Demain…l’au-delà

Dans les pages qui vont suivre, on trouvera de nombreuses citations poétiques. Nous n’en avons pas toujours donné les références, la constitution de notre « dossier » s’étant faite parfois de manière spontanée voire anarchique. Nous avons à cœur de signaler pourtant l’immense travail accompli par Pierre Seghers dans sa collection POÊTES D’AUJOURD’HUI. Nous y avons trouvé les textes de Lanza del Vasto, de Georges Brassens, de Jacques Brel, de Barbara, de Félix Leclerc, de C.-F. Ramuz, de Jules Supervielle et de Marie Noël. Chacun de ces auteurs s’est vu consacrer un opuscule de l’impressionnante collection Seghers.

Le Symposium de Bethsaïda…

« Symposium du grec: symposion, banquet : Ensemble de travaux se rapportant à une même question et dus à des auteurs différents (par analogie avec le dialogue de Platon intitulé le Banquet, où divers orateurs parlent tour à tour de l’amour). »
(Petit Larousse 1960.)

— D’accord pour un symposium, mais pourquoi à Bethsaïda ?

— Parce que nous y avons rencontré l’homme qui nous a tirés d’affaire.

Jouons cartes sur table : la préparation de notre livre nous a conduits à lire beaucoup d’ouvrages sur notre sujet. Parmi les textes parcourus, beaucoup avaient une valeur documentaire et nombre d’autres nous ont semblé revêtir un intérêt littéraire tel qu’il ne pouvait être question de les faire figurer tous en exergue ou en citations. Nous vint donc le désir de présenter quelques-uns d’entre eux en une sorte d’anthologie. Mais comment faire ?

Notre manque de science faillit bien, plus d’une fois, nous faire renoncer. Le conseil de Boileau (« cent fois sur le métier remettez votre ouvrage ») comporte une difficulté supplémentaire quand il s’agit de l’ouvrage des autres. Nous avons sympathisé avec Robert Sabatier, l’auteur merveilleux des allumettes suédoises. Dans la préface de son dictionnaire de la mort 1, il explique :

1 Ed. Albin Michel.

« J’ai commencé ce livre comme on commence une collection« : en unissant, pour me constituer une « Sagesse » personnelle, un feuillet à un autre feuillet, jusqu’à me débattre, presque à mon insu, parmi quelques centaines d’entre eux, sans avoir la formation et la patiente méthode d’un chartiste. »

En fait de méthode, il a choisi l’ordre alphabétique du Dictionnaire. Dans le genre c’est une réussite et nous y avons puisé nombre de renseignements précieux et de riches citations. Mais, moins chartistes que Sabatier, nous avions à tenir compte d’une particularité supplémentaire:  notre alphabet de chrétiens se trouve insister sur deux lettres : l’alpha et l’oméga. Car le Christ revendique les droits d’une seigneurie sans partage. C’est donc en référence à elle que nous avions à classer ces documents.

— A défaut de siéger dans un jury littéraire, allions-nous constituer un tribunal d’inquisition, trier théologiquement entre l’ivraie et le bon grain ? Loin de nous une telle prétention.

A point nommé l’aveugle de Bethsaïda vint nous tirer d’affaire.

Il présidera, lui, le symposium des poètes, d’écrivains et de chansonniers que nous avons pris la liberté de convoquer. Rencontre largement ouverte à des styles, à des genres, à des époques différentes, elle ne comporte aucune exclusive ; la liste de ceux et de celles que nous y avons conviés n’a rien d’exhaustif et chacun est libre de l’enrichir des auteurs et des textes de son choix. A cette seule condition près : que soit admis l’étrange président que nous avons vu s’imposer à notre choix.

Pourquoi lui ?

L’Evangile accorde une place particulière aux guérisons et celles dont bénéficient les aveugles occupent un rang privilégié. Que la cécité soit vaincue, constitue en effet, pour la foi évangélique, un des signes les plus éloquents de la messianité de Jésus de Nazareth.

Quand, du fond de sa prison, le Baptiste envoie demander au Seigneur : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? », en tête des « preuves » de l’accomplissement de la prophétie figure (Luc 7) l’affirmation « les aveugles voient ».

Ceci posé, demeure la question de notre sous-titre : Qu’un aveugle guéri puisse, en pleine connaissance de cause, présider un symposium sur les ténèbres de la mort et de la clarté de la vie, d’accord ; que l’intervention miraculeuse du Christ dans sa vie l’habilite — hors de toutes compétences littéraires — à ordonner les interventions des auteurs en fonction de la Seigneurie du Messie sur le visible et l’invisible, admettons ! Mais pourquoi, de préférence à tant d’autres miraculés « arrachés aux ténèbres pour accéder à son admirable lumière », avoir élu l’anonyme de Bethsaïda ?

