aux buissons qui bordent notre sentier, c’est de rebrousser chemin résolument et de remonter de toutes nos forces la pente fatale, sans nous retourner jusqu’à ce que nous ayons regagné la maison paternelle. Pierre le fit, mais ce ne fut qu’après avoir touché le fond de l’abîme. Pécheur qui m’entends, ne voudras-tu pas t’arrêter plus tôt ? Faudra-t-il qu’avant de rejeter la coupe impure du péché, tu l’aies vidée jusqu’à la lie ?
Avant de montrer comment Pierre se relève, je dois insister en peu de mots sur la gravité de sa chute, non pour le charger d’un plus grand blâme, mais pour glorifier la grâce de Dieu qui s’est déployée en lui. Au reste nous ne risquons pas d’être plus sévères envers l’apôtre qu’il ne le fut lui-même quand ses yeux s’ouvrirent. Sous quelque aspect qu’il envisage sa faute, il la voit énorme, irréparable. Il a péché contre lui-même ; il s’est comme renié lui-même en reniant son Maître ; il s’est rendu indigne de sa propre estime et de la vocation qu’il a reçue ; il a perdu ses droits au nom de Pierre, au nom d’apôtre, au nom de disciple de Jésus ; il a perdu tout cela sans retour, si Dieu ne fait pas un miracle en sa faveur. Il a péché contre ses semblables : celui qui devait affermir ses frères les a scandalisés, celui qui devait être le rocher de l’Église a été semblable à un roseau agité du vent ; il a même été en scandale au monde ; sa lâche défection a dû confirmer les ennemis de Jésus dans leur incrédulité à l’égard d’un Messie si vite abandonné ou trahi par ses disciples, et dans l’espoir d’étouffer par la terreur la secte naissante. Mais surtout il a péché contre Dieu, et contre celui qu’il a lui-même appelé le Fils du Dieu vivant ; il a violé tous les serments qu’il lui a faits, répondu par la plus noire ingratitude aux bienfaits qu’il a reçus de lui ; il s’est fait le complice de ses ennemis ; il a ajouté à toutes les souffrances que son Maître endure une douleur plus amère ; il a renié Jésus enfin, et cela dans le moment où Jésus meurt pour lui. Il y a à peine plus d’une heure, il pouvait encore rester fidèle ; il pouvait du moins s’en tenir à ce crime de la désertion, qui lui est commun avec les autres disciples, sans y ajouter le crime bien plus grand d’un triple reniement ; maintenant tout est fini, il est trop tard. Quelle amertume dans cette pensée ! Ce serait l’enfer s’il n’y avait pas un Sauveur !
Mes frères, est-ce Pierre seulement que tout ceci regarde ? Vous du moins qui savez par expérience ce que c’est qu’une grande chute, vous y retrouvez sans contredit ces trois caractères : vis-à-vis de vous-même, c’était une déchéance et un opprobre ; vis-à-vis de l’Église et du monde, c’était un scandale ; vis-à-vis de Dieu, c’était une offense par laquelle vous avez renié son saint nom. Renié par vos paroles ou renié par vos œuvres, qu’importe ? Le Maître auquel nous avons juré foi et obéissance a un ennemi mortel, le péché ; toutes les fois que nous péchons volontairement, et dans quelque circonstance grave, nous passons à l’ennemi, nous trahissons notre Maître, nous renions Jésus-Christ.
