La doctrine des Anges et des Démons, qui est frappée d’une sorte d’ostracisme jusque dans le camp de la haute orthodoxie, forme un des points de séparation entre les écoles où la révélation biblique est réellement admise et celles qui ne l’admettent que nominalement ou sous bénéfice d’inventaire ; il convient donc de s’y arrêter un momenta.
a – Nous ne donnons qu’un résumé de ce dogme ou, plus exactement, qu’une réduction due à la plume même du Professeur Jalaguier.
Niée ou écartée par le rationalisme et par le haut-supranaturalisme (Schleiermacher, J. Muller), admise par la plupart des religions et des philosophies. — Principales objections. — Cette doctrine remplit la Bible. — Culte des Anges (de Col. II au Concile de Trente) concurremment avec celui des Saints. — Le haut-rationalisme protestant porte en germe ces tendances idolâtriques. — Importance religieuse de cette doctrine.
L’ancien et le nouveau rationalisme, malgré l’opposition de leurs principes et de leurs points de vue, se sont accordés à laisser ou à jeter à l’écart la doctrine des anges. On peut le trouver singulier, car la raison incline à cette doctrine plus qu’elle n’y répugne. La notion d’êtres intermédiaires entre la Divinité et l’humanité est à la base de toutes les religions ; et la plupart des philosophes, soit anciens (Pythagore, Platon, etc.), soit modernes (M. Damiron, par exemple), la reconnaissent ou la supposent. Le raisonnement analogique, basé sur l’observation et sur l’échelle des créations terrestres, y conduit aussi. Ce monde des esprits qui naît ici-bas avec l’homme s’y terminerait-il, quand notre Terre n’est qu’un point dans le monde des corps ? N’est-il pas naturel de croire que le premier de ces mondes (le monde des esprits) s’étend indéfiniment comme le second, qui paraît n’en être que le support ? Nous voyons l’existence s’élever jusqu’à nous à travers les règnes minéral, végétal, animal ; et nous passons nous-mêmes, à travers la tombe, à une existence supérieure qu’annoncent tout ensemble la raison et la foi, la conscience et la révélation. Ce monde où la mort introduit les uns après les autres les fils d’Adam, n’est pas créé pour eux ; il était déjà là et ils y entrent ; il était là depuis les siècles des siècles et l’on ne saurait se le figurer comme un désert que peuplent successivement les départs de notre Terre. Tout annonce que les grandeurs et les merveilles de l’univers spirituel, œuvre suprême du Dieu qui est Esprit, correspondent à celles de l’univers matériel, devant lesquelles la raison et l’imagination demeurent confondues. Aussi le dogme, pris en soi, est-il à vrai dire un produit combiné de la tradition, de la réflexion et du sentiment religieux ; c’est une de ces croyances qu’adoptent comme spontanément l’esprit et le cœur humain.
Si les attaques et les négations du rationalisme excitent une légitime surprise, les critiques ou les prétéritions du haut supranaturalisme étonnent bien davantage. Schleiermacher a dit que la doctrine des anges ne fait pas partie essentielle de la foi chrétienne, et les écoles qui se rattachent à lui, même les plus positives, répètent cette sentence comme une sorte de principe ou d’axiome dogmatique (J. Muller). En me demandant à quoi peut tenir un jugement qu’on trouve de prime abord singulier, j’ai cru en voir la raison première dans la philosophie alors dominante, qui plaçait dans l’homme le terme de l’évolution de l’absolu, et dont l’existence antérieure des anges aurait dérangé et brisé la déduction logiqueb. On sait avec quelle magie ces idées s’imposèrent un moment. Schleiermacher s’en inspira pendant un temps, et il en retint toujours quelque chose. Nous avons là, si je ne me trompe, un exemple de l’influence exercée sur la théologie, comme du reste sur presque toutes les sciences, par ce grand cycle métaphysique.
b – Cette opinion se produit sous une forme ou sous l’autre partout où règne le point de vue hégélien. M. Renan, etc.
Mais quoi qu’il en soit à cet égard, exposons et discutons les arguments par lesquels l’angélologie a été attaquée jusque dans, ses bases scripturaires. On a dit :
1° Que les mots maleach, αγγελος ; sont des noms d’office, non de nature ; on a fait remarquer qu’ils désignent dans l’Ancien et le Nouveau Testament tantôt les prophètes (Aggée 1.13 : Aggée lui-même ; Malachie 3.1 ; Matthieu 11.10 : Jean-Baptiste), tantôt les prêtres (Malachie 2.7 : le sacrificateur ; Apocalypse ch. 2 : les pasteurs ou évêques), tantôt des envoyés quelconques (Josué 6.17 : espions ; Luc 7.24 : disciples de Jean, et Luc 9.52 : disciples de Jésus-Christ.) — Nous ne contestons point ce sens large du mot ; mais qu’en conclure contre le sens spécial et supérieur qu’il a dans toute la Bible ? Il en est du nom d’ange comme de bien d’autres, de celui de Seigneur, par exemple, Κυπιος. Mettrait-on en question qu’il soit dans l’Ecriture l’un des noms de Dieu, par la raison qu’il est fréquemment donné aux hommes ? Il n’est peut-être pas de terme qui ne présente plus ou moins cette diversité de signification et d’application. Qu’y a-t-il d’étonnant que l’appellation des messagers terrestres soit devenue celle des messagers célestes ? N’est-ce pas la loi commune du symbolisme sacré, forcé d’exprimer les choses d’En-haut dans les langues d’ici-bas ?
