Je ne sais si l’étendue de la discussion, la nature des arguments auxquels je me suis tenua, leur forme toujours à peu près la même depuis des siècles, n’en affaiblissent pas l’effet jusqu’à l’annuler en quelque sorte, dans un temps où la vieille vérité semble ne pouvoir se faire entendre qu’à la condition de se montrer nouvelle à certains égards. Peut-être l’impression serait-elle plus vive et plus nette si, restreignant le champ de la preuve, on la concentrait sur un des mille faits qu’elle embrasse, tel, par exemple, que le témoignage de saint Paul. Il est possible que dans l’ordre intellectuel, comme dans l’ordre matériel, le meilleur moyen de bien voir soit de ne fixer qu’un seul point. Reprenons donc, sans craindre les longueurs et les redites en un pareil sujet, le témoignage du grand Apôtre, le plus immédiat qu’on puisse désirer et qui, décisif par lui-même, contrôle d’ailleurs et confirme tous les autres (puisqu’il implique le fond général des Evangiles et des Actes). Adressons-nous à ces écrits dont l’authenticité et la véracité sont au-dessus de tout soupçon et qui, nous introduisant au cœur de la propagande chrétienne, au centre de l’œuvre apostolique, nous initient par cela même aux secrets de sa puissance. Seulement, souvenons-nous que la question que nous voulons leur faire résoudre n’y étant pas directement traitée, nous ne devons pas nous attendre à des déterminations explicites que rien ne provoquait. Nous ne pouvons guère espérer que des attestations occasionnelles, dans lesquelles le double fait, objet de notre recherche (révélation, inspiration), se découvre ou se laisse voir derrière d’autres faits qui le supposent ou le contiennent : attestations d’autant plus propres à frapper et à convaincre, si elles sont nombreuses et, positives, qu’elles révèlent la croyance vivante de l’Église dans la pensée de l’Apôtre.
a – Voir la brochure du professeur Jalaguier : Une vue de la question scripturaire. Toulouse, 1863, p. 96-118.
De plus, et pour le motif susmentionné, au lieu d’entrer dans l’exposition détaillée des textes, attachons-nous aux données générales, aux grands traits de l’enseignement de saint Paul.
Que le Christianisme, dans l’ensemble de ses éléments dogmatiques et moraux, le Christianisme tel qu’il le prêchait et que le prêchaient avec lui les autres évangélistes, fut pour saint Paul une révélation au sens propre, une intervention divine, immédiate et surnaturelle, c’est tellement évident qu’on perdrait sa peine à l’établir. On sent respirer cette croyance dans les profondeurs de son âme et de sa vie, et sa parole la reflète de toutes parts. Lisez seulement les premières lignes du recueil de ses lettres (Romains 1.1-4). Cette apparition du Fils de Dieu avec tout le merveilleux de sa personne et de son œuvre, cet Evangile annoncé par les Prophètes et où les hommes ni les anges ne sauraient rien changer, qu’est-ce si ce n’est la plus haute des révélations divines, vers laquelle convergent toutes les autres ? Encore une fois cela ne peut être contesté et ne l’est guère, si je ne me trompe, même dans les directions critiques qui s’attaquent à tout.
Si nous nous demandons sur quoi se fonde cette conviction de saint Paul, la réponse ne saurait non plus être douteuse. Nous trouvons qu’à côté de raisons internes, soit logiques, soit morales, qu’on peut appeler naturelles, et qu’il presse avec force vis-à-vis des croyants et des non croyants, c’est essentiellement sur des raisons externes et surnaturelles que repose sa foi et qu’il appuie celle des disciples ; c’est sur ce qu’il nomme la démonstration d’esprit et de puissance (1 Corinthiens 2.4), c’est-à-dire la prophétie et le miracle.
Saint Paul fait un constant appel aux oracles divins (Romains 3.2), comme le faisaient tous les autres prédicateurs de l’Evangile (Actes 2.16-30 ; 10.43 ; 18.28), comme l’avait fait auparavant le Seigneur (Jean 5.39 ; Luc 24.27, 44), comme le firent plus tard les Apologistes. Sa méthode générale, comme celle de saint Pierre et d’Apollos, est de prouver par les Ecritures que Jésus est le Christ, et de légitimer par le même moyen chacune de ses doctrines. Le Nouveau Testament est pour lui la divine πληρωσις de l’Ancien (Romains 10.4 ; Galates 3.24 ; Hébreux 1.1-2).