Je l’ai dit : une telle chute serait irréparable, sans la grâce de Dieu, qui n’a point de bornes. C’est à cette grâce qu’il faut avant tout attribuer tout l’honneur du relèvement de Pierre. Pour ramener son enfant égaré, Dieu se servit de deux moyens. « Un coq chanta », dit notre évangéliste, et il ajoute : « Et le Seigneur, s’étant retourné, regarda Pierre. » Ce fut la rencontre de ces deux faits qui remua jusqu’au fond l’âme de l’apôtre. Le chant du coq réveilla sa conscience ; il lui rappela tout à coup ses serments violés, la prédiction du Maître si follement oubliée et méprisée. Mais ce qui lui perça le cœur, c’est le regard du Seigneur. Qui pourra dire, mes frères, la muette éloquence de ce regard, et tout ce que le coupable disciple y lut de douleur, de reproche, de compassion, d’amour ? Pierre ne peut soutenir ce regard du Maître qu’il a renié ; son front se couvre de rougeur ; il baisse les yeux, sort précipitamment de la cour de Caïphe, s’enfuit je ne sais où et pleure, amèrement.
Ce sont des moyens puissants, dites-vous, que ceux par lesquels la grâce de Dieu agit sur le cœur de Simon-Pierre ; si de pareils appels m’avaient été adressés, mon repentir eût été plus profond et plus efficace. – Des moyens puissants, sans doute, mon frère ; mais est-il vrai qu’ils vous aient manqué ? Le chant du coq est l’emblème de ces coups de la Providence par lesquels Dieu veut réveiller le pécheur de son sommeil de mort. Or, n’est-il pas vrai que vous n’avez jamais commis une faute grave, sans que la Providence ait pris soin de vous adresser quelque avertissement de ce genre ? Tantôt c’étaient des conséquences imprévues de votre faute qui se manifestaient et tombaient sur vous ; tantôt c’était une joie ardemment convoitée, et poursuivie en dehors des voies de la fidélité chrétienne, qui se changeait en chagrin et en tourment ; tantôt c’était un éclat fâcheux, c’était le blâme des chrétiens et peut-être des gens du monde ; tantôt c’était un grand malheur, une mort peut-être, qui vous forçait d’autant plus à rentrer en vous-même, que le souvenir de vos torts vous la rendait plus arrière. Quoiqu’il en soit, j’affirme qu’aucun homme dont la conscience n’est pas tout à fait endurcie n’a renié Jésus, en paroles ou en acte, sans que le chant du coq ait bientôt retenti à ses oreilles.
Et le regard de Jésus, ce regard sévère, pénétrant et pourtant si tendre, n’en connaissez-vous pas la puissance ? Lorsque votre conscience était chargée de quelque faute grave, ne l’avez-vous jamais senti s’arrêter sur vous ? Peut-être qu’à ce moment-là vous lisiez l’Évangile ou vous l’entendiez prêcher ; peut-être que vous étiez en prière ; peut-être aussi que vous étiez au milieu du monde, de ses plaisirs et de ses bruits. Quoi qu’il en soit, pour vous comme pour Pierre le regard de Jésus avait une voix ; il vous disait : « Qu’as-tu fait ? Où est ta foi ? Où sont tes promesses ? Est-ce ainsi que tu réponds à mes bienfaits ? Est-il vrai que tu ne m’appartiens plus ? As-tu résolu d’être du nombre de ceux qui me renient, et que je serai contraint de renier au dernier jour ? Reviens, pauvre égaré, il en est temps encore ; il n’y a pas de paix loin de moi ; mais auprès de moi, en moi, il y a encore de l’amour pour te pardonner, du sang pour laver tes offenses, de la force pour suppléer à ta grande faiblesse… » Je ne sais pas, mon frère, si vous avez écouté cette voix, mais je sais bien que vous l’avez entendue. Je ne sais pas si vous avez regardé Jésus, mais je sais bien que Jésus vous a regardé. Ne dites donc plus que les motifs de repentir vous manquent, que Dieu est moins fidèle et moins miséricordieux envers vous qu’il ne l’a été envers Simon-Pierre. Vous avez, vous aussi, le chant du coq et le regard de Jésus.
Si puissante et si miséricordieuse que soit la grâce de Dieu, elle demande un cœur qui lui réponde. Elle le trouva chez Simon-Pierre. Si sa chute avait été un grand scandale, son relèvement fut un grand exemple. Je regrette que le temps me permette à peine d’indiquer les caractères de la véritable repentance, tels que nous les constatons chez cet apôtre.
