Quoique la nouvelle création de l’homme ne puisse pas s’accomplir sans le concours de sa volonté, elle n’a pas cependant sa cause dans le vouloir et la résolution de l’homme. Ce n’est pas sa résolution à lui qui peut faire que la grâce commence son œuvre dans son cœur. Il ne dépend pas non plus de la volonté de l’homme que la grâce, malgré la nonchalance et les rébellions du cœur naturel, continue son œuvre jusqu’à la complète défaite de la volonté rebelle, pour toujours captive dans l’amour du Christ. Que la vie chrétienne se manifeste dans quelques âmes, les masses demeurant indifférentes, que quelques hommes deviennent croyants et naissent à la vie nouvelle, la majorité mourant dans les ténèbres du siècle présent, la dernière cause de ce fait ne peut pas être dans la force de la volonté humaine, mais seulement dans le bon plaisir de la Providence.
Quand on considère au point de vue de l’éternité le décret de la Providence concernant l’avenir des âmes immortelles, la Providence devient alors la prédestination. Mais la prédestination, ou l’éternelle prédétermination de toutes les âmes, ne peut se concevoir qu’en vue de la conversion et du salut de toutes les âmes. La grâce est universelle. De toute éternité il a été décrété que tous doivent être rassemblés en Christ, le chef commun de tous. De toute éternité Dieu voit toutes les âmes dans leur véritable destination, il les sait toutes possibles pour la nouvelle création qui est en Christ. Le dualisme ne se produit que dans le temps. Lorsque le décret divin passe de l’éternité dans le temps, nécessairement il doit se soumettre aux conditions du temps et revêtir le caractère d’un développement historique. Il faut donc qu’avant de manifester sa force dans toute son étendue, il la concentre et la révèle d’abord sur un point seulement de l’espace et du temps. La prédestination ne peut donc se réaliser que sous la forme d’une préférence de la grâce, qui successivement retire quelques âmes de la masse pécheresse et perdue, et les prépare au royaume du Christ. Tous ceux qui sont reçus dans le royaume de Dieu ne peuvent pas être les premiers, il faut donc que parmi eux il y ait des premiers et des derniers. Tous ne peuvent pas non plus en même temps être rendus réceptifs aux effets de la grâce, il faut donc que parmi eux il y ait beaucoup d’appelés et peu d’élus. Le dualisme n’a par conséquent qu’une signification temporaire ; il n’existe pas au commencement dans le décret divin, il n’existera pas non plus à la fin des siècles quand ce décret sera pleinement accompli. On ne doit donc pas confondre la prédestination et l’élection. La prédestination est éternelle, l’élection est temporaire et historique. La prédestination fait de toutes les âmes humaines l’objet des miséricordes divines, l’élection met une séparation entre elles et les distingue en élues et réprouvées. La grâce doit se soumettre aux conditions du temps et à toutes les circonstances de l’histoire, qui toutes exigent, aussi bien pour un peuple que pour un individu, une heure particulière à la réalisation de leurs destinées. La grâce doit également consentir à relever de la liberté créée, car ce n’est pas malgré et sans le concours de la volonté humaine, mais avec elle et pour elle, qu’elle veut accomplir son œuvre dans l’humanité.
Pour comprendre la doctrine de la prédestination véritable, il faut d’abord apprendre à distinguer entre l’éternel et le temporaire, entre les moments divins et humains de la révélation. Les erreurs dont cette doctrine a été si souvent l’occasion n’ont point d’autre cause que la méconnaissance des rapports nécessaires et moraux qui unissent l’histoire et l’éternité, la volonté humaine et la volonté révélée. Tel est en particulier le cas de la théorie de Calvin. Calvin confond ensemble les idées de prédestination et d’élection. La séparation entre les âmes, qui n’a qu’une signification temporaire, il la rend éternelle, en la confondant avec le décret éternel. De toute éternité Dieu a fait un double choix, prenant les uns pour la foi et le salut, choisissant les autres pour l’incrédulité et la damnation. Ici Calvin confond les rapports entre les moments de l’éternité et les moments du temps. Cette élection redoutable, il la représente comme entière et absolue, confondant ainsi les moments divins et humains. Le décret divin, pour lui, ne s’accomplit point à l’aide d’une crise dans la volonté humaine, mais sous la forme d’un mouvement purement naturel. Il n’est pas question de vouloir pour l’homme, car Dieu a voulu pour lui de toute éternité. L’homme, à ce point de vue, n’a point d’histoire ; l’histoire est inséparable de l’idée de liberté se développant dans le temps, et déterminant ce qui est encore indéterminé. Mais ici, de toute éternité tout est déjà arrêté et a reçu son être. La vie et la destinée de chaque individu sont déterminées dans leurs moindres détails ; leurs mouvements et leurs rapports subissent la précision assignée aux astres, à jamais incapables de se détourner de la voie qui pour toujours leur est commandée. Le Christ, par sa parole et ses saintes institutions, offre à tous sa grâce, invitant tous les hommes à la repentance et à la conversion, mais la prédestination décide que ces appels sont dérisoires et ne valent que pour la forme. En réalité, le Christ n’est venu en ce monde que pour réaliser l’élection éternelle, pour devenir relèvement à ceux qui sont destinés au relèvement, et scandale à ceux qui ont été créés pour périr.
