« Il tint ferme, comme voyant celui qui est invisible. »
(Hébreux 11.27)
Gaspard de Coligny, fils du maréchal de Châtillon, naquit le 16 février 1519 ; sa mère inscrivit la date en son livre d’heures. Elle appartenait à la puissante famille dont le chef était le connétable de Montmorency, personnage qui assurait sa propre influence en poussant la fortune des siens. Il n’oublia pas ses neveux De Châtillon. Gaspard avait un frère, Odet, qui fut nommé cardinal à l’âge de seize ans ; un autre, François d’Andelot, parvint de bonne heure aux plus hautes charges militaires ; Gaspard lui-même devint capitaine général de l’infanterie, à vingt-huit ans (1547).
Robuste, et fortifié par l’exercice, il possédait le tempérament d’un soldat. Cinq années auparavant, il avait été blessé, pour la première fois en guerroyant contre Charles-Quint ; il servait alors sous un Claude de Lorraine, celui qui, en 1525, « avait taillé en pièces les vingt mille paysans d’Alsace et des pays voisins, qui réclamaient leur droit à la vie (1). » A l’assaut d’une ville, Coligny, perdant patience, avait jeté un drapeau dans la contrescarpe, obligeant ainsi les fantassins à courir en avant pour le ramasser. En 1545, il commandait une galère, quand on attaqua l’île de Wight ; à cela se bornèrent ses campagnes sur mer ; le titre d’Amiral, octroyé plus tard par le roi, fut seulement honorifique.
(1) Voir la leçon sur Luther.
Aux armées, il se fit remarquer, en qualité de chef, non seulement par l’audace de son courage, mais par la sévérité de sa discipline. Il publia pour ses troupes des Ordonnances fameuses (ensuite appliquées dans toute la France), pour protéger la population contre la soldatesque. Aux ennemis qui enfreignaient ce qu’on nomme, parfois, « les lois de la guerre », il appliquait le système des représailles. Les Anglais, pendant le siège de Boulogne, avaient exposé les têtes des prisonniers sur des piques ; alors, écrit un historien, « à cruel, cruel et demi... , Coligny leur fit de même, voire pis ».
Nommé gouverneur de Paris, il ne cessa point de se mêler aux événements militaires, sachant prendre ses responsabilités de chef, et sachant aussi entraîner par l’exemple. Ainsi, deux ans plus tard, dans un combat contre les Espagnols, « M. l’Amiral mit pied à terre et, une pique au poing, donna de telle furie avec ses gens, tête baissée, qu’en un rien il eut délogé cette arquebuserie » ennemie, deux fois plus forte en nombre.
En 1556, il fut chargé de négocier la paix de Vaucelles avec Charles-Quint. Emouvante rencontre que celle de ce vieux champion du romanisme avec le jeune capitaine français ; future victime de la Saint-Barthélemy ; trente-cinq ans auparavant, Luther avait comparu devant ce même empereur. Mais celui-ci n’était pas toujours hanté par de grandes pensées. Il s’informa auprès de Coligny, pour savoir si Henri II commençait à grisonner. Il ajouta : « Autrefois, quand je trouvais un poil gris sur ma tête, je l’arrachais ; mais il a fallu m’arrêter, sans quoi je me serais rendu chauve. »
La cessation des hostilités navra le pape Paul IV, qui haïssait l’empereur. Il dépêcha un cardinal à Paris, pour conjurer Henri II de manquer à ses engagements. La reprise de la guerre fut décidée. En vertu du pouvoir qu’il tenait du Saint-Père, l’envoyé de Rome donna l’absolution au roi, pour le manquement à la parole jurée ; il lui permit, même, d’attaquer les Espagnols sans déclaration de guerre. Ici, nous saisissons au vif la profonde immoralité de tout un système, corrupteur des consciences. Nous avons vu, à propos de Jean Hus, que l’Eglise romaine avait délié l’empereur Sigismond de la promesse donnée à un hérétique ; envers les ennemis de la « véritable » (mais non « véridique ») Eglise, se parjurer était vertu ; de là le caractère précaire de tous les édits et de tous les traités signés par la royauté française, au cours de sa querelle avec les huguenots. Mais l’exemple donné par Paul IV est plus scandaleux encore, puisque le souverain pontife ne pouvait pas colorer sa mauvaise foi d’un prétexte religieux : découvrir, par exemple, un disciple de Luther en Charles-Quint.