Voyez la promptitude de son repentir. Aussitôt qu’il a entendu l’avertissement divin, il sent la grandeur de sa faute, il la déplore et la hait. Combien au contraire n’y a-t-il pas de gens dans le monde, – hélas ! et peut-être dans cette assemblée, – qui, pressés par la grâce de Dieu de se repentir, renvoient à un lendemain qui les fuit !
Voyez les précautions qui accompagnent le repentir de Pierre. Il se hâte de fuir cette cour de Caïphe qui lui a été si fatale ; il cherche la solitude pour se recueillir et pour pleurer. La marque la plus certaine d’une véritable aversion pour le péché, c’est la vigilance à fuir les occasions d’y retomber. Mais que cette vigilance est rare ! Relevant de maladie, nous évitons avec le plus grand soin tout ce qui a été nuisible à notre corps ; après avoir demandé à Dieu le pardon d’une faute grave, nous hésitons rarement à nous exposer à la tentation qui a fait tant de mal à notre âme. Qu’est-ce que cela prouve, si ce n’est que nous craignons, que nous haïssons la maladie, et que nous ne craignons pas, que nous ne haïssons pas le péché ?
Voyez le caractère évangélique du repentir de Pierre. Il pleure amèrement. Les chrétiens superficiels, qui ont plus de sensibilité religieuse que de conscience, ne font pas difficulté de pleurer sur leurs péchés ; mais la sainte amertume d’une véritable contrition leur est inconnue ; et la source de leurs larmes, qui coule facilement, est plus prompte encore à tarir. Les désespérés, comme Judas, ont au cœur une inexprimable amertume ; mais, parce que ce cœur est endurci et comme de pierre, ils ne peuvent pas pleurer. Le repentir chrétien est sincère, profond, amer même, surtout après une grande chute ; mais l’amertume en est toujours plus ou moins adoucie par l’espérance. Car c’est le regard de Jésus qui a fait naître ce repentir, et ce regard parle de l’amour du Père en même temps que de sa sainteté.
Voyez encore les bénédictions attachées au repentir de Pierre. Pour nous en faire une idée, il faut nous transporter à quelques jours de distance, au bord du lac de Tibériade ; il faut assister en esprit à cette scène si touchante où Jésus et Pierre, selon l’admirable expression de notre grand Saurin, se dédommagent mutuellement de ce qu’ils ont souffert l’un et l’autre durant l’éclipse de leur amouru. « Simon, fils de Jona, m’aimes-tu plus que ne font ceux-ci ? – Oui, Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je t’aime. – Pais mes brebis. » Quelle réconciliation ! De la part du disciple, quelle humilité sincère et quel ardent amour ! De la part du Maître, malgré le reproche ou plutôt l’allusion qui se découvre à demi dans cette question trois fois répétée, quel complet et gracieux pardon ! Voilà comment Dieu pardonne. Voilà comment il relève ceux qui sont tombés. Voilà quelles merveilleuses grâces il attache au repentir qui naît de la foi et qui engendre l’amour. Voilà ce que votre Sauveur fera pour vous et en vous, pauvre frère, pauvre sœur, qui pleurez en secret sur quelque chute ancienne ou récente, le jour où vous serez revenu à lui de tout votre cœur.
u – Jean 21.15.