Schleiermacher a repris et développé la doctrine de Calvin. Ce théologien corrige la confusion de la prédestination et de l’élection, distinguant soigneusement les moments de l’éternité et du temps dans la révélation de la grâce. La prédestination éternelle contient le salut de tous en Christ, mais l’élection est sa forme temporelle, le moyen par lequel s’accomplit la volonté divine. Schleiermacher repousse le fatalisme de Calvin et présente la grâce universelle, affranchissant, dans l’ordre de la succession, la liberté liée par le péché ; mais, de fait, il ne détruit le fatalisme qu’en principe et non point en réalité, puisqu’il maintient l’idée calviniste d’un décret absolu et n’accorde à l’homme aucune décision dans la question du salut. Il conçoit encore le rapport entre le divin et l’humain d’une manière étroite, puisqu’il envisage le salut de l’homme comme s’accomplissant uniquement au point de vue d’un développement naturel et nécessaire en Christ, le centre sacré de l’humanité. De sa personne il fait procéder tout un ensemble de grâces et de forces, seules capables de créer et d’organiser la vie libre et personnelle dans l’humanité. Hors du Christ, cette humanité n’est qu’une masse inorganique, incapable de connaître et de réaliser la véritable personnalité. Si la plante ne peut qu’attendre le jardinier qui doit la transporter dans une terre plus favorable, sous un ciel plus doux, l’homme aussi attend l’heure fixée pour la venue du céleste cultivateur, qui seul peut le transplanter du royaume de la nature dans celui de la grâce, afin que se développe le germe de la personnalité sommeillant dans son sein. Cette idée procède, il est vrai, d’une conception profonde et vraie de la révélation. Mais Schleiermacher, à l’exemple d’Augustin et de Calvin, comprend l’homme trop exclusivement comme le vase de la grâce. Le moi libre se déterminant n’a aucune part dans la question du salut. Par un progrès naturel, chacun de nous passera à la vie nouvelle quand son heure viendra. La même nécessité logique qui obligeait Calvin à affirmer la damnation des réprouvés et le salut des élus, à l’heure de la fin du monde, oblige Schleiermacher à affirmer le rétablissement universel au même instant.
Remarque. — Le déterminisme spéculatif de Schleiermacher, excluant la liberté, ne peut pas aboutir à une histoire du royaume de Dieu, mais seulement à un ensemble, à une série d’évolutions nécessaires. Dans sa conception du péché et de la grâce, Schleiermacher confond toujours la liberté et la nécessité, sans jamais laisser intervenir la volonté humaine, seule capable cependant d’accomplir le bien et le mal et de faire de l’homme une véritable personnalité. Ils se représente le Christ réalisant sa sainte nature naturellement et sans effort, sans jamais avoir de tentations à soutenir ; il conçoit de la même manière la perfection chrétienne. Cette conception de la grâce relève bien plus de l’esthétique que de la morale. La vie chrétienne devient en effet une lente et mystérieuse croissance dans le Seigneur, retenant pour idéal celui des grandes âmes et des belles natures. Nous nous inclinons avec admiration devant cette grâce surgissant des profondeurs de l’âme comme un génie aux formes grandes et pures, mais nous regrettons la personnalité vraie, moins parfaite cependant, mais portant au moins sur elle l’empreinte de la lutte et de la douleur. C’est encore la conception esthétique qui prédomine dans la manière dont la même théologie aime à se représenter l’homme dans son état de péché. Car la liberté seule permet de concevoir le péché comme infligeant à l’homme la plus entière responsabilité et consommant pour lui la conscience de sa personnalité ; elle absente, l’homme pécheur n’est plus qu’un objet de compassion, et l’horreur du mal, la colère contre le péché deviennent des faits incompréhensibles. De même aussi la conscience de l’homme, en présence de son propre péché, peut bien être saisie par un sentiment de tristesse morale, de crainte même, si l’on veut, à la pensée du salut de son âme, mais il ne pourra jamais s’accuser et se condamner dans la conviction de sa culpabilité. Sans nul doute, les moments que nous venons d’énumérer rentrent dans la conscience morale chrétienne, mais cette même conscience se sent atteinte et mutilée par la suppression des sentiments opposés, surtout quand les déterminations naturelles et spirituelles ne peuvent pas être imputées à une libre décision.
La doctrine de l’élection trouve dans l’enseignement de l’Église luthérienne sur la grâce universelle, et dans le décret conditionnel, sinon sa solution, au moins sa base véritable. Le décret éternel ne peut être qu’un décret pour le salut de tous en Christ. Car le Christ est le véritable livre de vie, sur lequel tous les hommes sont écrits. Mais le décret de l’éternité, dans un sens, n’est pas absolu, car alors la réalité temporelle n’en serait qu’une contre-épreuve sans réalité. Ce décret éternel, apparaissant dans le temps sous la forme de l’élection, doit subir l’influence de la volonté humaine, se faire de concert et en collaboration avec elle, et devenir une vocation. L’élection divine entrant en rapport avec la liberté humaine devient une histoire véritable. La vocation, il est vrai, aussi bien que l’élection, se développe sur le modèle d’un développement naturel et saint ; le semeur sème la semence divine qui croît quand même il dorme. Le potier fait de l’argile ce qu’il veuta. Mais ce développement naturel doit compter avec la volonté humaine, car l’homme peut résister à la vocation et aux attraits de la grâceb. La grâce peut, il est vrai, vaincre les résistances de l’homme, mais elle remporte cette victoire en respectant la liberté, parce qu’elle amène la volonté rebelle, par une suite d’épreuves qui éclairent et sanctifient, à s’humilier librement. Lui rendant honneur devant Dieu, la volonté choisit librement d’être en Dieu, s’abandonnant à la toute-puissance de l’amour, sous le coup d’une nécessité non point physique mais morale. Le royaume de Dieu est donc plus qu’une évolution ; il est une histoire réelle, aussi bien dans l’humanité que dans tout cœur d’homme. C’est ainsi que toutes les forces de la conscience chrétienne s’harmonisent dans la conviction de la liberté et de la dépendance humaines.
a – Matthieu 13.3-9 ; Marc 4.26-28.
b – Matthieu 11.28 ; Marc 16.16.
Remarque. — On a singulièrement et bien malheureusement défiguré le principe luthérien en lui faisant dire le rejet des uns par suite de l’incrédulité prévue (ex prævisa incredulitate) et la bienheureuse élection des autres en vue de leur foi future (ex prævisa fide). Cette interprétation malheureuse provient plutôt d’une inintelligence que d’une conception vraiment religieuse de ce dogme. Cette formule n’est après tout qu’un recul en plein calvinisme. La liberté humaine devient alors une vaine apparence, car ce qui peut être prévu des siècles à l’avance doit exister de toute éternité, et rentrer par conséquent dans le domaine des choses nécessaires. La véritable liberté humaine, dans ses rapports avec la grâce divine, ne peut pas être l’objet de la prescience mais seulement de la conscience divine, de sa vision et non de sa prévision.