En raison d’une particularité unique dont le récit du chapitre 8 de l’évangile de Marc fait état : à la différence des autres miraculés rendus à la clarté du jour, l’aveugle de Bethsaïda, lui, nous est montré sur trois plans « cliniques » successifs, avec, notamment, le dialogue relatif au stade intermédiaire.

Disons d’emblée que cette phase de vision claire-obscure — elle constituera la partie charnière de ce chapitre — revêt pour nous une importance considérable car elle permet, dans notre répartition de textes, de respecter la nuance des nombreux témoins « demi-teintes » de la pénombre spirituelle. A toute velléité sectaire que nous suggérerait une répartition des témoignages en deux catégories seulement, l’aveugle de Bethsaida opposera son véto « présidentiel » :

— Permettez ! J’ai le souvenir du scénario complet de ma guérison : il ne faut pas en distraire un seul épisode ou en négliger la transition « capitale », Mais rien ne vaut l’examen du texte lui-même. Le voici donc :

Ils arrivèrent à Bethsaïda : là, on amena à Jésus un aveugle et on le pria de le toucher. Jésus prit l’aveugle par la main et le conduisit hors du village. Puis il mit de la salive sur les yeux de cet homme, posa les mains sur lui et lui demanda : « Peux-tu voir quelque chose ? » L’aveugle leva les yeux et dit : « Je vois des hommes, je les vois comme des arbres, mais ils marchent ». Jésus posa de nouveau les mains sur les yeux de l’homme ; celui-ci regarda droit devant lui : il était guéri, il voyait tout clairement. Alors Jésus le renvoya chez lui en lui disant : « Ne va pas dans le village ». 2

2 Marc 8.22-26.

Une ultime précaution : ce sont des textes et non des auteurs que nous allons grouper. On voudra bien, dès lors, ne pas tirer des conclusions abusives de la place occupée par les uns ou les autres. Ne pas déduire, par exemple, que tel d’entre eux est, à nos yeux, chrétien ou non chrétien, par le seul fait qu’il est cité dans la troisième section ou dans la première. Nous ne sommes pas les portiers ou les placeurs de ce symposium. Nous n’avons ni à canoniser ni à damner.

Nous avons à écouter ce que chacun dit. Puisse le dialogue rejoindre ce que dit l’Ecri- ture :

— Sentinelle, que dis-tu de la nuit ?

Et la sentinelle répond :

— Le matin vient 3.

3 Esaïe 21.11-12.

En guise d’invitation…

L’aveugle de Bethsaïda assumant la présidence, nous sommes, nous, les initiateurs de la rencontre, De ce fait, peut-être faut-il que la lettre d’invitation soit une sorte de préambule où se trouveraient légitimées nos intentions, clarifiées nos motivations et, peut-être aussi, dissipés les malentendus et levées les hypothèques d’un contentieux parfois lourd de suspicions mutuelles.

Poètes ! Prophètes !

On nous croit, souvent, très éloignés les uns des autres. Il arrive parfois qu’entre vos rimes et nos raisons l’harmonie se détériore. En fait, nous sommes très proches et nos querelles — quand elles éclatent — sont d’autant plus vives qu’elles sont des disputes de famille. Familiers, vous et nous, de la Création, de l’Invisible.

Poètes… votre nom même provient du verbe grec : poiein : faire, créer.

Il est vrai qu’à votre manière, vous aussi avez reçu le pouvoir d’être messagers d’une parole créatrice. L’un de vos princes 4 : l’a délicatement évoqué :

4 « Jules Supervielle, sur l’initiative des Nouvelles littéraires fut sacré Prince des poètes le 30 avril 1966… » lisons-nous aux pages biographiques que rédige Claude Roy dans la collection « poètes d’aujourd’hui ». Il précise aussi que le 17 mai de la même année, le prince meurt des suites d’une bronchite.

« Moi que nul regard ne contrôle
Je te veux visible de loin
Moi qui suis silence sans fin
Je te donnerai la parole… »

Dieu communiquerait le verbe à sa créature. Et le poète prêterait ainsi son expression créatrice au Seigneur !

