Pendant les premiers siècles, l’Église s’était bornée à affirmer les deux éléments de la personne historique de Jésus-Christ :
1° Sa divinité (contre les ébionites et certains gnostiques) ; on affirmait que le Verbe éternel habitait en Jésus depuis sa naissance, et ne l’avait plus quitté ;
2° Son humanité (contre la plupart des gnostiques) ; on insistait surtout sur la réalité de son corps véritablement humain, et c’est à cette réalité d’un corps humain qu’on bornait souvent son humanité.
Le Logos revêtu d’un corps humain, telle était, pour les anciens Pères, la personne de Jésus-Christ, et c’est à cela qu’ils réduisaient toute l’incarnation.
Cependant, Irénée, Tertullien et Origène avaient compris tout ce qu’avait d’incomplet une pareille idée de l’incarnation et de l’humanité de Jésus-Christ. C’était ne voir dans l’incarnation qu’une théophanie, ou plutôt une logophanie, semblable à ces apparitions de dieux sous des formes humaines qui remplissaient les mythologies païennes. C’était refuser à Jésus les caractères essentiels et distinctifs de la nature humaine, et dès lors, il cessait d’être le Médiateur, le Sauveur et le modèle de l’humanité. Aussi ces Pères avaient-ils attribué à Jésus une âme humaine, en même temps qu’un corps humain. Toutefois, cette doctrine d’une âme humaine de Jésus était loin d’être universellement acceptée dans l’Église. Au contraire, on s’en tenait généralement à l’ancien point de vue de Justin et de Clément d’Alexandrie : le Logos directement uni à un corps humain, qui lui servait d’habitation et d’organe. Athanase lui-même, dans ses premiers écrits, se range à cette opinion.
Mais la controverse arienne fît faire un pas décisif à la doctrine de l’Église sur ce point. Les Ariens professaient l’ancienne théorie de l’incarnation ; le Fils s’est uni directement à un corps humain, de sorte que, dans la personne de Jésus-Christ, c’est le Fils qui tient la place de l’âme humaine. Ils interprétaient comme devant s’entendre, du Fils lui-même tous les passages du Nouveau Testament où il est question de sentiments ou d’actes incompatibles avec la divinité, ceux, par exemple, qui trahissent un trouble intérieur (Jean 12.27), une angoisse de l’âme (Matthieu 26.37-38), une ignorance (Marc 13.32), une tentation (Matthieu 4.1), un développement moral et religieux (Luc 2.52). Et de là, ils concluaient victorieusement que le Fils ne possède aucun des attributs divins, que c’est une créature finie et bornée, supérieure sans doute à toutes les autres, mais de même nature et de même condition qu’elles.
Il est clair que ces textes, et les conclusions qu’en tiraient les Ariens, devaient fort embarrasser les docteurs orthodoxes (et Athanase tout le premier), qui partaient des mêmes prémisses, savoir, qu’il n’y avait pas en Jésus-Christ d’âme humaine, mais seulement le Fils de Dieu animant un corps humain. Le seul moyen d’échapper à l’argumentation arienne, c’était de nier le principe même qui lui servait de point de départ. C’est ce que comprit Athanase. Abandonnant l’opinion qu’il avait d’abord professée, il affirma qu’il y avait en Jésus une âme humaine, et c’est à cette âme humaine qu’il attribua les angoisses, les tentations, les luttes, les aveux d’ignorance dont les Ariens se faisaient une arme contre l’homoousie du Fils.
L’exemple d’Athanase fut suivi par les autres défenseurs de Nicée, Basile et les deux Grégoire. Ils. condamnèrent comme une erreur l’opinion des anciens docteurs, reproduite sous une forme plus scientifique par Apollinaire, évêque de Laodicée (mort vers 381).
Apollinaire partait, comme Justin, de la division platonicienne de l’homme en trois éléments : le σῶμα, la ψυχή, et le νοῦς ou πνεῦμα. Il n’attribuait à Jésus-Christ qu’un σῶμα et une ψυχή, — c’est-à-dire, un corps animé par un principe de vie physique. Quant au νοῦς, ou πνεῦμα, c’était le Logos, ou le Fils, qui, d’après lui, en tenait lieu. A l’appui de cette opinion, Apollinaire invoquait divers arguments.
Comme argument biblique, il citait le mot de saint Jean : « La Parole a été faite chair » (Jean 1.14). Il faisait remarquer que l’évangéliste dit : ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο et non pas νοῦς ou πνεῦμα ἑγένετο, méconnaissant ainsi le vrai sens du mot σάρξ, qui ne signifie pas seulement le corps, mais la nature humaine tout entière.
Comme arguments rationnels, il faisait plutôt des objections à la théorie contraire qu’il n’établissait la sienne par de bonnes raisons.
1° Si Jésus avait eu une âme humaine, disait Apollinaire, il n’aurait pas été parfaitement saint, car le péché est attaché à l’âme de l’homme ; là où se trouve un homme complet, là se trouve aussi le péché. — ὅπου γὰρ τέλειος ἄνθρωπος, ἐκεῖ καὶ ἁμαρτία — (Athan., cont. Apollin., I, 2). Ce qui distingue Jésus de tous les autres hommes, ce qui explique qu’il ait pu être absolument saint, c’est précisément que le Logos a tenu chez lui la place de l’âme raisonnable. — On peut répondre à cela que le Fils n’a pas revêtu la nature humaine souillée par le péché, mais la nature humaine primitive ; il n’est pas devenu un Fils d’Adam, mais un Adam nouveau.