Hélas ! la papauté n’en était pas à son coup d’essai dans ce domaine. Par un bref du 10 novembre 1533, Clément VII avait envoyé à la jeune Anne de Parthenay un cadeau de fiançailles peu ordinaire : à elle, à son mari, à quatre personnes de sa suite, il octroyait le droit de se choisir un confesseur, qui les absoudrait « des homicides, adultères, incestes, sacrilèges, violences envers les prêtres (sauf les évêques), crimes de tonte nature, qu’ils pourraient perpétrer ».
Selon les vœux de Paul IV, brusquement, Coligny reçut l’ordre de franchir la frontière du Nord, « sans déclaration de guerre », et d’attaquer les Espagnols. Il essaya de surprendre la ville de Douai ; mais une vieille femme fit échouer le projet, en criant dans la nuit : « Armes ! Armes ! » Coligny incendia la ville de Lens, puis s’enferma dans Saint-Quentin, avec quatre cent cinquante hommes, afin d’arrêter l’avance de l’armée ennemie vers Paris. La situation de la petite garnison devint désespérée. A huit reprises, Philippe II, fils de l’empereur, lança par un archer le message suivant aux assiégés : « Rendez-vous, sinon vous serez massacrés ! » Coligny fit renvoyer ces flèches, porteuses de sa réponse : « Nous avons un roi ! »
Mais il fut blessé et capturé, lors de l’assaut final. La ville brûlée, on en rasa les remparts, et elle resta longtemps exposée, l’hiver, aux incursions des loups. Représentez-vous la terreur d’un enfant qui, le soir, au retour de la boulangerie, voyait flamboyer les yeux d’un carnassier.
Les dix-huit mois passés en captivité par Coligny, soumirent son âme à une épreuve décisive. Tout lui manquait à la fois : la santé (il tomba gravement malade), le foyer conjugal, la faveur du roi (mécontent de l’échec de son capitaine). Henri II fit demander à la femme de Coligny les papiers où l’Amiral avait tracé le plan d’une attaque sur Calais ; ces pages, communiquées au duc François de Guise, lui permirent d’assiéger victorieusement la ville ; il humiliait de la sorte, en Coligny, un rival malheureux, victime d’une guerre qu’il avait déconseillée, contre Guise lui-même et le pape.
L’Amiral, pour se disculper, rédigea un « Discours au Roi sur le siège de Saint-Quentin ». Cette relation se termine ainsi : « Tels mystères ne se jouent point sans la permission et volonté de Dieu, laquelle est toujours bonne, sainte et raisonnable, et qui ne fait rien sans juste occasion ; dont toutefois je ne sais point la cause, et dont, aussi peu, je me dois enquérir, mais plutôt, m’humilier devant lui, en me conformant à sa sainte volonté. »
Quel accent ! Quelle gravité ! Quelle doctrine ! C’est l’atmosphère de la foi calviniste. Et, en effet, depuis longtemps, Coligny penchait vers la Referme. Sa mère lui avait donné comme percepteur, un ami du célèbre Louis de Berquin, « le plus savant des nobles », qui périt sur le bûcher pour sa foi, quand le jeune Coligny était âgé de dix ans. Le maître de Gaspard, accablé par ce forfait, dut laisser transparaître quelque chose de son indignation, dans les préceptes moraux qu’il inculquait dans la famille de Châtillon. D’autre part, quant la mère de Coligny mourut, elle refusa de recevoir aucun prêtre ; elle avait, disait-elle, son assurance en Dieu, « pour sortir des liens de ce corps », et « monter au céleste séjour ».
Pendant que Coligny menait, solitairement, la vie de prisonnier, son frère d’Andelot lui fit parvenir le plus beau des présents : la Sainte Bible. Peut-être en avait-il prévenu Calvin. Celui-ci (utilisant, qui sait ? une insomnie) écrivit à l’illustre captif : « Dieu vous a donné cette opportunité de profiter en son école, comme s’il voulait vous parler privément à l’oreille. » Il le pressait donc de « vaquer diligemment à lire la sainte Parole, afin que vous soyez conformé, pour le reste de votre vie, à batiller contre toutes tentations ». Il exhortait, aussi par lettres, la femme de Coligny, qu’il savait gagnée à la Réforme.
La famille des Châtillon savait à quels dangers elle s’exposait, en sympathisant avec les « luthériens ». En 1558, précisément, Henri II, au cours d’un entretien avec d’Andelot, l’avait blâmé de négligé la messe ; le capitaine ayant répondu, avec sincérité, qu’il comptait persévérer dans cette attitude, le roi, furieux, lança contre lui le premier objet qui lui tomba sous la main, et ne réussit qu’à blesser le dauphin, son fils.
