Tantôt avec ses disciples seuls, tantôt entouré d’une multitude empressée et étonnée, du haut de la montagne, au bord de la mer de Gennésareth, dans une barque, le long de la route, dans la maison du pharisien Simon et du péager Lévi, dans la synagogue de Nazareth, dans le temple de Jérusalem, Jésus parle. « Il ne parle pas comme les scribes, » ni comme les philosophes ; il n’expose pas un système ; il ne discute pas une question ; il ne se promène pas, comme Socrate avec de doctes amis, dans les jardins de l’Académie et dans le labyrinthe de l’esprit humain. Jésus parle aux hommes, à tous les hommes indistinctement ; il leur parle de la vie humaine, de l’âme humaine, de la destinée humaine, de ce qui les touche tous également. Et il leur parle « comme ayant autorité. »
Que leur dit-il ? Quels enseignements, quels commandements leur donne-t-il avec cette parole pleine d’autorité ?
Il leur enseigne, il leur commande la foi, l’espérance et la charité, les vertus qui, depuis dix-neuf siècles, portent son nom et sont essentiellement les vertus chrétiennes.
Est-ce en son propre nom que Jésus-Christ enseigne et commande ? Nullement : « Ma doctrine n’est pas de moi, dit-il, mais elle est de celui qui m’a envoyé. Si quelqu’un veut faire la volonté de Dieu, il reconnaîtra si ma doctrine est de Dieu ou si je parle de mon chef. Celui qui parle de son chef cherche sa propre gloire ; mais celui qui cherche la gloire de celui qui l’a envoyé est digne de foi… Je ne suis pas venu de moi-même, mais celui qui m’a envoyé est véritable, et vous ne le connaissez point ; mais, moi, je le connais et je viens de sa part, et c’est lui qui m’a envoyé (Jean 7.16-18, 28-29). » En rapportant tout à Dieu, Jésus-Christ ne cherche point à le définir, à l’expliquer ; il l’affirme et le montre ; Dieu est le premier des faits, le point de départ de toutes choses ; la foi en Dieu est la première source de la vertu, de la puissance comme de la vertu, de l’espérance comme de la résignation.
Car Jésus-Christ a la parfaite connaissance de l’homme aussi bien que la parfaite foi en Dieu ; il sait qu’à elle seule l’âme humaine ne peut porter, sans désespérer ou sans se dessécher, le poids des injustices du monde et du sort, des misères et des mécomptes de la vie. A ces injustices et à ces misères Jésus-Christ oppose incessamment Dieu, sa justice, sa bonté, son secours. Il adresse à Dieu tous les délaissés, tous les abattus, tous les tristes, toutes les victimes. Il leur commande, non seulement la résignation, mais l’espérance, comme la sœur et la compagne de la foi. Et ce ne sont pas les espérances du monde, les retours de fortune dans la vie actuelle qu’il présente comme ressource et consolation à ceux qui souffrent. Il ne veut pas de ces remèdes trompeurs. Il est parfaitement vrai et sincère avec les hommes en général comme avec ses apôtres ; il ne leur promet le rétablissement de la justice et le prix de la vertu que dans cet avenir mystérieux où Dieu seul règne, et dont il leur ouvre la perspective sans leur en découvrir les secrets.
Rien ne me frappe plus dans les Évangiles que ce double caractère de sévérité et d’amour, de pureté austère et de sympathie tendre qui apparaît et règne constamment dans les actes et dans les paroles de Jésus-Christ, en tout ce qui touche aux rapports de Dieu avec les hommes. Pour Jésus- Christ, la loi de Dieu est absolue et sacrée ; la violation de la loi, le péché lui est odieux ; mais le pécheur l’émeut et l’attire : « Qui est l’homme d’entre vous qui, ayant cent brebis, s’il en perd une, ne laisse les quatre-vingt-dix-neuf au désert, et n’aille après celle qui est perdue jusqu’à ce qu’il l’ait trouvée ? Et qui, l’ayant trouvée, ne la mette sur ses épaules avec joie, et étant arrivé dans la maison, n’appelle ses amis et ses voisins, et ne leur dise : Réjouissez-vous avec moi, car j’ai trouvé ma brebis qui était perdue ? Je vous dis qu’il y aura de même plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui s’amende que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de repentance (Luc 15.4-7). » — « Ce ne sont pas ceux qui sont en santé qui ont besoin de médecin ; ce sont ceux qui se portent mal… Ce ne sont pas les justes que je suis venu appeler à la repentance ; mais ce sont les pécheurs (Matthieu 9.12-13). »
Que signifie ce fait sublime, cette harmonique union, dans Jésus-Christ, de la sévérité et de l’amour, de la sainteté et de la sympathie ? C’est la nature même de Jésus-Christ, c’est le Dieu-homme qui se révèle. Il est Dieu et il s’est fait homme. Dieu est son père et les hommes sont ses frères. Il est pur et saint comme Dieu ; il est accessible et sensible à tout ce que sentent les hommes. Ainsi le principe vital de la foi chrétienne, la divinité et l’humanité unies dans Jésus-Christ éclatent dans ses sentiments et ses paroles sur les rapports entre Dieu et les hommes. Le dogme est au fond des préceptes.