Si, pour comprendre les dispensations divines à l’égard des hommes, nous voulons étudier la marche de l’élection dans l’histoire, toutes nos tentatives vont se heurter contre une barrière infranchissable. L’élection en effet ne peut pas compléter son œuvre sur cette terre. Cette vérité se trouve manifestement affirmée dans le dogme de la descente aux enfers. Notre existence terrestre ne peut nous fournir qu’une notion incomplète sur les directions de la grâce, et il n’est aucun sujet pour lequel il soit plus vrai de dire que notre savoir n’est que partiel. Le drame divin que la grâce universelle poursuit dans la création d’aujourd’hui, notre existence, ne peut nous en montrer que le premier acte. Les fils embrouillés de ce grand mystère, quand nous parvenons à les saisir, nous laissent entrevoir une sublime catastrophe que seul le monde à venir reste capable de réaliser. Notre savoir d’aujourd’hui ne peut donc pas avoir la prétention de sonder les profondeurs de la téléologie de la grâce. Que de choses qui nous restent cachées, et nous en font pressentir de plus grandes et de plus nombreuses encore ! C’est donc à peine si nous pouvons avoir la prétention d’apprendre à connaître la forme que la grâce revêt dans l’histoire, et à l’aide de laquelle elle se révèle comme l’œuvre de Dieu.
Le royaume de Dieu embrassant l’humanité et l’individu, on peut considérer à ce double point de vue la téléologie de l’élection dans l’idée et dans la réalité pleinement réalisée. Ces deux faits sont inséparables, mais pour la spéculation et pour l’histoire chargée de les réaliser, ils restent parfaitement distincts. Que les masses, que les peuples deviennent chrétiens, il ne s’ensuit nullement que la grâce devienne personnelle pour les individus. L’élection des peuples est seulement un moment dans l’histoire de l’élection. Elle sert de base et de présupposition pour l’élection des individus. L’élection se présente par conséquent, dans son progrès historique, comme l’élection des peuples et l’élection des individus (vocatio gentium et vocatio singulorum).
La communication surnaturelle de la vie chrétienne a pour conditions les aptitudes naturelles. La nouvelle création ne peut en effet exercer sa puissance que lorsque la première création lui en fournit la possibilité. Une élection n’est jamais possible que par le concours des forces surnaturelles et naturelles, dans l’alliance de la première et de la seconde création. Telle est la loi que la sagesse divine suit toujours pour l’élection des peuples et celle des individus. Si nous étudions par exemple l’élection d’un peuple, nous verrons toujours qu’elle a pour conditions le caractère historique de ce peuple, le rôle qu’il a joué dans le monde, et les aptitudes particulières qui le prédisposaient à l’intelligence du christianisme. « Personne ne vient au Fils si le Père ne l’attirec. » Cette parole nous enseigne l’intime connexion qui unit le royaume de la nature et celui de la grâce. Si le Père, par les prédispositions téléologiques de la première création, ne rend pas un peuple apte au royaume de Dieu, c’est en vain que le Saint-Esprit l’appellerait à la grâce ; les conditions premières et nécessaires manquant à la grâce, elle serait condamnée à travailler sur une matière résistante et ingrate. Aussi lisons-nous dans le livre des Actes que le Saint Esprit défendit aux apôtres d’annoncer l’Évangile en certaines localités mal préparées pour le recevoird. Il n’est donc pas dépeuple qui ne puisse être choisi de Dieu, son heure venue, alors que pour lui se rencontreront les aptitudes de la grâce, les prédispositions intimes et naturelles, dans la capacité et le besoin de la foi. Les peuples sont élus et appelés d’après la loi qu’expose le Seigneur dans la parabole des ouvriers et de la vigne : quelques-uns à la troisième heure, d’autres à la sixième, d’autres enfin à la dernière et onzième heuree.
c – Jean 6.44.
d – Actes 16.6-7.
e – Matthieu 20.1-16.
Remarque. — Les théologiens augustiniens, croyant servir l’honneur de Dieu, ont enseigné que les effets surnaturels du christianisme sont indépendants des causes naturelles, et que la grâce peut agir d’une manière souveraine, comme et quand bon lui semble. Mais l’expérience de l’Église enseigne le contraire, et nous dit bien haut qu’il est faux que l’on puisse glorifier la seconde création aux dépens de la première, le Fils aux dépens du Père.
La différence entre les peuples élus et ceux qu’on pourrait appeler les peuples réprouvés doit être considérée comme une œuvre de la sagesse divine, ne perdant jamais de vue le réel état de ses créatures et qui, avant d’introduire la seconde création, attend que la première soit assez avant dans son développement téléologique, pour qu’elle en puisse réaliser les conditions spirituelles. Au nombre de ces conditions requises pour la nouvelle création, nous comprenons un certain degré de civilisation. Telle a été la marche de la sagesse divine avec l’humanité. Le Christ n’est venu en ce monde que lorsque la première création se fut identifiée une civilisation dont la prompte décadence répandait partout le besoin de la rédemption. On peut constater pour chaque peuple en particulier la même loi. Quant aux populations à l’état de nature, qui vivent en dehors des lois de la civilisation, ne connaissant qu’une existence animale et toute rudimentaire, il faut constater qu’avant d’être introduites dans le royaume de la grâce elles doivent être initiées à celui de la nature. Car, pour n’appuyer cette opinion que par un seul fait, qui pourrait ne pas reconnaître qu’il faut que la langue d’un peuple atteigne un certain degré de spiritualité pour pouvoir exprimer la vérité de l’Évangile ? Il ne faut donc jamais perdre de vue que la création première embrassant un ensemble de faits physiques et moraux, tout aussi bien que la seconde, elles se trouvent engagées l’une et l’autre dans un développement progressif, et qu’il servirait de peu à un peuple d’entendre prêcher l’Évangile s’il n’était arrivé au moment où le Père le sollicite de se donner au Fils.