Voyez enfin les fruits du repentir de Pierre. Le vrai repentir se reconnaît et se manifeste par ses fruits, qui sont le renouvellement du cœur, la sainteté de la vie. Jugez, d’après cette mesure, de ce que sont et de ce que valent, hélas ! la plupart de nos repentirs, de nos confessions de péché, de nos humiliations privées et publiques ! Pour apprécier la fécondité morale du repentir de Pierre, il faudrait raconter la vie et l’activité tout entières de ce chrétien, de cet apôtre, de ce missionnaire, de ce fondateur de l’Église chrétienne. Vous le verriez d’autant plus vaillant qu’il a été plus timide, d’autant plus humble qu’il a été plus orgueilleux, ardent et infatigable à confesser le Sauveur que ses lèvres ont renié, jusqu’à ce qu’il accomplisse enfin cette promesse qui jadis fut téméraire, et qui partait cependant d’un des cœurs les plus aimants et les plus dévoués qui furent jamais : « Seigneur ! je suis prêt à aller avec toi soit en prison, soit à la mort ! »
O mes frères ! le temps présent réclame de tels confesseurs de Jésus-Christ, qui sachent dire comme Pierre, avec l’accent d’une conviction inébranlable et d’une expérience personnelle : « C’est lui que Dieu à établi Prince et Sauveur, pour donner à Israël la repentance et la rémission des péchés… Il n’y a point d’autre nom qui ait été donné aux hommes, par lequel ils puissent être sauvésv. » Voyez : le procès de Jésus s’instruit aujourd’hui comme aux jours de sa Passion ; aujourd’hui encore les Princes de ce monde le condamnent et la multitude l’abandonne. L’Église qui tient sous son sceptre de fer la plus grande partie de la chrétienté, renie Jésus-Christ en quelque manière en l’effaçant derrière celui qu’elle appelle son vicaire ; il devient évident à tous les yeux que pour ceux qui la dirigent, le grand dogme chrétien n’est plus le salut par Jésus-Christ, mais l’autorité divine de l’Église et de son chef visible. Dans nos Églises protestantes, quel ébranlement de la foi ! quel refroidissement du zèle ! quelle diminution de l’amour ! quel obscurcissement de la face radieuse de Jésus-Christ ! que de défections éclatantes et que de lâches désertions ! Qu’ils sont rares ceux qui, interrogés comme Pierre, ne seraient pas à son exemple troublés et déconcertés par cette question directe : N’êtes-vous pas aussi de ces gens-là ? Hélas ! est-il ici quelqu’un qui n’ait pas plus ou moins renié celui qu’il appelle son Seigneur et son Sauveur, soit par ses pensées, soit par ses sentiments ; soit par ses paroles, soit par son silence ; soit par quelque chute grave, soit par l’ensemble d’une vie qui n’offre presque aucune ressemblance avec celle du Maître et où il n’est pas possible de discerner la sainte folie du renoncement et de la croix ?… Si, de la sorte, à divers degrés, à divers égards, nous avons imité la chute de Pierre, apprenons de cet apôtre le secret du relèvement. Plaçons-nous particulièrement, pendant ces jours de fêtes chrétiennes et d’émouvants souvenirs, sous le regard direct de Jésus, et de Jésus souffrant et mourant pour nous ; que ce divin regard nous trouble et nous confonde par la lumière dont il inonde nos consciences, mais aussi qu’il allume en nos cœurs le feu d’un saint amour ! Confessons nos fautes et nos infidélités au Seigneur ; pleurons amèrement, mais pleurons à ses pieds ; assurés qu’il ne repousse jamais ceux qui viennent à lui, qu’il est le Sauveur et l’unique espérance de ceux-là même qui l’ont renié, ne craignons pas d’aller à sa rencontre auprès de cette table sainte où il nous convie ; que notre prochaine communion soit pour nous un repas de réconciliation, un gage de relèvement. A sa voix qui nous dit : « M’aimes-tu ? » répondons au moins : « Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je veux t’aimer. A qui irai-je qu’à toi, à toi qui après tant de chutes me supportes et me reçois encore ? Seigneur, ce n’est plus ici un vœu téméraire que je forme, c’est une supplication que je t’adresse, c’est une humble résolution que je prends sous ton regard, tremblant de ma faiblesse et me confiant en ta grâce toute seule : quand tous t’abandonneraient, je ne t’abandonnerai point. »
v – Actes 5.31 ; 4.12.
Amen.