La décision du VIe concile général consacrait la doctrine de celui qui, parmi les grecs, fut avec Sophronius de Jérusalem, mais plus longtemps que lui, le champion le plus illustre du dyothélisme, saint Maxime le Confesseur.
Saint Maxime occupe dans l’histoire religieuse du viie siècle une place importante et comme auteur mystique et comme théologien. Auteur mystique, il se rattache au Pseudo-Denys l’Aréopagite dont il commente les ouvrages, et, par lui, à l’école néoplatonicienne dont il partage les idées sur la contemplation de l’absolu, fin suprême de l’homme. Théologien, il s’est particulièrement intéressé à la personne du Christ et a pris nettement position dans la controverse monothélite. Dans ces discussions, il a volontiers emprunté à Aristote son langage technique et ses définitions précises. Par la rigueur de sa forme, il est déjà un scolastique.
Nous n’avons pas besoin de résumer ici toute la christologie de saint Maxime : cette christologie reproduit fidèlement celle de Léonce de Byzance. Arrêtons-nous spécialement à ce qui regarde l’activité et la volonté du Christ.
L’activité, selon Maxime, est essentielle à l’être existant : on ne conçoit pas un être qui soit, et qui ne soit pas actif : ce serait le néant. Cette activité correspond à la nature de l’être ; et c’est même par leurs actes ou opérations que les êtres se distinguent entre eux et que nous en discernons la nature. L’opération ou ἐνέργεια est donc, avant tout, chose de la nature, qui lui appartient et lui est intrinsèque, qui en vient et dont elle est le principe immédiat. La personne peut donner à l’opération, à l’acte, sa valeur morale, mais elle n’en est pas la source physiquea. Dès lors il est clair que, si nous comptons en Jésus-Christ deux natures, nous devons compter aussi deux activités et deux opérations. Dire que ces opérations sont subordonnées, de telle sorte que l’activité humaine n’est qu’un instrument entre les mains du Verbe, ne résout pas la question ; car on tombe dans l’apollinarisme, si l’on fait de l’humanité un instrument naturel au Verbe ; et l’on est rejeté dans le nestorianisme si on en fait un instrument qui lui est extrinsèque. Et quant à l’argument tiré des témoignages de saint Cyrille et de Denys l’Aréopagite, il est aisé d’y répondre. Quand le premier a parlé dans le Christ d’une μία τε καὶ συγγενὴς, venant à la fois du Verbe et de la chair, il visait le cas particulier des miracles opérés par Jésus-Christ par la puissance du Verbe, mais avec le concours de son humanité, lorsque, par exemple, sa main touchait le malade. Dans ce cas, il n’y avait moralement qu’une seule action totale, produisant un effet unique, encore qu’une part en revînt à chacune des nature. Et si Denys a parlé d’une καινή τις ϑεανδρικὴ ἐνέργεια, c’est pour marquer l’intime harmonie avec laquelle les deux natures agissaient ensemble en vertu de leur circumincession (περιχώρησις), ou même pour désigner, comme Cyrille, ces sortes d’opérations complexes dans lesquelles le Verbe et l’homme exerçaient à la fois leur activité.
a – Maxime appuie cette affirmation, comme il le fera pour la volonté, d’un argument trinitaire. Si l’on rapporte à la personne l’opération et la volonté, il faut admettre dans la Trinité trois opérations et trois volontés, ce qui est absolument contraire à l’enseignement des Pères.
Venant à la question des volontés, Maxime procède, dans sa démonstration, d’une façon analogue. Tout être possède un ϑέλημα φυσικόν, un appétit au moins inconscient pour le bien qui lui convient. Cet appétit est nécessaire et inéluctable. Mais, dans l’homme, en qui l’intelligence intervient, l’objet particulier sur quoi se portera cet appétit, ce désir, cette volonté, se trouvera déterminé par des considérations rationnelles. Le choix (προαίρεσις) sera dirigé par des réflexions préalables (βουλή, βούλευσις). La détermination ainsi prise, ou l’acte de volonté formé à la suite de ces considérations s’appelle ϑέλημα γνωμικόν. Le ϑέλημα γνωμικόν suppose donc dans le voulant un examen, une sorte d’hésitation préalable, hésitation qui a pour cause l’absence dans le sujet d’une vue immédiate et complète du caractère de l’objet vers lequel il se porte. Le ϑέλημα γνωμικόν ne se distingue donc pas du ϑέλημα φυσικόν comme le particulier du général, ni surtout comme le libre du nécessaire ; car le ϑέλημα φυσικόν peut être libre lui aussi et même d’une liberté plus haute, car elle exclut la possibilité de se tromper et de pécher. Dieu veut librement de cette façonb. Le ϑέλημα γνωμικόν est le vouloir purement humain, toujours faillible et imparfait par quelque endroit.
b – On remarquera que Maxime entre dans l’idée platonicienne qui fait de l’ignorance la source du péché.
Ceci posé, Maxime remarque que la volonté libre faisant partie de la nature humaine, le Verbe, s’il a pris réellement cette nature, a pris nécessairement aussi cette volonté. Mais il l’a prise sans ses défauts, c’est-à-dire sans la possibilité de faillir et de pécher, puisque cette possibilité vient en nous de l’ignorance et de la concupiscence, deux choses auxquelles le Christ n’est pas sujet. On trouve donc en lui le ϑέλημα φυσικόν, c’est-à-dire la volonté et l’acte de vouloir tels qu’ils conviennent à notre nature, mais non pas le ϑέλημα γνωμικόν, dont les causes sont des défauts de cette nature. Jésus-Christ n’avait besoin, pour se décider, ni de peser les raisons pour et contre, ni de faire appel à des motifs extérieurs : le bien lui apparaissait de prime abord, et sa volonté s’y portait sans obstacle.
C’est l’union hypostatique évidemment qui était, en Jésus, le principe de cette rectitude absolue de la volonté humaine. On ne peut imaginer dans l’Homme-Dieu une déviation morale qui serait attribuable au Verbe. Et c’est pourquoi, contrairement à l’affirmation des monothélites, on doit admettre en Jésus-Christ deux volontés, l’une divine, l’autre humaine, sans craindre qu’elles s’opposent et se combattent. Il n’y a qu’un voulant, le Verbe incarné, qui ne peut faire deux actes opposés de volonté ; et il est impossible que la volonté humaine, divinisée comme toute l’humanité de Jésus, ne se conforme pas à sa volonté divine. Elle s’y conforme donc, mais librement, et par un vouloir humain et spontané.
Telle est, dans ses grands traits, la théorie développée par saint Maxime, et qu’il appuyait de textes scripturaires et surtout de l’autorité des anciens écrivains ecclésiastiques. Il a, comme le pape Martin et son concile de 649, composé en faveur du dyothélisme un dossier patristique ; mais il faut avouer que son érudition n’est ni aussi étendue ni aussi sévère dans ses choix que la leur. Le côté philosophique de la question l’attirait davantage, et c’est par ce côté aussi que son œuvre nous intéresse, il a bien vu tout ce que le monothélisme offrait de séduisant, et toutes les facilités qu’il donnait pour expliquer l’unité de la vie du Christ. Aussi ne l’a-t-il pas repoussé brutalement. Il s’est appliqué plutôt à substituer à l’explication simpliste, et en quelque sorte mécanique de cette unité proposée par l’hérésie, une explication basée sur l’harmonie morale résultant nécessairement dans l’Homme-Dieu de l’unité de sa personne et de la sanctification de son humanité.