« Ainsi parle l’Eternel… »

Ce sont les prophètes qui claironnent cet indicatif. Or, les prophètes — c’est encore Jules Supervielle qui le note — sont très proches des poètes :

« Soyez bons pour le poète
Le plus doux des animaux
Nous prêtant son cœur, sa tête
Incorporant tous nos maux
Il se fait notre jumeau
Au désert de l’épithète
Il précède le prophète…»

« Soyez bons pour ce poète » ? L’apôtre Paul semble faire droit à cette requête. Tandis qu’il prêchait aux Athéniens, il cite à l’appui de son propos, un vers du poète Aratus de Tarse :

« De sa race nous sommes… »

Cette coïncidence entre la prédication du Dieu créateur et le lyrisme de « quelques-uns de vos poètes », l’Ancien Testament l’avait mis en pleine lumière. Qu’on pense, par exemple, au Roi David, chantre de Dieu.

Lanza del Vasto l’imagine tout jeune encore, apostrophé par le roi Saül :

« Sache, petit
Que j’aime mieux tes chansons que tes prêches.
Je te défends de parler pour ton Dieu,
Je te défends d’argumenter pour Lui,
Je te défends de parler en son nom!
Tu m’entends ? »

David :

« Je t’entends, mais si ma voix se tait
Ces pierres vont crier et parler à ma place !
Si je me tais, les anges du Seigneur
Béniront le Seigneur.
Si je me tais, les œuvres du Seigneur
Hurleront sa louange.
Toutes les eaux qui grondent dans le gouffre,
Toutes les eaux de par-dessus le ciel
Entonneront un psaume.
Les vertus du Seigneur chanteront le Seigneur.
Si je me tais, chaleur et feu
Exalteront son Nom,
Gel et froidure avec un cri perçant
Clameront ses hauteurs. î
Si je me tais, les monts et les abimes
Diront comme il est grand.
La terre noire et les douces collines
Dérouleront sa grâce.
Oiseaux d’azur, monstres des hautes
Fauves, serpents, escarbilles d’insectes,
Saints, prophètes et justes
Parleront du Seigneur,
Vents et marées, guerres, pestes, tempêtes,
Peuples humains remués dans les siècles,
Ténèbres et lumière, espace et souffle
Parleront du Seigneur.
Parleront du Seigneur !
Puisque par sa Parole il les a faits :
Les a tirés du Rien en criant : Sois !
Ouvrez pour moi les portes de justice
Et j’entrerai, je ne me tairai plus!
Puisqu’entre tous il m’a donné la voix,
La voix et la parole,
Je rendrai grâce et gloire avec la voix,
La parole et la voix qu’il m’a données.
Ouvrez la porte ! »

« Saints, prophètes et justes… » détenteurs, comme lui, du double et redoutable privilège d’être des voyants et des porte-parole. Poètes, comme eux, vous savez que la réalité ne se limite pas aux formes visibles et aux aspects sensibles : et qu’au-delà de ce qu’il paraît, elle prend une autre couleur, une transparence dont il y aurait à saisir et transmettre les subtiles nuances.

Avec nous en ferez-vous l’aveu ? Cette transmission n’est pas facile. Déjà le visible est déformé par celui qui le regarde. Combien plus l’invisible ! Le vrai se mêle au faux ; le fabriqué dénature l’authentique, en poésie comme en prophétie. Les faux prophètes, plaies d’Israël, ont leurs équivalents dans les rangs des poètes. D’autant plus que la pression populaire encourage les trompeurs.

« Peu importe que vous soyez vrais pourvu que nous soyons ravis. »

On change le « v » de place et le tour est joué. Le Christ savait bien en quoi la méthode était à la portée du premier venu. C’est la raison de sa sévérité à l’encontre de ceux qui manipuleraient les « iota et les traits de lettre », dénaturant ainsi le message. Selon la place que l’on assigne au « i », étoiler devient étioler…

Donc les beautés de l’aventure et les risques du métier font de vous nos collègues. Mais notre invitation se réfère à d’autres raisons encore. Selon la définition même du symposium, dans la ligne du « Banquet » de Platon, l’identité du sujet traité créait entre les divers orateurs un lien « thématique ». Or, une chose nous a frappés chez vous : la quasi-permanence de la mort dans vos écrits et dans vos chants. Auriez-vous des goûts morbides ou je ne sais quels funèbres intérêts ?

Non ! c’est la pensée de l’anéantissement qui vous est moins admissible qu’à quiconque, Aux prises avec la mort, vous continuez d’exprimer ce que vous éprouvez. En vers où en prose. Au moyen de vos confidences personnelles ou par le truchement d’un personnage de roman. Vous admettez que le mot FIN vienne conclure les ouvrages qui sont vôtres. Mais la fin absolue vous est par essence contraire. Avec ténacité, vous cherchez à rompre le silence qu’elle voudrait nous imposer, à lui arracher son mystère. C’est en ceci que vos textes nous ont fascinés et que nous avons voulu vous convier à Bethsaïda.