2° Admettre cette âme spirituelle, disait encore Apollinaire, c’est se jeter dans des difficultés insolubles. En effet, on se trouve enfermé dans ce dilemme : ou bien cette âme conservera son libre arbitre ; sa volonté pourra entrer en lutte et se mettre en opposition avec la volonté du Logos, ce qui est inadmissible, car on ne peut admettre la contradiction, la mobilité — τὸ τρεπτόν — dans le Logos ; — ou bien cette âme n’aura point de libre arbitre, sa volonté s’absorbera dans la volonté du Logos, et alors il n’y aura plus de l’âme humaine qu’un vain nom, car le caractère essentiel et distinctif de l’âme humaine, c’est la liberté. — On ne peut sortir de cette difficulté que par une autre conception de l’incarnation.
3° Enfin, admettre en Jésus une âme humaine, ajoutait Apollinaire, c’est statuer en lui un dualisme irréductible, et l’on arrive à avoir deux Christs au lieu d’un. — Cet argument est plus sérieux, et prouve, sinon en faveur de la théorie apollinariste, du moins contre celle qu’on lui opposait.
Je n’entrerai pas dans le détail de la controverse engagée contre Apollinaire par Athanase, Grégoire de Nysse et Grégoire de Nazianze. Le grand argument de ces Pères fut celui-ci : nier l’âme humaine de Jésus-Christ, c’est tout à la fois compromettre sa réelle humanité, et, par suite aussi, son œuvre rédemptrice, et porter atteinte à sa divinité, comme c’était le cas pour Arius. Le résultat de cette polémique fut la condamnation officielle de l’apollinarisme. Au concile de Constantinople (381), la doctrine de l’âme humaine de Jésus-Christ fut proclamée la doctrine orthodoxe de l’Église.
Le Symbole de Constantinople, comparé à celui de Nicée, trahit une intention évidente d’insister sur la réalité de l’humanité de Jésus-Christ. Ainsi, en 325, on s’était borné à dire : … τὸν δι᾽ ἡμᾶς τοὺς ἀνθρώπους, καὶ διὰ τὴν ἡμετέραν σωτηρίαν, κατελθόντα, καὶ σαρκωθέντα, καὶ ἐνανθρωπήσαντα, παθόντα, καὶ ἀναστάντα τῇ τρίτῃ ἡμέρᾳ
En 381, on ajoute quelques traits : κατελθόντα ἐκ τῶν οὐρανῶν, καὶ σαρκωθέντα ἐκ πνεύματος ἁγίου καὶ Μαρίας τῆς παρθένου, καὶ ἐνανθρωπήσαντα, σταυρωθέντα τε ὑπὲρ ἡμῶν ἐπὶ Ποντίου Πιλάτου, καὶ παθόντα καὶ ταφέντα, καὶ ἀναστάντα…
De plus, on condamna l’opinion d’Apollinaire d’après laquelle le Logos tient en Jésus la place de l’âme humaine. L’Église affirmait par là que l’humanité de Jésus-Christ ne consiste pas seulement en ce qu’il a pris un corps comme le nôtre, capable de souffrir et de mourir, mais aussi en ce qu’il a pris une âme comme la nôtre, c’est-à-dire tous les éléments constitutifs de la nature humaine.
Voilà où en était l’Église à la fin du ive siècle. Comme au iie et au iiie siècles, elle affirmait les deux éléments de la personne du Sauveur, sa divinité et son humanité, non plus contre les Ebionites et les Gnostiques docètes, mais contre les Ariens et les Apollinaristes, qui sont en quelque mesure leurs successeurs, et qui nient ou compromettent, les premiers, la divinité, et les seconds, l’humanité de Jésus-Christ. Et cette double affirmation, on l’accentue et on la précise davantage, à cause même des périls plus sérieux que font courir à la foi chrétienne les hérésies nouvelles, — hérésies d’autant plus dangereuses qu’elles sont nées sur le sol chrétien, qu’elles prétendent avoir droit de cité dans l’Église et que leurs négations affectent des formes plus subtiles. Aussi voyons-nous l’Église, d’une part, établir et accentuer plus fortement la divinité de Jésus-Christ, en affirmant l’homoousie du Fils qui s’est fait homme en Jésus, et, d’autre part, accentuer également son humanité, en affirmant que le Fils de Dieu ne s’est pas uni seulement à un corps humain, mais à une âme humaine : plus tard, on affirmera que Jésus est ὁμοούσιον τὸν αὐτὸν ἡμῖν κατὰ τὴν ἀνθρωπότητα, comme il est ὁμοούσιον τῷ πατρὶ κατὰ τὴν θεότητα (Symbole de Chalcédoine).
Remarquons-le cependant, pas plus que les docteurs du iie et du iiie siècle, ceux de Nicée et de Constantinople ne cherchent à donner la formule et la synthèse de ce double fait qu’ils affirment. Ils ne cherchent ni à poser ni à résoudre la question des rapports de l’humanité et de la divinité dans la personne de Jésus-Christ.
Toutefois cette question, plus théologique que religieuse, ne pouvait manquer de se poser. Elle se posa en effet, et donna lieu à de longues et orageuses controverses, qui remplirent trois siècles. Ces controverses eurent un triple résultat. Elles amenèrent une détermination beaucoup plus rigoureuse du dogme ecclésiastique. Elles entraînèrent l’Église hors de la voie de sagesse qu’elle avait suivie jusque-là, et qui consistait à s’en tenir à la simple affirmation des faits religieux : l’Église commença à errer dans la voie fâcheuse des questions insolubles et des problèmes abstraits de la théologie. Enfin, comme tout le monde n’accepta pas les solutions des docteurs orthodoxes, il y eut, par suite de ces controverses, des schismes dans la chrétienté.
C’est l’histoire du mouvement des idées et du développement du dogme pendant ces controverses que nous allons essayer de raconter.