Son appel aux miracles, sans être aussi fréquent et aussi direct, — l’évidence des faits le rendant en quelque manière inutile, — n’est pas moins formel (Romains 15.18-19 ; 1 Corinthiens 2.4 ; 2 Corinthiens 12.12 ; Galates 3.5). Il suffit d’observer qu’il fait reposer sur la résurrection de Jésus-Christ, c’est-à-dire sur le miracle qui emporte tous les autres, la vérité et la divinité du Christianisme (Romains 1.4 ; 1 Corinthiens 15.14 ; Actes 17.31). Les attestations prophétiques et miraculeuses sont à la base de son apologétique, parce qu’elles sont à la base de sa foi.
Qu’il appuie, en bien des endroits, son enseignement sur la conscience religieuse, sur les principes rationnels et moraux ; qu’il discute, argumente, démontre, c’est incontestable ; mais il ne l’est pas moins qu’il regarde et fait regarder par-dessus tout aux deux grands signes du Ciel constamment rappelés ou supposés. Et, certes, le premier fait n’annule pas le second. Ce dualisme de méthode est dans la nature des choses ; il existe chez les Prophètes et chez le Seigneur, qui raisonnent aussi en même temps qu’ils révèlent et ordonnent. C’est ainsi que la prédication, quelque fondée qu’elle soit sur la divine autorité de l’Ecriture, s’adresse incessamment au jugement et au sentiment individuel. Où semer la vérité sainte que sur le sol où elle doit, germer ?
Sur la première partie de notre question (révélation chrétienne), le témoignage de l’Apôtre des Gentils est donc bien positif. Sa pensée, soit quant à la nature, soit quant à la preuve du Christianisme, est celle de l’Eglise ; sa foi est notre foi. Le Christianisme venu du Ciel a pour lui le sceau du Ciel.
Sur ce premier point, le doute n’est pas possible. L’est-il sur le second ? Si le fait d’inspiration n’est pas aussi saillant dans les écrits de saint Paul que le fait de révélation, il y porte tout au fond, et il s’y laisse voir par bien des côtés, surtout lorsque les adversaires de l’Apôtre le forcent à relever ses titres et ses droits pour maintenir son enseignement. Quelques indications générales suffiront, j’espère, à l’établir.
a) Notons d’abord le caractère que saint Paul attribue à son apostolat, et les titres sur lesquels il le fonde. Il déclare le tenir directement de Dieu : « Paul, apôtre, non de la part des hommes ni par aucun homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père qui l’a ressuscité des morts » (Galates 1.1 ; Romains 1.1 ; 1 Corinthiens 1.1 ; Cf. Actes 9.15 ; 22.17). Et cette mission d’En haut, les vertus d’En haut la signalent et la sanctionnent : miracles (Romains 15.19 ; 2 Corinthiens 12.12), révélations (2 Corinthiens 12.1-7 ; Galates 2.2). Or, le surnaturel de la vocation et des œuvres garantit celui de l’enseignement ; il y manifeste cet élément supérieur ou théopneustique que veut y faire reconnaître l’Apôtre ; car c’est évidemment dans l’intérêt de sa doctrine qu’il relève ainsi les origines et les attributions de son ministère. Il tient pour accordé que si son ministère est de Dieu, son enseignement l’est aussi, ce qui en faisait l’autorité en faisant par cela même la vérité (1 Corinthiens 2.4).
