Dans le principe αἰδώς occupait à lui seul toute la place qu’il partage maintenant avec αἰσχύνη. Ainsi Homère, qui ne connaît pas αἰσχύνη, emploie quelquefois (comme Il. v, 707) αἰδώς là où αἰσχύνη, aurait certainement été de service dans le grec plus moderne : mais ailleurs il fait usage d’αἰδώς dans le sens que ce terme plus tard revendiqua comme étant exclusivement le sien. Et même Thucydide (1.84), dans un passage difficile et douteux, où les deux mots se présentent, les emploie, d’après un grand nombre d’interprètes, comme expressions convertibles (Donaldson, Cratylus, 3e éd., p. 545). Cependant, à l’époque attique de la langue, on ne les considérait point généralement comme équivalents. Ammonius établit entre eux une distinction formelle, et cela dans un intérêt philologique, et non comme le faisaient les Stoïciens dans un intérêt moral. Presque chaque passage qui produit l’un ou l’autre vocable témoigne d’une différence réelle entre eux.
Cette différence, on ne l’a pas toujours saisie en tous points. Ainsi, on a dit quelquefois qu’αἰδώς désigne cette honte ou ce sentiment d’honneur qui empêche quelqu’un de faire un acte indigne de lui et αἰσχύνη, cette disgrâce intérieure ou extérieure qui suit l’acte (Luc 14.9). Cette distinction a sa part de vérité, mais n’épuise pourtant pas le sens du mot, car, si nous allions là-dessus affirmer qu’αἰσχύνη, n’a qu’un sens rétrospectif et n’est que le résultat de choses indignement faites, ce serait établir une distinction trompeusee, puis qu’on peut aisément prouver qu’αἰσχύνη exprime continuellement le sentiment qui conduit à éviter ce qui est vil, dans la crainte de quelque déshonneur. Ainsi Platon (Def. 416) l’appelle φόβος ἐπὶ προσδοκίᾳ ἀδοξίας, et Aristote renferme aussi l’idée d’avenir dans sa vaste définition (Rhet. 2.6) : ἔστω δὴ αἰσχύνη λύπη τις καὶ ταραχὴ περὶ τὰ εἰς ἀδοξίαν φαινόμενα φέρειν τῶν κακῶν ἢ παρόντων ἢ γεγονότων ἢ μελλόντων. C’est comme désignant une « fuga dedecoris », qu’on doit interpréter αἰσχύνη dans Sira.4.21 ; dans Platon (Gorg. 492, a) et dans Xénophon (Anab. iii, 1, 10) : φοβούμενοι δὲ τὸν ὁδὸν καὶ ἄκοντες ὄμως οἱ πολλοὶ δι᾽ αἰσχύνην καὶ ἀλλήλων καὶ Κύρου συνηκολούθησαν. Xénophon implique ici que, tandis que lui et les siens, pour plus d’une raison, désapprouvaient d’aller avec Cyrus attaquer le trône du frère de ce dernier, ils étaient pourtant maintenant honteux de battre en retraite.
e – C’est également ne voir le mot que d’un seul côté (et justement du côté opposé) que de définir « pudor », comme l’a fait Cicéron : « Pudor, metus rerum turpium, et ingenua quædam timiditas, dedecus fugiens, laudemque consectans » ; tandis qu’Ovide écrit : « Irruit, et nostrum vulgat clamore pudorem. »
Ce qu’il y a de vrai dans la distinction faite plus haut, c’est qu’αἰδώς (« verecundia », que Cicéron définit, Rep. vi : « Quidam vituperationis non injustæ timorf ») est le terme plus noble, et désigne un meilleur mobile ; qu’il insinue une répugnance morale innée de faire quelque action déshonorable, tandis que dans αἰσχύνη, cette répugnance n’existe guère. Rassurez l’homme qu’arrête seulement l’αἰσχύνη, rassurez-le contre une disgrâce du dehors qu’il craint que son action ne lui fasse encourir, et il n’hésitera plus à la faire. C’est que son αἰσχύνη est simplement, comme l’enseigne Aristote, περὶ ἀδοξίας φαντασία : ou, comme dit notre South : « Le chagrin qu’un homme éprouve en présence de ses imperfections par rapport au monde qui en prend connaissance, car on peut définir ce sentiment : « le chagrin d’être désapprouvé. » Le siège de l’αἰσχύνη n’est donc point, comme le montre encore Aristote, dans le sentiment moral proprement dit de celui qui l’éprouve, dans la conscience qu’il a d’un droit qui a été ou qui serait violé par l’action qu’il commettrait, mais seulement dans la crainte que d’autres personnes ne soient instruites de sa faute. Que cette crainte se dissipe, et l’αἰσχύνη) cesse. L’αἰδώς, au contraire, trouve en soi son motif et implique le respect pour le bien comme bien, et non seulement comme point d’honneur et en vue de la réputation. C’est ainsi qu’αἰδώς ; est souvent uni à εὐλάβεια (Hébreux 12.28 ; si cette leçon est bien la bonne), qui est la crainte de Dieu, de sa majesté, de sa sainteté ; crainte qui pousse à la vigilance pour ne pas offenser Dieu ; c’est l’allemand « Scheu » ; Plut., Cæs. 14 ; Præc. Conj. 47 ; Phil., Leg. ad Cai. 44. Αἰδώς se joint encore à δέος, dans Platon, Euth. 126 c ; à εὐκοσμία, dans Xénophon, Cyr. viii,1, 33 ; à εὐταξία et à κοσμιότης ; Plut., Cæs. 4 à σεμνότης, Præc. Conj. 26. Pour tout résumer, nous pouvons dire que l’αἰδώς arrêtera toujours un homme de bien en face d’une action indigne de lui, tandis que l’αἰσχύνη arrêterait parfois un misérable.
f – Dans l’âge d’argent de la littérature latine, verecundia avait acquis le sens d’une fausse honte ; ainsi Quintilien, xii, 5,2 : « Verecundia est timor quidam reducens animum ab eis quæ facienda sunt. » C’est là le sens du grec δυσωπία, dont Plutarque nous révèle les maux dans un petit essai plein de grâce.