La différence entre les peuples élus et les peuples réprouvés doit disparaître un jour dans le développement historique, en vertu même de la loi qui l’institue. Si les peuples élus sont favorisés plus que d’autres, on ne peut pas dire cependant que ce soit au détriment de ces derniers, car tous les biens et les privilèges dont ils jouissent concourent au plus grand avantage de tous, et eux-mêmes ne sont ce qu’ils sont que pour être auprès de la masse irrégénérée le levain qui doit faire lever toute la pâte, les missionnaires qui doivent l’amener au christianisme et à la véritable civilisation. La conversion d’un peuple ne dépendant pas seulement de la mission chrétienne qui vient de s’établir au milieu de lui, ou de son introduction dans la civilisation, mais surtout d’un mouvement mystérieux s’accomplissant dans son sein et se faisant l’attrait du Père pour le Fils, nul ne peut prévoir pour lui le moment de la plénitude des temps, pas plus qu’on ne peut résoudre les nombreuses énigmes qui résultent du rapport entre la durée d’un peuple et la mission religieuse qu’il est appelé à remplir. Quoique l’histoire nous montre des peuples vivant des siècles entiers à l’état de pétrification, sans qu’on puisse reconnaître chez eux le mouvement de la vie et le moindre souffle de l’âme, retenons ferme par la foi qu’un temps viendra où, selon la promesse de la parole de Dieu, le baptême et les bienfaits du Christ seront non seulement pour ce peuple, mais pour tous les peuples. Quant à ces générations qui naissent et qui meurent sans les bénédictions de l’Évangile, sans avoir jamais participé aux grâces de l’Esprit de Dieu, et que l’on peut très bien comparer à ces enfants qui n’apparaissent à la vie que pour mourir, la seule explication qui puisse à la fois satisfaire l’esprit et le cœur est celle qui nous apprend à considérer leur existence actuelle comme un simple fragment de celle qu’elles sont appelées à vivre de l’autre côté de la tombe. Car il nous répugne d’admettre, avec la prédestination panthéiste, que ces générations n’ont qu’une valeur éphémère et peuvent être assimilées à ces germes de vie qui, sous nos yeux, à chaque instant, disparaissent dans l’abîme de la création, ne laissant derrière eux, pour leur survivre, que ces êtres inconscients qui les rappellent et leur ressemblent, mais qu’ils ne connaîtront jamais et dont jamais il ne seront connus. L’existence de l’image divine en l’homme, cette différence éternelle qui toujours le distinguera de la nature, nous interdit une pareille supposition. Quand même nous admettrions qu’il est des nationalités destinées à périr et à passer dans l’histoire, ne laissant derrière elles qu’un souvenir toujours plus effacé, nous ne pouvons pas étendre la même théorie aux individus eux-mêmes, car l’expérience n’a pas encore rencontré, n’importe chez quel peuple, un homme qui n’ait pas une conscience lui attestant la noblesse et l’immortalité de son origine.
La différence entre les peuples élus et les peuples réprouvés est destinée à disparaître. Mais au sein des peuples élus eux-mêmes, il en est une qui ne s’effacera jamais, car elle résulte de la solidarité indissoluble qui rattache la nature à la grâce. Quoique les diversités naturelles s’épurent et s’éclairent sous l’influence du christianisme, elles ne doivent pas cependant cesser d’être. Aussi certainement que le royaume de la nature renferme des âmes d’un titre élevé et des âmes d’un titre moindre, des âmes nobles et des âmes vulgaires, aussi certainement, quand même tous les peuples seraient élus, la grâce trouverait encore parmi eux des vaisseaux nobles et des vaisseaux d’une moindre valeur. L’histoire de l’Église constate que les peuples ont été comme chrétiens ce qu’ils ont été comme peuples. Tous les peuples chrétiens portent l’image du Christ et son sceau ; mais il est une différence entre les métaux divers qui reçoivent cette image et portent cette inscription. « Dans une grande maison, dit l’apôtre, il n’y a pas seulement des vaisseaux d’or ou d’argent, mais des vaisseaux de terre ou de boisf. » De cette différence naturelle il résulte que, quoique tous les peuples chrétiens soient membres du même corps spirituel dont Christ est le chef, et qu’ils ne puissent pas être séparés de ce corps et se passer les uns des autres, cependant quelques-uns de ces membres doivent avoir une signification principale, tandis que les autres ne peuvent en avoir qu’une relative et subordonnée. L’élection se continue, par conséquent, dans le cercle des peuples élus eux-mêmes et, dans ce sens, elle se confond avec la prédestination, conçue en vue de l’économie éternelle, embrassant les destinées de tous ces peuples. A ce point de vue, l’injustice de la part de Dieu ne peut être qu’apparente. La justice, en effet, procède de la sagesse, et c’est la loi de la sagesse que dans un royaume toutes les individualités ne puissent pas être le centre, un royaume n’étant qu’une hiérarchie comprenant toutes les formes de l’être, depuis les plus humbles, les plus rudimentaires, jusqu’aux plus élevées et aux plus parfaites. Il faut donc que la sagesse soit la justice distributive qui à chaque moment réalise le suum cuique, rendant à chacun ce qui lui revient, proportionnant les dons et les grâces aux aptitudes et aux capacités. Cette sagesse est inséparable de l’amour qui veut amener toutes les âmes à la seule chose nécessaire, au bonheur éternel. Quelle injustice y a-t-il maintenant à confier aux âmes qui peuvent le plus la part la plus considérable dans la lutte pour le royaume de Dieu, tandis que les âmes qui peuvent moins reçoivent cependant selon leur pouvoir la part qui peut seule les satisfaire ?
f – 2 Timothée 2.20.