b) Il affirme dans les termes les plus exprès avoir reçu par une révélation immédiate l’Evangile qu’il prêche. « L’Evangile que j’ai annoncé ne vient point de l’homme, car je ne l’ai reçu ni appris d’aucun homme, mais par la révélation de Jésus-Christ » (Galates 1.11-12 ; 1 Corinthiens 15.1-4). L’impression que produisent ces textes et ceux de même genre, celle qu’ils ont produite jusqu’ici sur la généralité des lecteurs, croyants ou non croyants, c’est que saint Paul veut faire voir et respecter à la base de ses enseignements une intervention divine d’un ordre surnaturel qui lui a donné la pure et pleine vérité chrétienne ; c’est, par conséquent, qu’il y place une théopneustie réelle. Il est de mode, aujourd’hui de l’entendre autrement et d’expliquer saint Paul au lieu de l’écouter. On déduit son Evangile ou, suivant une expression déjà consacrée, sa théologie personnelle, de son pharisaïsme antérieur, par la loi des contrastes et la révolution que l’adoption du Christianisme dut opérer dans un esprit tel que le sien. On a dit là-dessus des choses fort ingénieuses, mais aussi fort gratuites, qui exposent à mettre de pures idéalités, et, pour trancher le mot, de savantes chimères à la place des réalités. Il s’agit de faits (car les dogmes évangéliques sont en dernière analyse des faits), et les faits ne se devinent ni ne se construisent, ils se constatent. Or, la genèse psychologique qu’on imagine a contre elle la donnée historique ; elle se heurte aux attestations constantes de l’Apôtre, comme au fond vital de son ministère. Saint Paul n’a pas puisé son Evangile en lui-même, il ne se l’est pas fait ; il l’a reçu et reçu d’En haut. Voilà ce qu’il affirme formellement et itérativement, ce qu’il pose ou suppose partout. L’assertion est si nette et si ferme, qu’il faut bien s’y ranger finalement, mais on ne se rend point pour cela. Sans doute, dit-on, il y eut révélation ; mais elle n’eut rien de magique, rien de semblable à l’illumination passive que célèbre l’opinion traditionnelle. Ce fut simplement le mystérieux produit de cette énergie divine qui restaure les âmes, et par laquelle Christ devient leur lumière en devenant leur vie. Tel est le principe explicatif, tel est le thème infiniment diversifié de la nouvelle direction théologique. C’est-à-dire que la révélation à laquelle saint Paul en appelle si hautement comme source et garantie suprême de sa parole, comme titre divin de son apostolat, se réduirait, en définitive, à cette sorte de lumière pratique, toujours si incomplète, si mélangée, si défectueuse, que chacun retire des expériences intérieures sous l’action commune de la grâce, et qu’elle n’aurait été chez lui que ce qu’elle est chez les croyants en général, que ce qu’elle peut être chez vous ou chez moi. Est-il possible que saint Paul ait voulu dire cela, et rien, que cela, dans les solennelles déclarations sur lesquelles il fonde sa mission et son autorité apostolique ? Les entendre ainsi, n’est-ce pas y mettre visiblement une autre pensée que la sienne ? Cette interprétation, qui n’est au fond que celle de l’ancien rationalisme (révélation médiate), retrempée dans la phraséologie du jour, est-elle plus admissible sous ses formes mystiques qu’elle ne l’était sous ses formes empiriques ? Si le terme de révélation a un sens large et indéfini, par lequel il pourrait s’y prêter, il a aussi un sens spécial, positif, hautement supranaturaliste, qui en est le sens propre dans les Livres saints, et qui est manifestement celui de nos textes. Il s’y montre à la simple lecture, il s’y découvre toujours plus à l’examen, il s’y détermine de lui-même en plusieurs endroits, tels qu’Éphésiens 3.3-5 ; Galates 2.2 ; 2 Corinthiens 12.1-7. Comment réduire à une œuvre interne de la conscience religieuse et morale ces assertions de l’Apôtre, si on les prend telles qu’il les donne ; et si on les quintessencie pour n’y laisser que ce qu’on veut y trouver, ce n’est plus interpréter, c’est changer. Ces déclarations et bien d’autres dépassent de tout point l’explication et la brisent par cela même. Il y éclate l’acception supérieure faite au terme de révélation dans l’Ancien Testament et universellement admise par les chrétiens comme par les Juifs. Lisez en particulier le premier chapitre des Galates. Plus vous le sonderez, plus