En février 1559, Coligny rentra en France, après avoir payé une rançon de 50 000 écus d’or ; pour trouver pareille somme, il fallut recourir en partie aux vassaux de l’Amiral.
Hélas ! on voit que de tout temps,
Les petits ont pâti des sottises des grands.
En cette même année, au mois de mai, le Synode constituant des Eglises réformées de France, réuni en cachette à Paris même, et présidé par un pasteur de vingt-deux ans, tint des assises aussi glorieuses que périlleuses. C’était l’époque où le gouvernement commençait à étrangler les protestants dans les cachots, par ce que l’attitude évangélique des martyrs gagnait des sympathies à la Réforme. C’était l’époque où Henri II, pendant une partie de chasse, confiait gaiement au prince d’Orange, alors catholique romain qu’on préméditait d’exterminer, en Europe, tous les hérétiques sans exception. C’était l’époque où le roi fit arrêter, en séance du Parlement, le savant conseiller Anne du Bourg, pour avoir osé tenir ces propos scandaleux : « Ce n’est pas une chose de petite importance, que de condamner ceux qui, du milieu des flammes, invoquent le nom de Jésus-Christ. » Empoigné aussitôt, enfermé quelque temps dans une des étroites cages de fer inventées par Loufs XI, i1 fut brûlé, l’avant-veille de Noël. Mais son persécuteur, à ce moment, avait déjà, péri lui-même d’une blessure mortelle, reçue dans un tournoi. Son cadavre fut étendu sur un lit de parade, orné d’une tenture singulièrement appropriée : elle représentait la conversion de saint Paul sur le chemin de Damas, avec ces paroles du Glorifié : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? »
L’année du Synode constituant marqua, aussi, l’adhésion publique de Coligny au culte Réformé. Cette courageuse décision satisfaisait en lui, et sa conscience de chrétien, et son cœur de Français. Avec la clairvoyance d’un homme d’Etat, Coligny déplorait le glissement de la politique royale vers les intérêts italiens ou espagnols, sous prétexte de sauver l’église romaine. Charles-Quint avait osé, même écrire au successeur d’Henri II qu’il se déclarait « tuteur et protecteur de lui et de son royaume ». Voilà ce qui restait d’indépendance à un jeune monarque, François II, aux mains des Guise et de leur faction, fanatiquement « catholiques ».
Coligny était loin de songer à la guerre civile. Il devait partager les idées de Calvin, qui s’exprimait ainsi, au sujet de la conjuration d’Amboise : « Qu’il vous souvienne quelles armes nous sont données d’En-Haut ; c’est d’avoir tout notre refuge à Celui qui nous fait ce bien et honneur de nous tenir en sa garde, et ainsi posséder nos âmes en patience ; car de le gagner par force il ne nous est pas licite. »
Cependant, la chasse aux protestants continuait. On leur dressait des pièges en pleine rue, comme font les braconniers en forêt. Par exemple, en tournant le coin d’une maison, ils apercevaient un cierge allumé devant une statue de la Vierge… Reculer ? c’était se trahir. Saluer ? hommage insuffisant. Jeter une pièce de monnaie dans le plat disposé à cet effet ? Reniement de la foi évangélique… Mais les espions guettaient. Malheur, trop souvent, au « suspect » ! La lueur dorée du cierge allumait la rouge flamme d’un bûcher.
Coligny insista auprès de la Reine mère, pour qu’on accordât aux Réformés le libre exercice de leur culte. Catherine de Médicis, effrayée par l’impopularité des Guise, pencha vers l’Amiral. D’inquiétants murmures montaient vers le trône ; de nombreux pamphlets, satiriques ou violents, exprimaient scandale des âmes, et la révolte réfléchie des esprits ; la doctrine d’une « royauté de droit divin » cessait d’être acceptée comme un axiome ; la multitude, fatiguée de jouer à la brebis, ne concédait plus à la minorité le rôle du loup. Au surplus, les idées nouvelles pénétraient partout ; les animateurs de la persécution avouaient que le tiers du royaume était contaminé. Des émeutes éclataient ; les protestants s’emparaient des lieux de culte catholiques.