Remarque. — La vérité que nous venons d’exposer peut provoquer une bien grave erreur. Il peut se faire, en effet, qu’un peuple, dans la conscience de son élection naturelle et de son aptitude exceptionnelle pour le christianisme, en vienne à se considérer orgueilleusement comme la tête et le chef de la civilisation et du progrès chrétien, et cesse de se rappeler qu’il n’est qu’un membre du grand corps, que ses dons sont à tous, et que son Église particulière n’a de valeur qu’à la condition de rester la servante de l’Église universelle. Avec cette erreur on peut également faire de l’orgueil un patriotisme exclusif, n’appréciant le christianisme que pour autant qu’il sait se plier à toutes les exigences de l’esprit national, et l’on ne verra pas que l’esprit national ne réalisera sa véritable valeur qu’à la condition de se laisser pleinement subjuguer par l’esprit chrétien. Cette possibilité ne s’est que trop réalisée de nos jours, grâce à la manie qui possède tant de nations contemporaines de se déifier elles-mêmes. Mais la possibilité, pas plus que la réalité de l’erreur, ne peuvent nous empêcher de proclamer cette vérité : dans les rapports d’un peuple avec le christianisme, toutes les aptitudes spéciales à ce peuple doivent se manifester, et le christianisme, bien loin de les supprimer, s’applique au contraire à les conserver toujours plus intactes. Il faut également ne pas oublier que le christianisme, en pénétrant au sein d’un peuple, ne veut et ne peut y poursuivre son action qu’à la condition d’unir ses forces surnaturelles aux aptitudes toujours diverses de chaque nationalité. Ce qui ne contredit en rien la sentence de l’Écriture : « Dieu nous a tous renfermés sous la condamnation pour faire miséricorde à tousg. ».
g – Romains 11.32.
L’élection de l’individu et non celle d’un peuple, tel est le but que poursuit la grâce. Puissance créatrice de la personnalité humaine, elle ne peut en effet se manifester que dans le royaume de l’individualité. L’élection de l’individu ne peut nullement se confondre avec celle d’un peuple. Il en est, sous ce rapport, pour la chrétienté tout entière, ce qu’il en fut pour Israël, ce modèle toujours à interroger quand nous voulons comprendre les voies de Dieu. Quoi qu’il fût par excellence le peuple de l’élection, il renferma toujours dans son sein un petit nombre seulement de véritables élus, phalange bénie qui constituait à elle seule le véritable Israël. La chrétienté reproduit les mêmes circonstances. Extérieurement, tous sont baptisés et incorporés dans le royaume du Christ. Mais il n’y a jamais qu’un petit groupe d’âmes éveillées et réellement converties pour vivre une vie chrétienne dans le christianisme, la masse ne parvenant jamais à un rapport personnel avec le Christ et ne subissant son influence que d’une manière générale et extérieure. L’on ne peut pas expliquer cette situation exclusivement par le mérite ou le démérite individuel, car le réveil d’une conscience humaine n’est au pouvoir d’aucun homme, pas plus qu’il n’est aucune volonté capable de fixer l’action de la grâce dans un cœur, malgré son indifférence et ses résistances, jusqu’à ce qu’il reconnaisse que c’est en vain que l’on regimbe contre l’aiguillon et que, définitivement vaincu, il s’abandonne à la puissance de l’amour divin. Une douloureuse expérience nous enseigne que cette grâce n’est pas pour tous, et que ce n’est pas en vain que la parole de Dieu déclare l’homme incapable de prendre ce qui ne lui a pas été donné d’en haut. Il nous faut donc constater que la grâce agit sur les cœurs de bien des manières différentes : les uns, elle les cherche et les travaille pour en faire des vases d’honneur ; les autres, elle les abandonne. Ils n’auront jamais de valeur personnelle, condamnés qu’il sont à ne compter que dans l’ensemble de l’histoire du royaume de Dieu. Au-dedans de l’Église se réalise donc la sentence : « Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. »
L’apparente dureté qu’accuse cette conception d’un Dieu incorporant extérieurement à son royaume et pour la seule gloire de ce royaume des âmes qui, réellement et personnellement, lui resteront pour toujours étrangères, ne peut s’expliquer que par le fait de la grâce divine, obligée pour se révéler de devenir une histoire et de subir par conséquent la loi de la succession dans le temps. La même différence que nous avons été obligés de faire entre la Providence se révélant dans l’humanité en général et cette même Providence agissant dans la vie de l’individu, il nous faut la reproduire, si nous voulons comprendre les manifestations de la grâce, car elle aussi agit comme la grâce générale et la grâce particulière (gratia generalis et gratta specialis). Tous ceux qui, à la même heure, sont reçus dans l’Église et incorporés dans le royaume de Dieu, ne peuvent pas en même temps devenir des personnalités éminentes et de même valeur. Encore ici, comme dans toutes les autres sphères de la vie, il en est qui avancent et persévèrent, et d’autres qui reculent et perdent courage ; tous n’entrent pas. Quoique d’une manière absolue il nous faille comprendre la grâce comme une puissance spéciale pour individualiser les âmes et les élever à l’état de personnalité, elle n’agit cependant que d’une manière générale sur tous ceux qui ne sont pas entrés en rapport personnel avec le Christ. La grâce les retient au premier degré de ses révélations, au bénéfice seulement de l’élection qui fait le peuple ou l’Église, mais ne leur communique pas une existence distincte et personnelle. La vie nouvelle qui leur est donnée par le baptême reste inerte ou endormie, attendant l’heure d’un réveil qui ne peut se faire pour elle que par la crise salutaire mais douloureuse obligeant la liberté à s’affirmer pour toujours. La grâce générale peut encore s’appeler la grâce prévenante ; à ce titre, il est vrai, elle agit tout aussi bien hors de l’Église que dans le sein de l’Église. La grâce prévenante cherche à sortir de la sphère générale pour s’individualiser et devenir la grâce particulière. La grâce prévenante comprend une infinité de degrés. Entre les individus, membres extérieurs de l’Église, encore étrangers aux influences de la grâce, en apparence morts spirituellement, et ceux qui vivent réveillés et nés de nouveau, il y a une telle diversité de degrés et de caractères, qu’on ne pourrait jamais tous les comprendre dans une exposition, si complète fût-elle ; seule la vie peut successivement et, sous leurs formes infiniment diverses nous apprendre à les connaître.