la réflexion confirmera l’impression immédiate qu’il produit. Si par la révélation dont il parle, l’Apôtre n’eût entendu que sa libre conception du fait chrétien, de quel droit l’aurait-il imposée comme il l’impose ? à quel titre aurait-il pu l’opposer, ainsi qu’il le fait, à celle des Galates en qualité de norme divine ; comment aurait-il prononcé un tel anathème contre, quiconque y changerait quelque chose sur la terre ou dans le Ciel ? En vérité, on s’étonne de ces explications, malgré la confiance avec laquelle elles s’étendent, et le crédit dont elles jouissent, et, les noms qui les patronnent. Elles sont en contradiction flagrante avec l’esprit comme avec la lettre des enseignements de saint Paul, avec sa foi et sa vie comme avec sa parole. Pour le faire ce qu’elles le veulent, elles le font autre qu’il ne se dit. Il affirme que son Evangile n’est point de l’homme, mais de Dieu ; c’est là-dessus qu’il en fonde l’autorité ; et par le mode de formation qu’on lui attribue, on le fait de l’homme, justement dans le sens que saint Paul dénie et repousse avec tant d’insistance. Car les judaïsants l’accusaient d’avoir pris en lui-même les doctrines qu’il imposait au nom du Seigneur, et de donner ses propres conceptions ou, selon l’expression du jour, son Evangile personnel pour l’Evangile du Christ. L’interprétation moderne n’est, en fait, que l’ancienne accusation sous des formes respectueuses. Dès lors nous savons ce qu’en aurait dit saint Paul, et par conséquent ce qu’elle vaut. C’est une de ces opinions comme il s’en produit à toutes les époques, qui s’accréditent avec facilité parce que l’esprit du temps les fomente et les prône, mais qui n’ont qu’un règne momentané, parce qu’elles n’ont qu’un fondement factice.
c) Saint Paul, — et c’est la même considération sous une autre forme, mais qui se contrôle en quelque manière sous cette nouvelle expression, — saint Paul donne sa parole comme la Parole de Dieu, dans la haute acception qu’avait faite à ce terme l’Ancien Testament et qu’a retenue le Nouveau. Tout son ministère porte là-dessus. C’est de la part de Dieu et en son nom qu’il enseigne, qu’il ordonne, qu’il défend, qu’il réclame foi et soumission. Il distingue en certains cas ce qu’il prescrit par conseil de ce qu’il prescrit par commandement (1 Corinthiens ch. 7) ; ce qui revient à distinguer, suivant un des vieux axiomes de la science et de la conscience chrétienne, l’action générale du Saint-Esprit chez le croyant de son action spéciale chez le révélateur. Et à cette induction qui ressort de partout chez saint Paul, parce que c’est par ce caractère et à ce titre que tout s’impose, il se joint des attestations expresses. « Nous ne cessons de rendre grâces de ce que, recevant, la Parole, de Dieu que nous prêchons, vous l’avez reçue, non comme la parole des hommes, mais ainsi quelle l’est véritablement, comme la Parole de Dieu » (1 Thessaloniciens 2.13). « Celui qui rejette ceci ne rejette pas un homme, mais Dieu qui a mis son-Saint-Esprit en nous » (1 Thessaloniciens 3.8). « Nous vous déclarons ceci par la Parole du Seigneur » (v. 15). Tout indique que saint Paul ne considérait pas l’intervention divine qui lui avait dévoilé le mystère de Christ comme s’étant retirée de lui. Il se croit et se montre toujours sous celle direction mystérieuse si manifeste à l’entrée de sa carrière, ou elle lui révéla ce qu’il annonce, où elle le fit ce qu’il est.
Dire que « lorsqu’il donne sa prédication comme une Parole de Dieu et ses préceptes comme des commandements du Seigneur, il n’y a là que la plénitude d’assurance d’un homme qui se sont un avec Dieu d’esprit et de volonté », c’est enlever à ses assertions leur sens réel et à ses enseignements leur base fondamentale, savoir celle autorité divine dont il veut les revêtir ; c’est évider le texte par le commentaire. Quand le croyant, simple fidèle ou docteur, appelle sa parole la Parole de Dieu, c’est en tant que conforme aux Saintes Ecritures ; il ne s’attribue ce droit et on ne le lui reconnaît qu’à celle condition. Mais bien certainement ce n’est point ainsi que l’entend saint Paul. Ce qu’il proche, il l’a reçu d’En haut, et c’est la source d’où il émane qui en fait la certitude immédiate et la force obligatoire (Galates 1.12 ; 1 Thessaloniciens 2.13 ; 1 Corinthiens 15.1-4).