Un autre fait n’est pas moins significatif. En même temps que le caractère divin et mystérieux de Jésus-Christ apparaît dans les Evangiles, ses actes et ses paroles ont un caractère essentiellement simple et pratique. Il ne poursuit aucun but savant ni systématique ; il ne développe aucune théorie ; il veut quelque chose d’infiniment plus grand que le triomphe de la vérité abstraite ; il veut pénétrer dans les âmes, s’y établir et les régler pour les sauver. Il parle le langage, il provoque les impressions les plus propres à lui assurer ce succès. Tantôt il s’applique à inspirer aux hommes les plus poignantes inquiétudes sur leur sort futur s’ils violent la loi de Dieu ; tantôt il fait briller à leurs yeux les plus magnifiques espérances s’ils sont sincères et fermes dans la foi. Il connaît la génération à laquelle il s’adresse ; il connaît l’humanité tout entière, et ce qu’elle sera dans les générations futures ; il veut produire sur elles un effet positif, général, durable ; il choisit les idées, il emploie les images qui conviennent à son dessein pour la régénération et le salut de tous. L’envoyé divin est le plus clairvoyant et le plus habile des moralistes humains.
On a plus d’une fois essayé de le prendre en faute, et de trouver dans ses paroles des exagérations, des contradictions, des incohérences inconciliables avec son autorité divine. On s’est étonné, par exemple, qu’il eût dit un jour, selon saint Matthieu : « Celui qui n’est pas avec moi est contre moi, et celui qui n’assemble pas avec moi disperse ; » et un autre jour, selon saint Marc : « Qui n’est pas contre nous est pour nous (Matthieu 12.30 ; Marc 9.40). » On a vu là « deux règles de prosélytisme tout à fait opposées et une contradiction amenée par une lutte passionnéea. » Je m’étonne à mon tour que des hommes sérieux puissent tomber dans de telles méprises : ce ne sont point deux règles de prosélytisme opposées que donne Jésus-Christ dans ces deux passages ; ce sont simplement deux faits divers qu’il observe et rappelle, chacun à son tour. Qui n’a appris, dans le cours d’une vie active, que, selon les circonstances et les personnes, celui qui s’abstient de concourir et se tient à l’écart tantôt donne appui et force, tantôt au contraire nuit et entrave ? Les deux assertions, loin de se contredire, peuvent être également vraies, et Jésus-Christ, en les exprimant, a parlé en observateur sagace, non en moraliste qui donne des préceptes. J’ai entendu d’autres critiques reprocher à un autre passage une sorte de blasphème : « Pour montrer qu’il faut prier et ne se relâcher point, Jésus racontait, selon saint Luc, qu’il y avait, dans une ville, un juge qui pendant longtemps n’avait pas voulu faire justice à une pauvre veuve, et qui dit enfin en lui-même : Quoique je ne craigne point Dieu et que je n’aie nul égard pour aucun homme, néanmoins, parce que cette veuve m’importune, je lui ferai justice, afin qu’elle ne vienne pas toujours me rompre la tête (Luc 18.1-5). » Pense-t-on que, par là, Jésus-Christ voulût comparer Dieu au juge inique, et donner l’importunité de la prière comme un titre à la grâce divine ? Il citait simplement un fait qui probablement faisait de son temps quelque bruit, pour faire vivement sentir l’utilité de la persévérance. Jésus-Christ ne se sert jamais, pour atteindre son but, de moyens détournés ou impurs ; mais il puise, dans les faits communs de la vie humaine, des exemples et des raisons pour faire comprendre et accepter les préceptes divins. Toutes ces paraboles ont ce sens et ce dessein.
a – Vie de Jésus, par M. Renan, p. 229.
Après les préceptes relatifs aux rapports des hommes avec Dieu viennent les préceptes qui ont trait aux rapports des hommes entre eux. La foi et l’espérance s’adressent à Dieu ; la charité a les hommes pour objet.
On a beaucoup dit que la charité est le grand précepte de Jésus-Christ, la vertu chrétienne par excellence. Je ne sais si l’on a assez vu et dit d’où viennent à la charité chrétienne son caractère et sa grandeur.
