Être utiles ! C'était ce qu'ils désiraient le plus, et comme la fin de l'année approchait ils élaboraient avec soin leurs plans. Le Dr Parker, homme capable et expérimenté, devait penser à sa famille, et Hudson Taylor, tout jeune qu'il fût, devenait un bon missionnaire. La lettre de crédit n'étant toujours pas arrivée, leur embarras était extrême. Apprenant d'autre part que la Mission de Londres envoyait de nouveaux agents en Chine, ils devaient songer à chercher un autre logement. Cette question urgente et précise fut discutée et motiva plusieurs lettres exposant leurs projets.
Nous qui sommes sur le champ d'activité, écrivait Hudson Taylor à la fin de décembre, désirons être aussi utiles que possible. Tout en comptant sur la bénédiction de Dieu pour le succès à obtenir, nous désirons faire tout ce qu'il est en notre pouvoir pour l'atteindre. En cela je sais que vous êtes de cœur avec nous, et j'ai confiance que par nos prières et nos efforts communs, et, par-dessus tout par l'influence du Saint-Esprit, nous ne serons pas déçus.
Puis il esquissait, à l'intention du Comité, les plans qu'ils avaient étudiés ensemble.
Tout d'abord, il faudrait avoir sans délai un centre de travail permanent. Des cinq ports accessibles aux étrangers en vertu du Traité de Nanking, aucun n'était plus adéquat que Shanghai. La situation de cette ville étant particulièrement favorable pour rayonner dans l'intérieur, c'était là qu'il fallait bâtir. L'expérience des autres missions montrait ce qu'il était nécessaire d'organiser : une maison pour le docteur et une école, en plus d'un hôpital et d'un dispensaire. Partant de ce centre, ils fonderaient dans l'intérieur, partout où ils le pourraient, des écoles et des dispensaires qui seraient régulièrement surveillés par l'un ou l'autre des missionnaires et deviendraient à leur tour d'autres centres d'action chrétienne.
Ces projets étaient très beaux, certainement, mais ils étaient bâtis sur des raisonnements qui, dans leur cas, étaient faux. S'ils avaient été mis à exécution, ils seraient devenus un obstacle à l'accomplissement des plans que Dieu avait en réserve pour Ses serviteurs.
Mais les lettres furent expédiées à la Société, et leur contenu devint le sujet de leurs prières le jour de l'An.
L'on était en plein hiver, et le froid était exceptionnellement vif. Hudson Taylor continuait l'étude du chinois, deux dialectes à la fois, celui de Shanghaï et la langue des mandarins. Il s'occupait aussi d'une école et était encouragé de se savoir bien compris par les enfants. Pourtant, si préoccupé qu'il fût d'étudier, il continuait d'être angoissé par les besoins des régions non évangélisées qui l'entouraient. Ce ne fut certainement pas la saison qui l'engagea à entreprendre un nouveau voyage, ni la présence d'un compagnon, car il lui fallait partir seul. La situation politique aurait pu à elle seule suffire à le retenir, le siège de la ville chinoise approchant de son dénouement. Mais il ne pouvait rester sourd à la voix qui l'appelait. Le premier pas était fait ; déjà il avait pris part à une tournée missionnaire et s'était rendu compte de la méthode à suivre. C'était cela peut-être qui le stimulait ; ou peut-être était-ce quelque chose de plus profond, de plus significatif ?
Second Voyage (janvier 1855)
Il partit le 25 janvier dans un bateau qu'il avait acheté récemment pour la moitié de sa valeur. Quelques kilomètres au sud de Shanghaï, il prit un affluent qui le conduisit dans un district où les étrangers ne s'aventuraient guère ; cette région, située entre le Hwangpoo et la mer, était infestée de contrebandiers et de malfaiteurs. La saison était bien défavorable au voyage du jeune missionnaire : il fallait casser la glace pour avancer, si bien qu'à la fin, seul avec un serviteur qui portait les livres, Hudson Taylor débarqua et s'en alla à pied de village en village. Son costume, son langage et le travail qu'il faisait attiraient partout l'attention et l'on s'arrachait ses livres si bien imprimés et si joliment reliés. Il parcourait toutes les rues et parlait dans les temples, ce qui n'allait pas sans danger, entouré d'une population aussi grossière. Il n'avait pas de compagnon sur qui s'appuyer, et s'il ne prêchait pas lui-même, les foules n'entendraient pas le message. Aussi, comptant sur le secours du Seigneur, il employa au mieux les phrases qu'il connaissait, soignant aussi des malades pendant des heures et ayant des conversations à bord de son bateau, le soir.