Mais le faisant, nous savions que l’opération comportait un risque : messager d’une parole créatrice, le poète n’est pas prophète nécessairement. Derrière les mêmes mots, la même souffrance, la même intention, les yeux peuvent ne point voir et les oreilles ne point entendre. Parce que derrière les mêmes mots, il peut y avoir une différence d’inspiration.

A la table de Bethsaïda, l’anthologie de vos textes fleurira la nappe hospitalière. Anthologie où vous aurez la surprise de vous découvrir dans des voisinages inattendus : fleurs nouvelles de la chanson aux côtés de classiques immortelles; strophes parfois inédites donnant la réplique à de prestigieuses citations, Encore une fois : ce sont vos couplets et non vos personnes que nous allons grouper. Comme le chante Gilbert Bécaud dans « la mort du Poète », à propos de Jean Cocteau (c’est de son étoile qu’il est question) :

« On enterra son étoile
Dans un grand champ
Dans un grand champ
Dans un grand champ de blé
Et c’est pour ça que l’on trouve
Dans ce grand champ
… des bleuets. »

Des bleuets ?

Peut-être en compterons-nous quelques-uns, tout à l’heure, avec les teintes pastel des sentiments apaisés. Pour l’heure le rouge sombre domine.

Avant d’être miraculeusement guéri, notre hôte s’appelait l’aveugle de Bethsaïda. On ne savait rien d’autre de lui. Ni son âge, ni son caractère… Son unique qualification était son infirmité. Avec lui, l’univers entier était plongé dans la nuit. Rien d’étonnant dès lors à ce que les premiers qu’il invite à s’exprimer soient les témoins de l’ombre.

Document

Enterrement de première classe

Auxerre, décembre 1936

Le Mort recevait pour la dernière fois en grande cérémonie. Les invités allaient le saluer, l’un après l’autre, à l’entrée de sa maison et revenaient attendre dans le jardin brumeux qu’il sortit devant eux pour aller à la messe.

C’étaient pour la plupart des gens considérables, comme l’avait été le Mort, et ils formaient, dans les allées, des groupes distingués que les autres gens du commun regardaient à distance : manteaux et pardessus de la meilleure coupe, fourrure de prix, chapeaux « chic », chaussures fines, uniformes haut gradés, galons d’or, rubans, rosettes. On se nommait à voix basse le député, le conseiller général, le colonel, le directeur de la banque, le grand industriel, le grand chirurgien, toute la haute société en grande tenue.

Parfois quelque personnage toussait, éternuait, se mouchait discrètement. Il faisait un froid patient et morne. Les faces étaient blêmes, jaunes, rouges, violacées. Chacun, sous son bel habit, avait apporté et dissimulait bravement son infirmité ou sa maladie. Sous le pardessus décoré, il y avait une cystite, sous le manteau d’astrakan, un eczéma secret. Les toquets de velours, les feutres de prix coiffaient une anémie cérébrale, ou une surdité, ou une sclérose. Là voisinaient, sans se le dire, les rhumatismes, la gravelle, une hernie, deux ou trois asthmes, quelque vilain petit ulcère, un cancer naissant, un poumon gâté, une artère prête à se rompre, toute une assemblée de tout jeunes ou plus avancés commencements de morts, mais aucun ne trahissait sa présence par le moindre signe, et les habits et visages de cérémonie se comportaient sur eux avec une suprême correction, en habits et visages de gens importants qui n’ont jamais entendu ni laissé parler — non jamais, vraiment ! — de déchéances humaines.

Importants, ces gens causaient. Ils parlaient d’autres choses, leurs choses importantes. Il se fit un silence. Le Mort sortait.

Lui aussi avait grand air et tenait soigneusement enfermées sa silencieuse immondice et la dégradation totale de sa chair. Avec son magnifique cercueil neuf et reluisant, ses draperies de velours, ses broderies d’argent, il se présentait avec une extrême dignité au milieu des serviteurs galonnés qui s’empressaient autour de lui et le mettaient en voiture.

Quand ils l’eurent tout couvert de fleurs, entre ses amis décorés, majestueusement, il partit.

Et derrière lui, en grande tenue, d’un pas cérémonieux et grave, toutes. les maladies et décrépitudes suivirent.

Anthologie des Poètes modernes, Ed. Seghers, Marie Noël, Notes intimes.

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