Les mots se déterminent en chaque cas par le contexte, par le fond des choses, par l’esprit ou le dessein de l’écrivain. Et si l’on suit cette simple règle d’herméneutique à l’égard de saint Paul, est-il possible d’hésiter sur ce qu’il entend par les termes de révélation, de Parole de Dieu, appliqués à son Evangile, cet Evangile qu’il tient directement de Jésus-Christ, auquel un ange même du Ciel ne peut rien changer, et qu’il faut garder tel qu’il l’annonce, sous peine d’avoir cru en vain ?
d) A ces données directes joignons la puissance spirituelle qu’il s’attribue (voy. 1 Corinthiens 4.19-21 ; 11.34 ; 2Cor.1.23, et les quatre derniers chapitres). Celle puissance n’est pas seulement disciplinaire ; elle est dogmatique et constitutive. Saint Paul l’exerce dans l’intérêt de la vérité (2 Corinthiens 13.8), comme dans l’intérêt de l’ordre. Elle frappe les erreurs d’Hyménés et d’Alexandre (1 Timothée 1.20), aussi bien que les scandales de l’incestueux (1 Corinthiens 5.5). Elle est fondée sur les pouvoirs miraculeux avec lesquels elle ne fait qu’un, ainsi que le démontre la nature des peines qu’elle inflige (1 Corinthiens ch. 5 ; 1 Timothée ch. 1).
Cette autorité qui détermine souverainement la règle de foi et de vie, qui l’impose au nom et de la part de Dieu, qui lie et délie la conscience religieuse, implique visiblement une action supérieure du Saint-Esprit. Elle n’a pu, qu’à ce titre, être réclamée et admise comme elle l’a été. C’est là, tout ensemble, une conséquence et une confirmation de la donnée fondamentale que nous ont fournie les termes de Parole de Dieu, de révélation ; le caractère divin de l’enseignement constituant la divine autorité du ministère et vice versa : points de vue divers d’un seul et même fait, témoignages collatéraux qui se vérifient mutuellement.
e) Remarquons encore la notion de l’apostolat chez, saint Paul. L’insistance avec laquelle il proclame son titre d’Apôtre, la vivacité de sa polémique contre les partis qui le lui contestent, montrent qu’il y attachait de hautes prérogatives. Le but qu’il se propose en le revendiquant est d’ailleurs nettement marqué. Dès que ce titre lui appartient avec les pouvoirs et les droits qu’il confère, les oppositions que son enseignement rencontrait du côté des judaïsants tombaient ou devaient tomber ; son Evangile était par cela seul hors de contestation ; Christ parlait par lui. L’Epître aux Galates s’appuie tout entière sur le premier verset : « Paul, apôtre, non de la part des hommes, etc. » Ce point établi, tout l’était implicitement ; son ministère étant de Dieu, son enseignement en était aussi. L’apostolat emportait donc de grandes attributions. Et ces attributions, que saint Paul tenait tant à faire reconnaître en lui, ne pouvaient dériver du simple privilège d’avoir vécu avec le Seigneur et entendu de sa bouche la vérité divine, puisque saint Paul n’aurait pu y prétendre par ce côté. Elles ne pouvaient dériver non plus du caractère des enseignements, puisque ce sont ces enseignements eux-mêmes qu’elles devaient autoriser et légitimer. Elles avaient nécessairement une autre source et une autre base. Saint Paul le fait, du reste, assez entendre, soit quand il expose son ministère et son droit apostolique, soit quand il parle de l’ordre des Apôtres, dans ces textes si remarquables et en général si peu remarqués, qui se sont plusieurs fois présentés à nous (1 Corinthiens 12.28-29 ; Éphésiens 2.20 ; 3.5 ; 4.11). Son droit est dans les révélations qui lui ont donné l’Evangile (Galates ch. 1) et dans les manifestations célestes qui sanctionnent sa prédication (Romains 15.19 ; 1 Corinthiens 2.3, 4 ; 2 Corinthiens 12.12). Ce qui, d’après lui, caractérise les Apôtres parmi lesquels il se place, en les plaçant eux-mêmes à côté des Douze, c’est qu’ils sont, avec les Prophètes et par-dessus les Prophètes, fondateurs (Éphésiens 2.20) et révélateurs (Éphésiens 3.4). La théopneustie se pose là bien formellement. D’où la parole des Apôtres et des Prophètes aurait-elle tiré sa force constituante à cette époque où le corps entier des disciples voulait et croyait être enseigné de Dieu ? Il en est des termes de prophétie et d’apostolat comme de ceux de Parole de Dieu et de révélation. A côté d’un sens large plus ou moins indéfini, ils ont un sens spécial et supérieur qui en est le sens propre, et qui ne saurait être méconnu dans les textes indiqués, où il ressort du fond des choses comme de la forme des expressions.