À Nanhwei, la foule fut particulièrement bruyante, et le dimanche qu'il y passa fut aussi digne de mémoire pour lui que pour les autorités locales. À la nouvelle qu'un étranger approchait, l'ordre avait été donné de fermer la porte principale de la ville jusqu'à ce qu'il se soit retiré. Ne sachant rien de cela, Hudson Taylor, qui était arrivé par une porte secondaire, entra dans la ville le dimanche matin sans être remarqué. Le mandarin le sut, mais son inquiétude s'apaisa lorsqu'il apprit que l'étranger tant redouté était seul et sans armes et qu'il ne songeait pas à rester longtemps. Ses craintes se dissipèrent, mais l'agitation du peuple ne fut pas aussi facile à calmer. Après avoir courageusement essayé de prêcher, Hudson Taylor dut se retirer à quelque distance de la ville dans son petit bateau où, pendant toute la journée, il reçut des centaines de visites, distribuant des livres à tous ceux qui savaient lire, donnant des remèdes aux malades, disant et redisant les grands faits de l'Évangile et répondant à une foule de questions personnelles. Comme des indigènes avertissaient ses bateliers qu'il n'était pas prudent pour un étranger de s'aventurer dans cette région, il leur assura qu'il ne craignait rien, car le grand Dieu, le Créateur du ciel et de la terre, veille toujours sur ceux qui se confient en Lui.
Il en était si sûr qu'il n'hésita pas, le lendemain, à aller visiter une mourante, seul avec des Chinois qui étaient venus le chercher. Ces hommes paraissaient si sérieux que, malgré le danger, il consentit à les accompagner. « Je sentais, écrivait-il le lendemain à ses parents, que j'étais où mon devoir m'avait placé malgré mon indignité et quoique solitaire, je savais que je n'étais pas seul. » Ce fut d'ailleurs une visite intéressante, après une marche longue et pénible dans la campagne glacée. Il ne put guérir la femme, atteinte d'hydropisie, mais conseilla à son mari de l'amener à Shanghaï et s'efforça de l'encourager. Puis il leur expliqua simplement et complètement le message qu'il était venu leur apporter de si loin. Naturellement, tous les gens des environs voulurent le voir et l'entendre, de sorte qu'il eut un auditoire nombreux qui n'avait jamais entendu parler de l'amour rédempteur.
Au moment du départ, le mari de la malade arriva, tenant à la main une poule qu'il voulait offrir au « docteur étranger ». Grande fut sa surprise quand Hudson Taylor, lui expliquant que ses remèdes, comme son message, ne pouvaient être achetés à aucun prix, la fit remettre en, liberté en le remerciant beaucoup.
Le 1er février, il rentrait à Shanghaï, fatigué de son voyage, mais avec la joie de pouvoir se dire que, dans une famille de plus et dans toute une région, le nom de Jésus avait été répandu, comme un parfum agréable à Dieu.
Troisième Voyage (février-mars 1855)
À la fin de février, il repartit dans la direction de l'Ouest avec quelques missionnaires plus âgés. Ils se dirigèrent vers le lac Soochow, mais ne dépassèrent pas Tsingpu. En effet, après quelques jours de marche, ils aperçurent du haut d'une colline un immense embrasement. Une seule explication était possible à cela : Shanghaï était en flammes ! Qu'adviendrait-il de leurs familles dans la ville européenne ?
Pleins d'anxiété, ils se décidèrent au retour et ne tardèrent pas à rencontrer des rebelles en fuite et mille traces d'une horrible catastrophe. Mais la concession étrangère n'avait pas souffert.
Le 4 mars, Hudson Taylor écrivait :
Shanghaï est maintenant en paix, mais c'est comme la paix de la mort. Deux mille personnes au moins ont péri et les tortures qu'ont subies certaines des victimes ne le cèdent en rien aux pires cruautés de l'Inquisition. La ville est un amas de ruines...