A considérer maintenant les seuls élus, réellement réveillés, nés de nouveau, en rapport personnel avec le Christ, nous devons constater que leur transformation n’a pu se réaliser pour eux que grâce au concours de la nature et de la grâce, de la première et de la seconde création, unissant leurs influences pour hâter l’heure bénie du réveil de l’âme. Mais quand cette heure doit-elle avoir lieu pour une âme ? nul ne saurait le dire, parce qu’elle est le mystère d’une double création. Nous pouvons seulement affirmer qu’elle détruit toujours nos prévisions et nos calculs, apparaissant lorsque et où on l’attend le moins, faisant les derniers ceux qui nous semblaient les plus rapprochés du royaume de Dieu, et nous contraignant toujours à dire : « Ses voies sont insondables et ses jugements toujours impénétrablesh ». Quels sont les individus qui, à un moment donné, sont susceptibles de devenir les sujets de la grâce ? On peut d’autant moins le prévoir que, à vues humaines, il n’y a pas de critère pour établir l’aptitude au droit d’élection. La nature morale la plus élevée ne constitue aucun droit en face de l’élection. Nous voyons des hommes éminents par leur rectitude morale, par leurs efforts persévérants dans l’accomplissement de la loi, chaque jour délaissés, tandis que des péagers et des gens de mauvaise vie les devancent dans le royaume de Dieui. Quoique certainement on puisse dire que le ferme propos d’un homme soit une des premières conditions pour son entrée définitive dans le royaume de Dieu on ne peut pas dire cependant qu’elle en est la cause. Les dons naturels les plus recherchés et les plus en vue ne motivent pas non plus l’élection. L’on voit chaque jour des hommes éminents par l’intelligence, le sens critique, l’imagination, la puissance esthétique, les princes en un mot de la sagesse humaine (ἄρκοντες τοῦ κόσμου τούτου), dédaignés et délaissés, au profit de gens insignifiants, obscurs ou vulgaires, devenus leurs chefs et leurs maîtres dans le royaume de Dieu. Si nous demandons à la Bible le signe auquel on peut reconnaître un élu, elle nous en donne un seul : Il plaît à Dieu de choisir les choses viles et méprisables selon le mondej. Mais nous ne connaissons pas de critère capable de dire quelles sont ces choses méprisables aux regards de la chair. Tous ceux dont on a essayé deviennent insuffisants quand une fois on veut les mettre à l’épreuve. Car les élus n’ont pas été seulement des gens vulgaires et méprisés, mais des puissants et des grands selon le monde ; ils n’ont pas été toujours des simples et des ignorants, mais parfois aussi des sages et des savants ; par conséquent, cette qualité, objet du mépris du monde, se retrouve chez eux tous. Cette qualité méprisable aux yeux du monde, précieuse devant Dieu, nous pouvons la concevoir dans l’intelligence vivante et naturelle pour la grâce, dans la pauvreté spirituelle, dans la faim et la soif de la justice, toutes choses que le Seigneur proclame bienheureuses dans son Sermon sur la montagne. Nous pouvons encore nous la représenter comme ce besoin infini de rédemption qui ne peut s’étancher aux sources d’ici-bas, et volontiers condamne sa propre-nature à rester inaperçue et méprisée du monde, qui quant à lui se croit toujours assez riche pour se suffire à lui-même. Mais il n’est aucun signe capable d’accuser au dehors cette féconde intelligence de la grâce ; elle est un mystère du cœur. Le réveil et la nouvelle naissance peuvent seuls attester sa réalité. Nous pouvons dire, par conséquent, que là où se rencontre le sentiment du péché, toujours inséparablement uni au besoin de rédemption, la grâce créatrice réalise pour l’âme humaine l’heure de sa destinée véritable. En d’autres termes, une âme entre dans le royaume de Dieu quand, en même temps, le Fils l’attire au Père et le Père l’attire au Fils, ou quand pour elle se réalise cette parole du Seigneur : « Personne ne vient au Père que par moi, et personne ne vient au Fils si le Père ne l’attirek. »
h – Romains 11.23.
i – Matthieu 21.31.
j – 1 Corinthiens 1.27.
Il est donc des âmes humaines qui, à un moment donné, deviennent des âmes élues, tandis que d’autres se voient repoussées et réprouvées ; c’est là un profond mais inéluctable mystère. Car aussi certainement que la grâce est universelle, aussi certainement est universel encore le pouvoir de la comprendre et de la recevoir dans la liberté essentielle à toute âme humaine. Mais ici se présente le mystère de l’élection, car tandis que la faculté qui accepte la grâce chez les uns demeure assoupie et inerte, ne se manifestant jamais qu’inféconde et intermittente, chez d’autres elle s’éveille forte et entraînante. On ne peut donc pas s’empêcher de se demander pourquoi la grâce, chez les uns, trouve sans cesse les fortes impulsions qui, rapides comme l’éclair, brisent la dureté du cœur naturel, ou, comme une pénétrante chaleur, hâtent l’éclosion de tous les germes de l’avenir éternel ; — pourquoi, chez d’autres, elle est aidée par les directions particulières de la vie, élevant et façonnant l’âme pour le royaume de Dieu, assistée qu’elle est par une disposition religieuse innée, véritable instinct des choses d’en haut, initiation naturelle au royaume de Dieu, tandis que le grand nombre reste privé de tous ces bienfaits. C’est donc à bon droit que l’apôtre saint Paul date son élection, non du coup de tonnerre qui le renversa sur le chemin de Damas, mais de l’heure de sa conception au sein de sa mèrel. Tel est donc le mystère de l’élection que l’apôtre avait sous les yeux lorsqu’il disait : « Cela ne vient point ni de celui qui veut, ni de celui qui court, mais de Dieu qui montre sa miséricorde », selon qu’il est dit dans l’Écriture : « Je veux avoir pitié de qui j’aurai pitié. » C’est encore au nom de ce mystère qu’il fait taire les murmures de ceux qui se révoltent en s’écriant : « Le vase d’argile dira-t-il à celui l’a façonné : Pourquoi m’as-tu ainsi façonné ? »
l – Galates 1.15.