La position de saint Paul dans l’Eglise est aussi un témoignage, et un témoignage qui éclaire et confirme tous les autres. Cherchez ce qui a pu l’élever au rang qu’il occupe, l’investir de la dictature spirituelle qu’il exerce, vous n’en trouverez pas d’autre raison adéquate que celle qu’il donne et que donnent avec lui le livre des Actes et la tradition chrétienne. Ses talents d’écrivain ou d’orateur auraient pu faire de lui un grand évangéliste, ils n’en auraient pas fait un Apôtre au sens de l’Eglise et au sien. Sur ce point comme sur tant d’autres, l’induction logique et l’attestation historique se contrôlent et se confirment l’une l’autre.
Pour peu qu’on soit attentif à ces traits si saillants du ministère et de l’enseignement de saint Paul, en leur laissant dire simplement et pleinement ce qu’ils disent, on reste convaincu qu’il investit bien formellement la parole apostolique du caractère de révélation et d’inspiration que la chrétienté y a toujours vu. C’est manifestement sa foi comme celle de l’Eglise. Outre que les déclarations expresses l’attestent, la forme et le fond de ses écrits, sa vie et son œuvre entière l’attestent plus hautement encore : tout y porte sur cette vertu d’En-haut qui fait de son Evangile l’Evangile de Dieu (Romains 1.1).
Et ce que saint Paul possédait, les autres hommes apostoliques le possédaient assurément ; car il n’invoque ses titres, ses droits, ses pouvoirs, que pour constater en lui les attributions des ministres de la Parole ; ce n’est pas au-dessus d’eux, c’est à leur côté qu’il veut se placer par là.
Quand on nous accuse de généraliser arbitrairement son témoignage, on oublie qu’il le généralise lui-même, ne relevant ses prérogatives et ses œuvres que pour légitimer son titre d’Apôtre, pour attacher ou assurer à son ministère les droits qu’emportait ce titre. Ce qu’il affirme de lui, il l’affirme de tous les chefs de l’évangélisation.
Si l’on se souvient que la théologie chrétienne est essentiellement une science de faits, et qu’on laissé au témoignage de saint Paul sa véritable et pleine portée, on est forcé de reconnaître que ce témoignage fonde la croyance ecclésiastique, en constatant que le Christianisme est une révélation au sens propre et qu’une intervention divine, exceptionnelle et surnaturelle, présida à sa promulgation.
Pour échapper à cette conséquence, il ne reste qu’une ressource devant laquelle la logique du parti pris n’a point reculé, mais que juge immédiatement le sens chrétien, c’est d’insinuer d’abord et d’affirmer ensuite que saint Paul s’est cru apôtre et inspiré par supposition, c’est-à-dire par illusion. — Mais c’est se mettre dans la nécessité de soutenir aussi qu’il s’est figuré de la même manière posséder les dons miraculeux sur lesquels il base son autorité apostolique, et que l’Eglise s’y est trompée avec lui et comme lui. C’est défaire l’histoire pour la refaire au gré de ses idées ; c’est mettre sens dessus dessous le terrain de la discussion, car qu’y demeure-t-il si l’on peut récuser par la prévention ou par la fantaisie ce qu’on ne parvient pas à écarter par la critique ? — Et c’est nous qu’on accuse de faire tout plier à nos préoccupations !