Dès le début de 1560, les Guise, décidés à jouer le tout pour le tout, firent appel à l’étranger ; ils avaient introduit en France des troupes allemandes, et demandé au roi d’Espagne son intervention armée. Mais le nouveau chancelier de l’Etat, Michel de l’Hôpital, un catholique tolérant et juste, soutenait la cause de la modération. Il blâmait la violence contre l’hérésie ; la persécution, disait-il, sert « à dépeupler les Etats, en perdant les corps et les âmes ». Et encore : « Le couteau vaut peu contre l’esprit. Otons ces noms diaboliques, noms de partis, factions et séditions : luthériens, huguenots, papistes. Ne changeons pas le nom de chrétien » La reine chargea Coligny d’une enquête en Normandie ; il y découvrit l’existence de deux mille églises protestantes. Sous le choc d’une telle révélation, il obtint la convocation d’une assemblée des grands seigneurs ; là, il donna lecture au roi d’une pétition qui exposait les doléances des Réformés. Elle n’est pas signée, disait l’Amiral, mais je pourrais apporter plus de cinquante mille noms. (Août 1560.)
Pour jeter du lest, le gouvernement décida la convocation des Etats généraux. Afin de loger le roi à Orléans, on chassa le bailli de son hôtel, et on l’emprisonna ; il était huguenot. Les Guises rêvaient d’un massacre d’hérétiques ; pour le faciliter, on confisqua les armes, et même les couteaux, des Orléanais ; on les savait, en majeure partie, calvinistes. Le roi de Navarre et le prince de Condé, son frère, chefs du protestantisme français, furent sommés de se présenter à Orléans. Autour du roi, on soupçonnait Condé d’avoir inspiré la conjuration d’Amboise ; il fut arrêté, condamné à la peine capitale : sa femme, nièce de Coligny, implora la faveur de revoir son mari. Durement, le jeune monarque refusa. Mais, s’il repoussa une femme, il ne put repousser la mort. Ce triste scrofuleux, malingre et malsain, dont l’odeur finit par incommoder son entourage, périt d’un abcès à l’oreille en maudissant les calvinistes ; jusqu’à son dernier souffle, il menaça de les exterminer, espérant mériter les faveurs du Très-Haut par une piété aussi constante. Le pauvre être, irresponsable, restait fidèle aux enseignements reçus.
En apprenant cette fin inopinée, Coligny resta rêveur devant l’âtre où il se chauffait les pieds ; tellement rêveur, qu’il ne s’aperçut pas que ses souliers commençaient à brûler. Enfin, il dit : « Messieurs, le roi est mort. Cela nous apprend à vivre. »
La disparition du roi sauva Condé ; elle faillit sauver la France, en la débarrassant des Guise. Charles IX n’avait que dix ans ; Catherine de Médicis prit le pouvoir et s’appuya sur les protestants. Avec l’espoir de pacifier le royaume, elle organisa un colloque entre les Romains et les Réformés, à Poissy (1561). Mais il était trop tard, pour détruire les faits par des paroles ; désormais, les positions étaient prises. Le chancelier déclara : « Tous les faux raisonnements des calvinistes ne les empêchent pas d’être nos frères, et de croire en Jésus-Christ. » Sur quoi, le cardinal de Tournon fit mine de s’en aller ; c’était le bourreau des Vaudois.
A Poissy, Théodore de Bèze était venu de Genève, d’accord avec Jean Calvin. Onze pasteurs l’entouraient. Devant le roi, la reine, les princes, les théologiens catholiques, il récita, gravement, notre Confession
des péchés : « Seigneur Dieu, Père éternel et tout-puissant, nous confessons et reconnaissons sans feintise, devant ta sainte Majesté, que nous sommes pauvres pécheurs ... » L’impression produite fut réelle : Théodore de Bèze obtint de la reine l’autorisation, pour les Réformés, de célébrer leur culte, en cachette, dans les maisons ; Catherine de Médicis autorisait la présence de trois cents huguenots à la fois. Dès la première réunion, il en vint des milliers.
La moitié. du pays, maintenant, penchait vers la Réforme ; les trois quarts des gens de lettres s’y montraient favorables.
La reine comprit que les protestants pourraient, le cas échéant, tenir tête au parti des Guise et du pape. Elle interrogea Coligny sur l’importance du secours que les protestants prêteraient, éventuellement, à l’Etat. Elle demanda que chaque pasteur, au moment du culte annonçât que « les étrangers, sous ombre de la religion romaine, qu’ils disent vouloir maintenir, veulent entrer en ce royaume et s’en emparer ». Le devoir des sujets est donc de « démontrer l’obéissance qu’ils portent à leur roi, de quelque religion qu’ils soient » (c’est-à-dire catholiques ou protestants). Et comme ces étrangers rendent, précisément, les Réformés responsables de la guerre imminente, c’est aux huguenots surtout de manifester leur zèle. Qu’ils disent combien de fantassins et de cavaliers ils fourniraient. – Quels « étrangers » visait donc la reine ? Le roi d’Espagne, le pape Italien, les princes catholiques allemands.