2° Que la doctrine biblique n’est qu’une de ces croyances populaires, qui se forment on ne sait comment et qui se rencontrent partout. — Ce caractère d’universalité, bien loin de l’infirmer, la recommande au contraire, en la rangeant parmi ces antiques traditions, échos d’une révélation primitive, ou parmi les données immédiates du sentiment religieux.
3° Que la disposition des hommes sans culture étant d’attribuer à l’intervention d’êtres invisibles les phénomènes extraordinaires, et d’environner le trône de Dieu d’une cour semblable à celle des rois, la Bible s’est accommodée à cette conception alors universelle. — Sans nier qu’il y ait de l’anthropomorphisme (il y en a partout) dans la doctrine des anges, nous demandons s’il n’est pas vrai que leur existence est positivement et itérativement affirmée ; si, par conséquent, l’explication est autre chose qu’une de ces hypothèses arbitraires qui évident l’enseignement biblique, quand elles ne peuvent le contester ?
4° Que cette doctrine ne se concilie pas très bien avec les notions pures de la Divinité. — Assertion sans preuves et que, pour ma part, je comprends fort peu. D’ailleurs les raisonnements doivent céder aux faits.
5° Qu’elle est née du polythéisme. — Autre assertion gratuite, dont l’inverse est bien plus probable. La vénération religieuse tend à grandir les objets de sa foi. Elle aurait plutôt fait les anges dieux que les dieux anges.
6° En accordant que la doctrine des anges peut rester dans la religion pratique comme moyen de rendre plus sensible la pensée de la Providence, on soutient qu’elle ne doit pas être érigée en article formel de la dogmatique et de la foi chrétienne. — Mais ce serait l’enlever de la place que lui fait la Bible qui la pose dans les termes les plus exprès et la lie de mille manières à son enseignement. Le Seigneur la proclame même devant les Sadducéens (Matthieu 22.30).
Nous montrions tout à l’heure la théologie cédant sur ce point, peut-être sans s’en rendre compte, à des préoccupations et à des préventions étrangères, nous pouvons constater le même fait pour l’exégèse en apparence la plus indépendante. S’il est une donnée biblique évidente et qui semblât se placer au-dessus de toute contestation, c’est bien celle de l’existence réelle des anges. Cependant, dès que la haute dogmatique l’eut mise en question, la haute exégèse prétendit l’effacer des Livres Saints.
Quoique rationnelle en soi, cette doctrine a essentiellement sa base dans la révélation. La philosophie peut la rendre vraisemblable et l’accepter à ce titre, elle ne saurait fournir la preuve certaine qu’elle est vraie : la Parole d’En haut peut seule le faire, et elle le fait pleinement. Il est remarquable qu’en nous parlant si peu de ces mondes qui ont été dans tous les temps un des principaux objets de la contemplation et de l’admiration des hommes, et qu’elle nomme « le ciel » comme nous (deuxième ciel des Juifs), l’Ecriture nous entretienne si fréquemment de cet autre monde qu’elle appelle le « ciel des cieux » (troisième ciel : 2 Corinthiens 12.2) ; ou plutôt cela est tout simple, quand on se rappelle son but réel, qui est le salut. Dès lors elle doit regarder et faire regarder moins « aux choses visibles qui ne sont que pour un temps » qu’« aux invisibles qui sont éternelles. » Cet ordre divin qu’elle prescrit, elle le suit elle-même. Elle traverse les recherches de la curiosité humaine sans en tenir compte, et va poser devant la conscience les questions suprêmes que le cœur naturel laisse volontiers à l’écart. C’est la loi générale de son enseignement, et une des raisons pour lesquelles elle nous fait connaître les habitants de ce monde spirituel et éternel vers lequel nous marchons.
Il n’y a ni dans l’Ancien ni dans le Nouveau Testament une définition exacte et précise des anges. Ils sont simplement décrits par leurs caractères, leurs actes, leurs emplois. Du reste, il en est de même de l’homme, de même de Dieu, de même de tout, car les définitions n’appartiennent point à la langue des Ecritures.
La Bible représente les anges comme doués d’intelligence, de volonté, d’une activité libre et puissante, c’est-à-dire comme étant d’une nature spirituelle, ce qu’emporte d’ailleurs leur dénomination de πνευματα.