Si l’esprit du temps peut se rendre ou applaudir à ces hypothèses explicatives, la raison impartiale le peut-elle ? Outre qu’elles sont absolument arbitraires, — car rien ne les motive que le désir d’abattre un ordre de faits qui barrent le chemin, — elles vont se heurter à bien des données capitales de l’histoire et de la doctrine de l’Apôtre. Mais par où prendre des suppositions qui ne reposent que sur elles-mêmes ou sur des préventions qu’on laisse agir de loin sans les énoncer ? On a dit : Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose. Ce mot pourrait s’appliquera ces négations critiques qui, s’attaquant à tout, lancent l’imagination dans le champ indéterminé du possible où il est si difficile ensuite à la raison d’arriver à un oui ou à un non absolu. Ce que ces assertions, hasardées dans tous les sens et qualifiées de scientifiques, ont surtout contre elles, c’est une sorte d’évidence intuitive, objet, de sentiment plutôt que de démonstration ; et suivant un adage bien connu, rien n’est plus malaisé à établir ou à justifier dialectiquement que ce genre d’évidence. Essayons pourtant quelques remarques, malgré la répugnance qu’on éprouve à descendre jusque-là.
Cette doctrine que saint Paul aurait tirée de lui-même en croyant la recevoir du Ciel, se prête peu par sa nature à une illusion pareille. Son Evangile est moins un système de dogmes qu’un système de faits. Sa christologie, par exemple, d’où tout sort et ou tout revient, qu’est-elle qu’un ensemble des plus hautes dispensations divines en faveur de notre monde ? — Préexistence de Jésus-Christ et son incarnation, sa mort expiatoire, sa résurrection, son ascension, sa séance à la droite de Dieu, son intercession, son règne médiatorial, sa seconde venue pour la consommation du plan providentiel, sont-ce là des choses où saint Paul ait pu prendre ses imaginations pour des révélations, avec cette inébranlable certitude qui caractérise sa foi et qui régit sa vie ? Conçoit-on qu’il se soit figuré tenir d’une opération immédiate de l’Esprit de Dieu cette christologie, cette sotériologie, cette eschatologie, fond central et vital de son Evangile, qui n’aurait été qu’une formation fantastique de sa pensée propre ? car il déclare, dans les termes les plus formels, ne l’avoir reçu ni appris d’aucun homme (Galates 1.11). Si ce n’est pas une révélation du Ciel, c’est une chimère de son invention qu’il a réalisée on ne sait comment, et à laquelle il a dévoué son âme et sa vie avec la pleine assurance qu’elle était de Dieu et qu’elle se soumettrait le monde entier. Cela est-il croyable avec une sagesse de conduite, avec une raison si haute et si droite, avec un esprit fort peu enclin à ces créations qu’il qualifie de contes de vieille ? (1 Timothée 4.7). Si l’on révoque en doute ses affirmations si nettes et si fermes, si l’on en met en question la vérité, ne faudra-t-il pas en suspecter quelque peu la droiture ? Chez un homme en garde comme lui contre les vaines spéculations (Colossiens 2.8,18), qui sait distinguer entre ce qui est de lui et ce qui n’en est pas (1 Corinthiens 7.6,12,25), de telles inventions imposées au nom du Ciel ne s’expliqueraient pas par les seules visions de l’extase, par les seules rêveries de l’illuminisme ; il s’y mêlerait de l’artifice, il s’y cacherait la fraude pieuse. — Mais qui voudrait aller jusque-là et où en serait-on ? Le saint Paul de l’histoire, le saint Paul réel aurait disparu.