Dans les diverses religions païennes, grossières ou savantes, ce sont les forces de la nature ou les hommes qui deviennent Dieu. Et même dans celles de ces religions où les dieux à leur tour se font hommes, c’est l’homme surtout qui paraît et vit dans cette incarnation du dieu. Dans le christianisme, au contraire, ce n’est pas un Dieu d’origine naturelle ou humaine qui se fait homme, mais le Dieu qui existe par lui-même, avant comme au-dessus de tous les êtres, le Dieu unique et éternel. Seule entre toutes les croyances religieuses, la foi hébraïque montre Dieu essentiellement et éternellement distinct de la nature et de l’homme qu’il a créés et qu’il gouverne. Seule, la foi chrétienne montre le Dieu unique et éternel, le Dieu d’Abraham et de Moïse se faisant homme, et la nature divine s’unissant à la nature humaine dans la personne de Jésus-Christ. Et dans cette union, c’est la nature divine qui éclate, parle et agit. Et cette incarnation est unique, comme le Dieu qui l’accomplit.
Et pourquoi Dieu se fait-il homme ? Quel est le but de cette incarnation unique et mystérieuse ? Dieu veut sauver les hommes du mal et du péril qui pèsent sur eux depuis la faute de leur premier auteur. Il veut racheter le genre humain du péché d’Adam, devenu celui de tous les enfants d’Adam, et les ramener dans les voies de la vie éternelle. C’est là le dessein hautement proclamé de l’incarnation divine dans Jésus-Christ, et le prix de toutes les douleurs par lesquelles Jésus-Christ doit passer pour l’accomplir.
Il n’est pas besoin de longues paroles. Qui ne voit combien ce fait sublime relève la dignité de l’homme et met en lumière sa valeur ? Par cela seul que Dieu s’est fait homme, la nature humaine est glorifiée, et tout homme a, pour ainsi dire, sa part dans l’honneur que Dieu a fait à l’humanité en s’unissant à elle et en acceptant, pour un moment, les conditions de sa vie. Mais il y a ici, pour les hommes, bien plus qu’un honneur, bien plus qu’une glorification ; il y a la manifestation éclatante du prix qu’ils ont tous aux yeux de Dieu. Car ce n’est pas pour quelques-uns d’entre eux, ce n’est pas pour telle ou telle classe, telle ou telle nation, telle ou telle portion de l’humanité, c’est pour l’humanité tout entière que Dieu s’est incarné dans Jésus-Christ, et que Jésus-Christ a subi toutes les douleurs humaines. Toute âme humaine est l’objet de ce divin sacrifice et appelée à en recueillir le fruit.
Là est la source, et aussi le privilège de la charité chrétienne. C’est le dogme qui fait la puissance du précepte. Jésus-Christ crucifié, c’est la charité de Dieu envers les hommes. Comment les hommes ne se devraient-ils pas entre eux ce que Dieu a fait pour eux, et à quel homme la charité ne serait-elle pas due ? Otez la divinité et le sacrifice de Jésus-Christ ; le prix de l’âme humaine s’abaisse, s’il est permis de parler ainsi ; ce n’est plus de son salut, ni de l’exemple de son sauveur qu’il s’agit ; la charité n’est plus que la bonté humaine, beau et utile sentiment, mais limité dans sa force d’impulsion comme dans son efficacité, car il vient de l’homme seul, et il ne peut que soulager incomplètement des misères inégalement distribuées. Ce n’est pas assez pour inspirer les longs efforts et les grands sacrifices ; ce n’est pas assez pour que le désir de la guérison morale, comme du soulagement matériel des hommes, devienne cette sympathie inépuisable et cette passion infatigable qui sont vraiment la charité, et que, dans le cours de l’histoire du monde, la foi chrétienne seule a su inspirer.
Ainsi les préceptes essentiels de Jésus-Christ, les vertus qu’il commande comme la base et la source de toutes les autres, tiennent intimement à sa doctrine, à cette doctrine « qui n’est pas de lui, dit-il lui-même, mais de Dieu qui l’a envoyé, » c’est-à-dire aux dogmes fondamentaux de la religion chrétienne. Personne ne conteste la perfection, la sublimité de la morale évangélique ; on se complaît même à la célébrer pour en conclure, plus ou moins explicitement, qu’elle suffit aux hommes et qu’elle est l’Évangile tout entier. C’est méconnaître absolument le lien qui unit, dans l’homme, la pensée au sentiment et la croyance à l’action. L’homme est plus grand et plus exigeant que ne le disent ces moralistes superficiels ; pour lui et dans le profond instinct de son âme, la loi de sa vie est dans un rapport nécessaire avec le secret de sa destinée, et le dogme chrétien donne seul à la morale chrétienne l’autorité souveraine dont elle a besoin pour gouverner et régénérer l’humanité.