Une objection à ce que nous venons de dire, conduira dans ce nouveau sujet. On nous objecte deux choses :
1) Une obligation, purement formelle, telle que vous la définissez (un pur devoir être et devoir faire, sans indications de ce qu’il y a à faire et à être) est parfaitement incapable de former une loi morale donnée et concrète ; et cela, par la raison bien simple que chaque sujet interprétera à sa manière le sentiment vide du devoir qui l’oblige intérieurement ; or, les sujets étant différents, l’interprétation sera différente en chaque cas, et donc la synthèse du tout des devoirs concrets sera impossible. Il n’y aura donc pas de loi morale. En d’autres termes, la formation d’une règle morale, valable dans un temps et un milieu donnés, ne sera pas possible selon votre théorie, parce que chacun interprétant à sa manière un sentiment de devoir sans contenu positif, il y aura autant d’interprétations que de cas particuliers, et par suite, aucune unité quelconquea. — Votre théorie est donc fausse.
a – Le devoir concret du premier ne sera pas celui du deuxième ; celui du troisième ne sera pas celui du deuxième, ni du premier ; et ainsi de suite.
2) Et non seulement votre théorie est fausse, mais elle est encore immorale.
[On trouvera l’objection formulée par Guyau dans son Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction : « C’est chose démoralisante que la conception d’une moralité exclusivement formelle, détachée de tout… La réduction du devoir à une volonté de la loi (du devoir, d’un doit-être) purement formelle, loin de fonder la moralité, nous semble produire un effet dissolvant sur cette moralité même… »]
Il n’y a rien de plus démoralisant, par conséquent de plus immoral (car ce qui démoralise est immoral), qu’une tâche sans but défini. Qu’on se rappelle les prisonniers français astreints à de telles corvées en Allemagne pendant la guerre de 1870, qu’on songe à l’avilissement et au désespoir du forçat qui tourne une manivelle sans travail productif, positif, concret. Eh bien, dans votre théorie, les serviteurs de l’obligation pure sont ces prisonniers, ces forçats. « Tu dois », dit la conscience. « Que dois-je ? » demande le sujet. « Il n’importe et je l’ignore », répond la conscience. « Tu dois parce que tu dois, et c’est assez. Tourne la manivelle, c’est l’important ; dans un sens ou dans l’autre, cela ne me regarde pas, pourvu que tu la tournes. »
Il est évident que si les choses se passaient comme on nous les représente, notre conception serait passible du grief d’erreur et d’immoralité. Mais les choses ne se passent pas comme on nous les présente. On a oublié un élément de la question qui est très important ; on a oublié que si, en effet, l’obligation en soi est pure de toute idée (de bien et de mal), vide de tout contenu, cependant l’être à qui elle s’impose n’est pas, lui, vide et nu, n’est pas table rase. Ce n’est pas un être x, abstrait et quelconque ; c’est un être concret, donné, qui vient de quelque part et qui va quelque part ; un être qui vit dans un milieu très caractérisé auquel il faut qu’il s’adapte ; un être qui résulte d’autres organismes, qui en incarne les facultés, qui en résume les aptitudes ; qui est soumis aux lois précises et inflexibles de tout organisme biologique, et qui doit les observer s’il veut persévérer dans l’existence. Dès lors le devoir être et le devoir faire concrets de l’homme sujet de l’obligation, c’est-à-dire la matière du devoir, est fournie par la nature même de l’homme. L’obligation, vide et nue en elle-même, devient concrète dès qu’elle touche l’homme. Elle s’actualise, elle s’incarne dans la nature même de l’homme et dans le développement où il est engagé par sa nature. Et comme l’obligation s’actualise et s’incarne, de même elle se précise et se détermine par l’ensemble des lois naturelles auxquelles l’homme est soumis et qui sont la condition sine qua non de son existence.
La morale de l’obligation, telle que nous l’avons conçue, ne propose donc pas une tâche sans but. Son but est d’achever ce que la nature (ou l’évolution naturelle) a préparé ; elle reprend l’œuvre de la nature au point où la nature la lui fournit, et la conduit en la développant dans une sphère plus haute : celle de la consommation responsable de l’organisme humain en personnalité spirituelle.
[Frommel rejoint ici Ch. Secrétan : « En quoi le devoir consistera-t-il ? Je l’ignore. L’obligation de le chercher montre seulement qu’il y a plusieurs routes, dont l’une est la bonne. Mais ce qui apparaît à ma conscience comme devoir, c’est proprement mon essence, ma nature ; j’arrive donc à ce résultat, bien étrange et pourtant inévitable, qu’il dépend de moi de réaliser ma nature ou de l’altérer. Réalise ta nature, agis conformément à ta nature, telle est la seconde formule… Elle revient à ceci : sois conséquent, sois logique ; sois conséquent non pas à un propos arbitraire, ce qui serait une forme de l’inconséquence, mais conséquent à toi-même. La morale devient déjà plus concrète ; l’impératif en fournit la forme, la logique, le contenu. Cependant ce contenu lui-même n’est que formel, l’impératif reste problématique, puisque notre nature est encore à définir. Nous devons chercher le devoir, et le devoir consiste à réaliser notre nature. Nous devons donc chercher cette nature. Mais c’est pour agir que nous la cherchons, et l’action réclame un objet : pour réaliser notre nature en réagissant sur un objet, il faudra connaître l’objet lui-même : « Apprends à te connaît toi me et le monde, puis agis conformément à cette connaissance. » Ch. Secrétan, Le principe de la morale (1883). (Éd.)]
Et comme la tâche n’est pas sans but, elle n’est pas non plus sans unité. Son unité lui sera fournie par les lois qui régissent la nature humaine. Quelles sont ces lois ? Ce n’est pas ici le lieu de les déterminer. Elles sont d’ordre biologique, sociologique et psychologique par leur origine, et deviennent morales par le contrôle qu’elles reçoivent de l’obligation de conscience. Mais on peut ramener les lois de ces lois elles-mêmes à deux essentielles : l’individualisation, la solidarisation. La loi de l’individualité peut se résumer ainsi : vivre, se développer, être de plus en plus, être soi, devenir soi-même ; celle de solidarité peut se formuler ainsi : vivre, c’est-à-dire développer l’espèce, être dans les autres et pour les autres, faire de la vie des autres sa vie propre, leur rendre ce qu’on en a reçu. — Progrès individuel et progrès collectif, affirmation de soi-même dans l’affirmation des autres, telles sont les deux conditions inéluctables et infrangibles de l’existence humaine, hors desquelles l’homme travaillerait à s’anéantir. Et sans doute que leur application laisse de la marge aux variations des préceptes particuliers, exactement celle que nous révèlent les variations de la loi morale au cours des âges et même dans une société donnée. Cette marge cependant n’est pas indéfinie. Et l’on peut dire qu’elle va et qu’elle ira se restreignant au fur et à mesure que l’homme, apprenant à se mieux connaître lui-même, est ramené par l’expérience, souvent douloureuse, de ses erreurs et de ses fautes, à mieux réaliser et à mieux connaître sa vraie nature. En sorte que si les variations de la loi morale s’expliquent par l’ignorance et les erreurs de l’homme à travers l’histoire, le cours même de l’histoire, corrigeant ces erreurs et ces ignorances, travaille à produire une unification progressive de la loi morale. Comme tout ce qui relève du travail progressif de l’esprit humain, la loi morale commence aux origines de l’histoire par des ébauches, informes, grossières, contradictoires souvent, et perpétuellement instables et modifiables ; mais elle marche, comme toutes les élaborations de la science, vers un terme qui est son unité.