Quelque insondable que soit le mystère de l’élection, il faut cependant reconnaître que ce n’est qu’en lui et que grâce à lui que pour nous peut se révéler la sagesse divine. Car plus nous prenons conscience du plan téléologique qui préside aux destinées de ce monde, et plus il nous faut reconnaître comme une loi nécessaire de la sagesse divine que Dieu se sert des moyens de la nature et de ceux de la grâce, les aidant par les influences de la première et de la seconde création, pour qu’à chaque moment il y ait sur la terre un nombre suffisant d’âmes régénérées, sel et lumière du monde, représentant parmi nous la communion des saints, la réalité du royaume de Dieu et hâtant les jours heureux où la connaissance du Seigneur sera pour tous. L’élection est en effet inséparable de la nécessité de l’action pour le royaume de Dieu, pour le salut des autres. Quiconque est réellement né de nouveau sent d’une manière irrésistible le besoin de communiquer à d’autres la nouvelle vie qui l’anime. Les élus servent donc aux réprouvés pour qu’à leur tour ils soient attirés et deviennent participants de la vie nouvelle. Les élus reçoivent donc la lumière pour la répandre et la vie pour la communiquer. L’histoire évangélique nous offre le modèle de la véritable élection en la personne des apôtres et des disciples qui ne sont élus, au sein d’un peuple encore ignorant et mal éclairé, que pour servir au plus grand bien de ce peuple. Nous ne saurions dire pourquoi ces individualités ont été choisies plutôt que d’autres pour servir d’organes aux bienveillances de Dieu, que si nous connaissions réellement la place qu’elles occupent dans l’économie de l’ensemble et si nous pouvions voir comment, se rencontrant et se confondant ensemble, les influences de la nature et de la grâce ont rendu possible, en ce moment plutôt qu’à tout autre, l’apparition de ces grandes âmes.
Remarque. — Toujours Dieu emploie pour son travail ceux qu’il sait être les meilleurs travailleursm. A l’appui de cette vérité, nous rappellerons ces paroles de Luther, extraites de l’un de ses sermons sur la conversion de saint Paul : « Et comme Paul faisait vaillamment cette besogne (la persécution des chrétiens), notre Seigneur pensait en lui-même : Voilà un brave ! il fait bien ce qu’il fait, seulement cette bravoure il l’emploie pour une mauvaise cause ; je vais le changer par mon Esprit, et puis je m’en servirai pour la bonne cause et l’enverrai contre les Juifs. De la même manière, ajoute Luther, notre Seigneur Dieu m’emploie contre le pape et toute sa séquelle. »
m – Richard Rothe, Morale théologique II, 259.
Les élus nous montrent comme à découvert la Providence divine agissant au sens le plus spécial et le plus direct (Providentia specialissima). Ils ont le gage de leur élection dans la foi, leur attestant par l’Esprit que les royaumes de ce monde ne valent que pour le service du royaume de Dieu, qu’à ceux qui aiment Dieu toutes choses concourent pour leur plus grand bien, et qu’il n’est aucune créature, ni présente, ni future, ni élevée, ni basse, assez puissante pour les séparer de l’amour de Dieu en Christ notre Seigneurn. Lorsque les élus se savent en Christ l’objet des faveurs de la grâce spéciale de notre Dieu, ils ne peuvent pas cependant faire de leur élection un motif pour se glorifier eux-mêmes, aux dépens de l’humilité chrétienne. Dans la parabole des ouvriers et de la vigne, notre Seigneur nous apprend que les ouvriers qui ont été appelés à la onzième heure reçoivent la même récompense que ceux qui ont été appelés à la troisième heure. En d’autres termes, les élus ne sont avant les réprouvés qu’au regard du temps et non point de la pensée divine, toujours la même pour tous. L’élu ne peut donc considérer le réprouvé qu’avec humilité, car il ne sait pas si, son heure venue, il ne sera pas au service du Seigneur un instrument plus béni qu’il ne peut l’être lui-même. A chaque élu s’adresse par conséquent l’exhortation de fortifier son élection par la prière et le travailo.
n – Romains 8.28-39.
o – 2 Pierre 1.10.
La grâce divine poursuit son œuvre dans le temps, à l’aide d’abord de l’opposition entre les élus et les rejetés. Mais il est dans l’histoire de la grâce une opposition plus directe et plus complète ; elle met aux prises non plus seulement les élus et les rejetés, mais les élus et les endurcis, ces derniers n’entrant en rapport avec le royaume de Dieu que pour le combattre. L’apôtre Paul, en effet, ne parle pas seulement des vases de déshonneur, mais aussi des vases de colère, préparés pour la perdition, et que Dieu supporte dans sa longanimité pour faire connaître sa colère et sa puissance. Il justifie cette opposition comme implicitement contenue dans l’économie divine ; c’était le Seigneur, dit-il, qui endurcissait le cœur de Pharaon, et c’était le Seigneur encore qui, Esaü et Jacob étant dans le sein de leur mère, avant qu’ils eussent fait ni bien ni mal, disait à l’occasion de ces deux frères : « J’ai aimé Jacob et j’ai haï Esaü. » Comment dans cette nouvelle opposition pouvons-nous reconnaître la manifestation de la justice divine ?