Que la guerre est une chose terrible ! De la Porte du Sud à la Porte du Nord de Shanghaï, d'un seul côté, les impérialistes ont exposé soixante-six têtes et plusieurs cadavres de rebelles, parmi lesquels des hommes à cheveux blancs, des femmes et des enfants... Il est impossible de voir cela sans éprouver une profonde horreur pour le gouvernement qui permet et même qui commet de pareilles atrocités.
Toutefois le pire était passé et les missionnaires, libérés de la tension de ce terrible hiver, se préparaient à développer fortement leur œuvre. L'heure avait certainement sonné pour la marche en avant. Grâce à l'énergie de la population, un nouveau Shanghaï surgirait bientôt des ruines. Des milliers de gens viendraient s'y installer. Autant que possible, les missionnaires devaient donc acheter des terrains, agrandir leurs écoles, ouvrir des salles de réunion, fonder des hôpitaux et prendre une place de premier rang parmi les artisans des temps nouveaux. Grande était à ce sujet l'anxiété d'Hudson Taylor et de son collègue qui attendaient toujours la réponse du Comité. Il y avait maintenant trois mois qu'ils lui avaient exposé leurs plans et les lettres qui s'étaient croisées avec les leurs n'avaient rien d'encourageant. La lettre de crédit du Dr Parker n'était pas arrivée et la Société ne semblait pas se souvenir qu'il avait besoin d'argent. Si leurs privations avaient été pénibles pendant l'hiver, que serait-ce en été, dans cette maison trop pleine ?
Quand on considère tout cela, et si l'on n'oublie pas que les missionnaires, même les plus consacrés, sont cependant des hommes, l'on ne s'étonnera pas de certaines choses dites ou ressenties par Hudson Taylor qui ne s'accordaient guère avec la simple foi en Dieu qui le caractérisait. Il passait par une période critique. Il se trouvait sous l'influence d'amis appelés à une ligne de conduite entièrement différente de la sienne. S'il fit fausse route un certain temps, comme on le voit d'après ses lettres, il ne lui fut pas permis de prendre des responsabilités qui eussent été un obstacle à l'œuvre qui lui était réservée.
Il écrivait à ses parents en mars :
Vous allez avoir une belle chapelle à Barnsley. Ah ! si un ami fortuné nous envoyait mille livres sterling pour édifier un hôpital, une école et d'autres bâtiments ! Nous sommes actuellement dans une situation désastreuse. N'ayant que trois chambres en tout et pour tout, nous sommes obligés d'en réserver une pour ceux qui viennent nous voir. Alors ma chambre à coucher doit servir de chambre d'étude pour le Dr Parker et pour moi, et je n'ai pas un endroit où être seul pendant la journée. Je ne sais, ce que nous ferons quand les chaleurs reviendront.
J'ai soumis à la Société un plan précis. Si elle ne l'adopte pas, nous avons l'intention de le mettre à exécution sans son appui. Si elle y fait opposition, comme étant contraire à son principe de ne pas travailler dans les ports, nous devrons essayer de faire modifier cette manière de voir. Si elle ne change pas d'avis et si nous ne trouvons pas une autre façon de travailler, la question se posera pour nous de nous passer d'elle ou de mettre de côté nos plans d'action. N'ayez pas d'inquiétude à ce sujet. Nos projets seront formés avec prudence dans la crainte du Seigneur et non sans chercher Ses directions. Mais nous voulons être utiles à tout prix et nous le serons, si le Seigneur nous bénit.
Pensez-vous qu'une vente pourrait être organisée quelque part pour nous aider à l'achat d'un terrain et à l'érection de bâtiments appropriés ?... Si vous pouviez y intéresser les dames, le succès serait assuré. Les fonds dont nous avons besoin sont en fait si modiques que quelques bonnes collectes permettraient de réunir toute la somme, ou du moins la plus grande partie de la somme.
On ne peut s'empêcher de relever combien tout cela paraît étrange chez Hudson Taylor. Deux courants de pensées le travaillaient en même temps : l'un le poussait vers la vie stable dans un port ; l'autre l'entraînait vers des contrées bien plus lointaines que celles qu'il avait déjà atteintes. Il ne pouvait même pas attendre la réponse du Comité tant il était désireux de commencer une nouvelle tournée missionnaire. La révolte était terminée, et le Dr Parker éprouvait le besoin d'un changement au cours de ses études. Leur bateau était toujours à l'ancre. N'était-ce pas justement l'occasion de faire un voyage pour prêcher et pour soigner les malades ?