Et cette impression se change en démonstration quand on passe de l’interne à l’externe qui, une fois assuré, assure tout ; car il joint à la preuve de sentiment la preuve de fait. Sur le terrain historique, l’illusion supposée n’est pas supposable. Lisez, par exemple, l’aveuglement d’Elymas (Actes 13.11), ou la guérison de l’impotent de Lystre (Actes 14.8), ou les événements de Philippes (Actes 16.26), ou ceux d’Ephèse (Actes 19.11), ou simplement celui qui abattit le persécuteur aux pieds de la croix (Actes ch. 9, 22, 26). Ajoutez les attestations de saint Paul lui-même (Romains 15.18 ; 1 Corinthiens 2.3-4 ; 2 Corinthiens 12.12). Tout se tient, et ce que nous disions de la doctrine est plus vrai encore de l’histoire ; on ne peut faire illusoire le miraculeux interne et externe qu’atteste saint Paul, qu’en le faisant d’une ou d’autre manière frauduleux. Qu’on le veuille ou non, ces aventureuses hypothèses mènent là. Ce n’est point assez de transformer le grand Apôtre (et tous les premiers chrétiens avec lui) en un halluciné parfait qui, durant de longues années, a cru entendre et voir ce qui n’était pas ; on n’arrive qu’en insérant dans ses déceptions de visionnaire une certaine dose d’imposture, qu’en supposant qu’il a, à quelque degré, plié à ses prétentions les faits historiques, comme les faits dogmatiques à ses inventions. Mais ses écrits et ses actes s’élèvent à l’encontre ; on se trouve entre sa prétendue folie d’illuminé et sa ferme sagesse d’apôtre ; ou, pour mieux dire, on se trouve devant un de ces sentiments supérieurs à tout qui déjouent l’argumentation systématique et en brisent le réseau. Il en est du témoignage de saint Paul relativement à lui-même, comme de celui de Jésus-Christ, auquel ce triste courant est également contraint de s’attaquer. Par ces suppositions gratuites essayées en tous sens et sur tous les points, on n’échappe aux difficultés de droite qu’en s’aheurtant aux impossibilités de gauche : pour rendre plausible ce qu’on imagine, il faut violenter ce qui est ; et encore, n’y réussit-on pas. Les faits dépassent toujours les hypothèses ; ceux qu’on est forcé d’admettre ramènent ceux dont on croit se débarrasser, parce qu’ils ne sont qu’avec eux et par eux. Aussi, se trouve-t-on dans la nécessité de revenir sans cesse en arrière pour faire table rase de tout. Pour arracher le théopneustique du ministère de saint Paul, il faut en arracher le miraculeux ; et si on le nie chez lui, il faut le nier partout dans l’âge apostolique ; et si celui des Actes et des Epîtres tombe, celui des Evangiles, où il a ses racines (Marc 16.20 ; Jean 14.12), devra tomber aussi. Tout croule, jusqu’à la vérité historique du Nouveau Testament, où il ne reste qu’une légende venue on ne sait d’où et admise on ne sait comment ; œuvre posthume et inconsciente des chrétiens, qui auraient existé avant le Christianisme, puisqu’ils l’auraient fabriqué eux-mêmes.
Voilà jusqu’où l’on est contraint d’aller, et, hélas ! jusqu’où l’on va de plus en plus, dans ce dessein d’enlever l’Evangile à l’ordre surnaturel où il se place. Il n’est rien en l’histoire, non plus qu’en métaphysique, qu’on ne puisse, avec de l’esprit, étayer de raisonnements spécieux, surtout quand, on va dans le sens de l’opinion. Le mot de Cicéron s’applique aux théologiens et aux critiques aussi bien qu’aux philosophes. Mais en vérité ces constructions et ces reconstructions, où l’on, travaille le Christianisme primitif comme s’il n’avait nul contenu positif, nul fond certain, finissent par dépasser les bornes du possible, et le crédit qu’elles obtiennent à tour de rôle, la fascination qu’elles exercent, font tomber les bras d’étonnement. Qu’est-ce, en fin de compte, qu’une pensée enivrée d’elle-même qui, par les principes, les critères, les procédés auxquels elle se confie, peut transformer en toute chose les idéalités en réalités et les réalités en idéalités, le blanc en noir et le noir en blanc ? N’a-t-elle pas alternativement soutenu le oui et le non sur les divers livres du Nouveau Testament, et sur les mille questions qu’elle s’est posées à leur égard ? Il serait vain à nous de prétendre la discuter, et ce serait, un hors-d’œuvre à cette place. Mais nous demanderons ce qu’on y fait des puissantes croyances des premiers jours, qu’on suspend dans le vide, puisqu’elles auraient tiré d’elles-mêmes ce qui les porte et les constitue ; nous demanderons en particulier ce qu’on fait de la foi de saint Paul, et de la grande vie de renoncement et de dévouement qu’elle inspira. Nous demanderons de quel droit, à quel titre on juge ainsi l’Apôtre en travertissant tout en lui, en accusant d’hallucination, si ce n’est de fraude, la sainte doctrine qu’il impose au monde, mais qu’il s’impose à lui-même tout le premier et à laquelle il se consacre avec un plein abandon à travers les opprobres et les tourments, parce qu’elle se fondait pour lui sur des faits internes et externes qui changeaient en quelque manière sa foi en vue. Quand je l’entends s’écrier, vers le terme de sa carrière : « Christ est ma vie et la mort m’est un gain », il y a là une certitude où je sens que la mienne peut se reposer.