On a élevé à leur sujet mille questions plus curieuses qu’utiles et que, à cause de cela, la révélation laisse irrésolues. Ont-ils un corps ? A quelle époque ont-ils été créés ? Quel est le degré de leur science, de leur puissance ? Chaque personne, chaque contrée a-t-elle son ange gardien ? etc., etc. On a même voulu savoir quelle est la langue qu’ils parlent (1 Corinthiens 13.2).
Nous voyons paraître, dès les premiers âges de l’Eglise, certaines tendances à l’invocation et au culte des anges (Colossiens 2.18). Combattues par les Pères (Athénagore, Irénée, Origène, etc.) ; condamnées par le concile de Laodicée (363), ces tendances se développèrent concurremment avec celles qui portaient au culte des saints. Le second concile de Nicée (787) accorde aux anges une adoration d’honneur : τιμητικην προσκυνοσιν. Le concile de Trente ordonna de leur rendre le service de dulie. Les églises protestantes, se fondant sur Matthieu 4.10 ; Deutéronome 6.13 ; Colossiens 2.19 ; Apocalypse 19.10 ; 22.8-9, ainsi que sur l’esprit général des Ecritures, repoussèrent tout culte de ce genre.
Il est triste de voir, au sein de notre protestantisme, et tout à côté des théories négatives que nous indiquions, des directions théologiques, glorieuses d’introniser une sorte de puritanisme libéral et de fonder la religion de l’esprit sur les ruines de la religion de la lettre, semer des principes qui n’iraient à rien moins qu’à légitimer ces cultes idolâtriques. En déniant à Jésus-Christ la divinité essentielle ou métaphysique que lui attribue l’Eglise et par où le christianisme se place si haut dans cet ordre surnaturel dont on ne veut pas, on lui reconnaît ce qu’on nomme la divinité morale. Il n’est pas le Fils de Dieu devenu le Fils de l’homme, par amour ; il est le Fils de l’homme devenu, par sa sainteté, le Fils de Dieu : et on l’adore à ce titre. Mais cela justifie les idées et les pratiques dont il s’agit. Il y aurait, à ce compte, de la divinité partout où il y a de la sainteté, partout du moins où se montre une sainteté exceptionnelle ; et le degré de l’adoration devant être proportionnel au degré de la sainteté, on ne pourrait qu’approuver et admirer l’échelle établie par la dogmatique romaine : culte de dulie, d’hyperdulie, de latrie.
Ce serait un curieux chapitre que celui qui montrerait en combien de sens et sur combien de points le haut rationalisme protestant fait les affaires du catholicisme ultramontain. Il les fait par son incessante critique de la divine autorité des Ecritures, base fondamentale de la Réformation, — par le traditionalisme qu’il a porté de la philosophie dans la théologie, — par ces semences de divinité morale que nous venons d’indiquer, — par sa notion d’une sorte de Purgatoire, etc., etc. Si toutes les vérités se tiennent, toutes les erreurs se touchent.
Il importe de garder la doctrine biblique des anges. Ce n’est pas sans des vues de sagesse qu’elle nous a été révélée. Outre qu’elle nous atteste un fait d’une haute valeur ontologique, elle peut, à bien des égards, nourrir notre foi et notre piété. Elle anime le monde spirituel et nous y fait contempler des êtres avec qui nous devons entrer dans d’intimes et éternelles relations. Elle nous met et nous tient ainsi en rapport avec ce monde supérieur, disposition si essentielle au développement de la vie chrétienne, et que viennent sans cesse amortir les impressions terrestres. Elle nous montre que, dans ses relations avec nous, Dieu n’est enchaîné ni aux lois de la nature extérieure, ni à celles de sa propre nature, que son action est aussi libre que diverse, qu’il peut, quand il le trouve bon, exécuter les desseins de sa justice et de sa miséricorde par des êtres d’un ordre surhumain, toujours dociles à son commandement (Psaumes 103.20-21 ; Hébreux 1.14). Elle nous élève ainsi au-dessus de ces idées de mécanisme, de dynamisme, de fatalisme, où une certaine science tendrait à nous enfermer. Elle nous offre un objet de contemplation qui peut animer incessamment nos espérances, nous attacher de toutes les forces de notre âme à la recherche du royaume de Dieu, et nous fait répéter avec une ferveur toujours nouvelle la troisième demande de l’Oraison dominicale : Que ta volonté soit faite sur la terre comme dans le ciel ; car ce qui constitue la grande différence entre le ciel et la terre, c’est que là règne la sainteté et ici le péché.
Nous ne saurions donc nous associer à l’opinion, aujourd’hui courante, que l’angélologie ne fait pas partie essentielle du symbole chrétien. Si l’on veut dire qu’elle n’y entre pas au même titre que d’autres doctrines, telles par exemple que l’incarnation du Sauveur ou sa passion, c’est un truisme, dont il ne résulte nullement qu’elle n’est pas un des articles formels de la dogmatique et de la foi. Elle l’est comme fait de révélation. Et cela suffit au disciple des Ecritures, en garde contre cette sagesse de l’homme qui prétend, de tant de manières, rectifier la sagesse de Dieu.