Quatrième Voyage (mars 1855)
La semaine qui suivit fut extrêmement intéressante. Ils quittèrent Shanghaï et s'en allèrent au Nord vers la ville de Kia-Ting. Leur arrivée y causa une vive sensation ; tous les habitants s'enfuyaient à leur approche et s'enfermaient dans leurs maisons. Ils réussirent néanmoins à les attirer en se faisant connaître comme médecins « capables de soigner les maladies externes et internes ». Ils traitèrent ainsi un grand nombre de malades, sur les places et à domicile, et purent en même temps distribuer des livres qui furent très bien accueillis.
Quel changement de dispositions à l'égard des missionnaires ! Tout cela était dû aux pommades, pilules et poudres prescrites avec sympathie et prière. Dans un temple, près de la Porte de l'Ouest, un message d'adieu fut adressé à une grande foule. Nombreux étaient ceux qui auraient volontiers retenu les visiteurs. Mais le temps et l'expérience leur conseillaient de quitter la ville pendant qu'ils y étaient bien accueillis, dans l'espoir d'y revenir plus tard.
Tout au long du voyage, la valeur des médicaments comme collaborateurs de l'évangélisation fut démontrée encore de plusieurs manières. Le Dr Parker en fut très encouragé, comme aussi par l'ardent désir des indigènes d'avoir des livres et par le nombre relativement élevé de ceux qui pouvaient les lire.
Dans son rapport relatant ce voyage, Hudson Taylor dit avoir distribué, depuis le commencement de l'année, c'est-à-dire en trois mois, avec l'aide du Dr Parker, trois mille exemplaires du Nouveau Testament ou portions de l'Écriture et sept mille autres livres ou traités.
La tournée que nous venons d'achever, ajoute-t-il, a été particulièrement intéressante, par suite d'occasions exceptionnelles de voir des malades et de répandre l'Évangile. Elle a montré aussi l'utilité des études médicales pour l'œuvre missionnaire.
Nous avons constaté une fois de plus le besoin pressant d'un hôpital. En plus d'une occasion, nous aurions pu sauver une vie, épargner un membre ou hospitaliser des maladies chroniques si nous possédions le nécessaire pour cela. J'espère que vous nous avez adressé des fonds et des instructions pour acheter un terrain et pour construire sans retard; car il nous serait facile d'avoir une activité médicale utile sans préjudice à notre œuvre présente... La porte est largement ouverte, et personne ne peut la fermer... Puisse la communion de nos prières et de nos efforts amener d'abondantes bénédictions !
Mais, bien que ces comptes rendus et d'autres encore sur des voyages ultérieurs eussent suscité beaucoup d'intérêt en Angleterre, les mille livres sterling désirées ne venaient toujours pas. Cette longue attente et cette incertitude étaient vraiment une souffrance. C'est alors que le Seigneur, qui connaissait leur angoisse, leur envoya des dons qui furent pour eux de précieux encouragements.
L'un, de cinquante dollars, fut fait au Dr Parker par un Européen de Shanghaï, en vue de l'achat d'un terrain pour un hôpital. L'autre, fait directement à Hudson Taylor, fut le premier qu'il reçut en dehors de la Société. Il venait de M. W. T. Berger, de Saint Hill, près de Londres. Ce fait montre la sollicitude de Dieu. M. Berger, un membre assidu des réunions de Tottenham, avait rencontré une ou deux fois le jeune missionnaire avant son départ pour la Chine. Il avait de ses nouvelles par les Howard et par Mlle Stacey, et les lettres d'Hudson Taylor stimulaient son intérêt. Il en résulta un don de dix livres sterling qui fut utilisé pour couvrir les frais d'entretien d'un enfant dont les missionnaires voulaient se charger ; c'était le premier pas vers la création d'un internat.
Mais le plan de Dieu ne s'arrêtait pas là. Si Hudson Taylor avait pu prévoir combien de centaines et de milliers de livres sterling lui parviendraient de la même manière et tout ce qu'il devait recevoir de M. Berger en fait de conseils, de sympathie et d'amour fraternel, quelle n'eût pas été sa surprise ! Et pourtant tout cela, et bien davantage encore, devait arriver, Wace à Celui qui réalisait Sa volonté dans la vie de Son serviteur, comme Il la réalise dans nos vies aujourd'hui.