Nous ne pouvons pas concevoir l’endurcissement de la même manière que l’élection. L’élection peut être son but à elle-même dans les voies de Dieu à l’égard de l’homme, mais l’endurcissement n’est que le moyen dans le plan historique du monde. Il est, en effet, conforme à la raison intime de l’économie de la nature et de l’histoire, qu’il y ait des individualités aussi bien que des agglomérations humaines pour servir de centre et de foyer au mal et préparer la voie au triomphe de son règne. Dieu supporte dans sa maison ces vaisseaux de colère, c’est-à-dire : il permet que le péché atteigne son entier développement, qu’il se produise dans tout le sinistre éclat de son horreur, afin que la manifestation de la justice devienne nécessaire à son tour. Car c’est une loi de l’histoire : tout ce qui est caché et se dérobe au fond des cœurs doit être manifesté à la lumière. Nous pouvons donc déjà saisir ici un rapport téléologique entre les vaisseaux de miséricorde et les vaisseaux de colère. Par les vaisseaux de miséricorde et la magnifique révélation du royaume de Dieu en ses élus, se trouve provoquée, chez les représentants du royaume du mal, une inimitié toujours croissante. Grâce à cette inimitié, ils révèlent toute la méchanceté qu’ils dissimulaient au secret de leur cœur, se dénonçant ainsi eux-mêmes les dignes objets de la justice divine. Lorsque, par exemple, le christianisme, dès sa première apparition, annonça que l’homme ne peut être justifié que par la foi, il provoqua l’endurcissement de la majeure partie du peuple juif, et fit en même temps se révéler dans toute son âpreté l’orgueil de la justice pharisaïque. Mais, à son tour, cette résistance réagit sur les fidèles, et leur apprit à s’approprier l’Évangile plus réellement et avec une plus grande puissance d’esprit et de cœur, leur inspirant le besoin de se tourner vers les Gentils pour leur communiquer les richesses que méprisaient leurs concitoyens, l’endurcissement des uns se faisant ainsi la cause de la rédemption des autresp. Cette loi se répète à toutes les époques de l’histoire. Plus est puissante et grande la prédication de la foi dans le monde, et plus elle est le signe auquel on contredit. Par elle le monde est forcé de confesser sa haine contre la vérité, et la vérité au contact de cette haine sent grandir sa puissance. Plus cette portion de l’humanité sur laquelle dominent l’esprit de ce monde et le prince de ce monde s’abandonne à la haine de la vérité, et plus dans son sein on voit s’élever ces individualités puissantes, véritables vases de colère, qu’on dirait appelées à concentrer et à réfléchir toute la haine du mal contre l’idéal de la sainteté chrétienne. Cependant, aussi longtemps que dure l’histoire et le temps de l’épreuve, aussi longtemps il est impossible de prononcer définitivement sur le sort de ces réprouvés, car leur endurcissement peut dissimuler des germes inconscients de vie éternelle, et avec ses vaisseaux de colère Dieu nous a montré bien souvent qu’il savait faire des vases de miséricorde. Aussi l’apôtre saint Paul annonce que les rameaux détachés du tronc seront un jour entés de nouveau sur l’arbre toujours aimé et toujours saint. Paul lui-même n’est-il pas la preuve vivante de la vérité qu’il annonce. Alors qu’il n’était encore que Paul persécuteur de l’Église, n’a-t-il pas été transformé par Dieu en un vaisseau de miséricorde ? Que l’apôtre Paul soit précisément le prédicateur de la doctrine de l’élection, c’est une particularité dont la haute signification n’a pas besoin d’être démontrée.
p – Romains ch. 10 et 11.
Pour résumer maintenant dans un regard d’ensemble les développements qui précèdent, il nous faut dire que, dans la grande demeure où la grâce universelle (gratia universalis) poursuit son œuvre, l’humanité nécessairement doit rester partagée en groupes divers et distincts. Nous rencontrons d’abord les élus : c’est le groupe le plus restreint, mais le plus important ; il est en relations personnelles avec le Seigneur, et pour lui déjà se réalise la fin de la création. Après les élus viennent ceux qui, en dehors ou au-dedans de l’Église, subissent déjà l’action de la grâce prévenante ; derrière eux se pressent les rejetés et les délaissés de la grâce ; ils n’ont encore rien reçu de l’Esprit Saint, et en eux-mêmes ils peuvent être envisagés comme des quantités indifférentes. Viennent enfin les vases de colère, qu’embrase la haine contre la lumière et la sainteté ; ils ne savent que combattre le royaume de Dieu. La grâce doit être conçue comme pénétrant le monde tout entier à tous les moments de son existence, perfectionnant les élus, fortifiant les faibles, vivifiant les morts, domptant les rebelles, jusqu’à ce que se réalise en Christ, dans toute sa plénitude, la destinée de l’humanité rachetée (πλήρωμα). Lorsqu’on s’arrête à ce point de vue, il est difficile de ne pas concevoir la dernière catastrophe qu’attend notre histoire, sous la forme d’un rétablissement final, d’une ἀποκατάστασις, ramenant dans le sein de Dieu toutes les créatures libres. Cependant ici s’impose une question décisive : Étant donnée la destinée qui ne peut être que par la liberté, n’est-on pas obligé d’admettre que, nécessairement, il est des individualités qui, après avoir toujours lutté contre la grâce, finissent par se rendre si complètement inaccessibles à ses atteintes, qu’au sortir du temps, il n’y a plus de temps pour elles ? Au reste, lorsque ce développement de l’humanité est arrêté, le royaume de Dieu complété, son temple achevé, y aurait-il encore possibilité pour la conversion de l’individu, la conversion n’étant possible que dans le temps, dans le royaume de la liberté ? La question revient encore la même : Étant donnée la liberté, n’est-il pas toujours au pouvoir de l’humanité de lutter contre les appels de la grâce, jusqu’à rendre toute conversion impossible ? A ce point de vue, la plénitude de l’humanité ne dépendrait pas de la totalité des âmes, mais seulement du nombre d’âmes nécessaires pour la réalisation de son idéal. Les individus se perdant dans l’endurcissement pourraient alors être comparés aux rameaux secs de l’arbre de l’humanité, à la paille qui ne vaut plus rien qu’à être brûlée, à un caput mortuum qui doit être séparé de l’Église glorifiée. Nous laissons ici la doctrine de la prédestination. Elle se confond avec la question eschatologique. Nous aurons à la reprendre au moment où nous nous occuperons des choses dernières.