Elle ne nous occupera pas longtempsa. C’est celle d’Origène qui la combinait plus ou moins bien (plutôt mal que bien) avec le dogme chrétien de la chute adamitique. Dans la période contemporaine ce fut celle de Kant (dont on sait l’individualisme foncier), qui statuait un « mal radical » commis individuellement par chaque être humain, dont chaque être humain était individuellement responsable, et dont chaque être humain avait à se convertir individuellement aussi, par une régénération ou nouvelle naissance radicale. Ce fut aussi celle de Julius Müller (dont le célèbre ouvrage Die christliche Lehre von der Sünde est le travail le plus complet qui existe sur ce sujet et devrait avoir été lu par tout théologien). Partant du fait que « nous ne nous sommes jamais connus libres de toute faute », que « nous naissons tous pécheurs » et que pourtant « nous nous sentons responsables du péché », il conclut « que nous vivions déjà avant de venir sur la terre et que l’acte initial mauvais est antérieur à l’existence présente ». Cet acte est individuel, comme chez Origène, mais il se combine, comme chez Origène encore (et plutôt mal que bien), avec l’idée d’une seconde chute (générique celle-là) en Adam. C’est enfin la théorie du spiritisme moderne, qui, empruntant à l’hindouisme la notion de la métempsychose (sans la pousser pourtant jusqu’à la réincarnation animale) et la combinant d’une part avec l’idée chrétienne du mal moral, de l’autre avec la notion du progrès indéfini, statue que l’état actuel de chaque individu correspond à sa conduite morale dans une existence antérieure ; que l’état et l’existence ultérieure de chaque être dépendra de sa conduite morale actuelle, et ainsi de suite, ad infinitum, le tout formant une hiérarchie dont une extrémité plonge dans les ténèbres, tandis que l’autre atteint la lumière et la splendeur de la parfaite (ou presque parfaite) pureté. (Car si elle devenait jamais parfaite ce serait un vrai désastre : n’y ayant plus lieu au progrès, il n’y aurait plus lieu à l’existence.)
a – Je préfère le terme « intelligible » à celui d’« anténébulaire » que me suggère M. Pétavel-Olliff, parce qu’il désigne précisément une chute que l’on conçoit sans pouvoir se la représenter.
Cette conception (dont les types sont divers et les représentants plus nombreux qu’on ne le pense : songez aux millions et aux millions de spirites modernes, dans les deux mondes, s’ajoutant aux millions et aux millions de métempsychistes asiatiques), sous sa forme stricte, c’est-à-dire purement individualiste, se brise contre un fait d’observation courante : le fait de solidarité et d’hérédité. Si la faute est purement individuelle, d’où vient que nous soyons liés à celle des autres et que nous en pâtissions avec eux, parfois à leur place ? Si la faute est purement individuelle, d’où vient que nous héritions des vices et des vertus de nos ascendants ? Cela ne s’explique guère, et même pas du tout, à moins de corriger cette lacune par une théorie d’harmonie préétablie, grâce à laquelle Dieu choisirait à chaque fois dans la masse des individus préexistants celui dont la faute particulière correspondrait aux nécessités de l’hérédité dans laquelle il entre par sa naissance, — conception qui ne cadre guère avec les vues scientifiques modernes. Sous sa forme mitigée, c’est-à-dire combinée avec une chute historique en Adam (Origène, Julius Millier), la théorie individualiste du mal intelligible offre l’inconvénient d’une complication inutile et incompréhensible. On conçoit mal comment et pourquoi il fallait que l’individu déchu, ou mieux la somme des individus déchus fût réincarnée en Adam pour déchoir une seconde fois d’une manière historiqueb. Mais l’argument principal contre la théorie est qu’elle ne répond pas à l’objection même qu’elle devrait réfuter : l’existence primitive du mal physique. On ne voit pas, on voit mal, quel lien peut bien exister entre la faute intelligible de chaque individualité humaine et la souffrance, la douleur et la mort qui règnent dans le monde animal. Pour en rendre compte, il faudrait admettre la doctrine de la métempsychose dans ce qu’elle a de plus extrême et de plus fantastique : la réincarnation des âmes déchues dans les corps animaux.
b – Voir l’intéressante critique de Bovon, Dogmatique, T. I, p. 361-395.
Nous écartons donc la théorie comme peu conforme aux probabilités fournies par l’expérience actuelle, et comme entachée d’un simplisme faux auquel elle n’échappe que par des complications inutiles.