Ce document capital prouve que l’astucieuse Catherine a, elle-même, précipité la transformation du parti protestant en un parti militaire ; elle y trouvait double avantage politique, soit pour l’utiliser au service de son ambition personnelle, soit pour le perdre moralement devant l’opinion.
En janvier 1562, après consultation d’une assemblée de notables, à Saint-Germain, la reine fit promulguer un édit qui, pour la première fois, accordait à l’Eglise réformée, en France, l’existence légale.
C’en était trop pour les triumvirs ; ils se souvinrent de l’hostie qu’ils avaient partagée entre leurs trois bouches, et consommée d’un seul cœur, en jurant la destruction de l’hérésie. Pourquoi tarder davantage à déclencher la guerre civile ? Le roi avait signé l’édit, le 17 janvier. Dès le 1er mars, le duc de Guise, l’un des trois compères, se dirige sur Vassy, en Champagne, où il savait que les Réformés, confiants dans la signature du roi, allaient célébrer leur culte.
Il entre dans l’église du village, prend de l’eau bénite, conseille aux villageois de ne point rester dans les rues, puis ordonne à sa troupe de marcher sur la grange où 1.200 huguenots sont réunis pour le prêche. Arquebusiers et archers se ruèrent sur l’assemblée qui écoutait le sermon ; les massacreurs hurlaient : « Tue, tue, mort Dieu ! » Le cardinal de Lorraine, appuyé au mur du cimetière, contemplait le tableau. Un soudard apporta victorieusement la Bible du pasteur au duc de Guise qui, l’épée à la main, excitait les meurtriers. Il dit à son frère : « Tenez ! voyez les titres des livres de ces huguenots. » – L’autre· répondit : « Il n’y a point de mal en ceci ; c’est la Sainte Ecriture. » – « Comment, répliqua le capitaine, la Sainte Ecriture ? Il y a quinze cents ans et plus que Jésus-Christ a souffert mort et passion, et il n’y a qu’un an que ces livres sont imprimés. Par la mort-dieu, tout n’en vaut rien ! »
Ce fait d’armes ne coûta pas une victime aux représentants de la « Vraye Foy ». Mais du côté de la « Religion Prétendue Réformée », on compta 60 morts, 250 blessés et estropiés. Quand le juge de Vassy fut réprimandé par le duc pour avoir toléré l’assemblée huguenote, le magistrat déclara qu’elle était légale, vu l’édit de janvier. Guise toucha son épée, puis conclut : « Le tranchant de celle-ci réduira bientôt à néant cet édit. »
La préméditation des triumvirs éclate, encore, par le fait suivant. Le maréchal de Saint-André, l’un des trois consommateurs de l’hostie sanguinaire, avait pour bailli particulier, à Sens, un nommé Hémard. Celui-ci prétendit empêcher les protestants de célébrer leur culte, dans le temple qu’ils avaient construit, avec enthousiasme, après l’édit de janvier. Dès le 29 mars, ils s’y étaient réunis malgré le bailli, qui refusait d’appliquer la loi. Hémard, furieux, demanda des instructions au cardinal de Lorraine. Ce prélat, traité de « tigre » par les pamphlétaires protestants, s’était délecté du massacre de Vassy, où il avait vu les archers catholiques faire du « tir au pigeon » contre les huguenots réfugiés sur le toit de leur pauvre sanctuaire. Il donna ordre à Hémard d’exterminer les protestants de Sens, comme à Vassy ; et le féroce limier d’un cardinal bondit à la curée. Un chroniqueur déclara : « Le fait de Vassy n’est rien, au regard de celui de Sens ».
Théodore de Beze revint à Paris. Il se plaignit à la reine. Condé lui écrivit, de son côté : « Si vous êtes libre, vous ne laisserez par les coupables impunis. » – Elle avait cessé d’être libre. Saint-André menaçait de jeter Catherine à la rivière. Un historien conclut : « Elle eut peur d’être assassinée, et le petit roi fut ramené de Meaux à Paris, gémissant et pleurant. Après quarante ans de violence envers les personnes, c’est l’illégalité flagrante. Voilà la vraie cause des guerres civiles (2). »
(2) J. Viénot. Ouvrage cité (p. 369).
En 1561, Coligny habitait, à Châtillon, dans la vallée du Loing, une demeure somptueuse, décorée par le pinceau du Primatice et par le ciseau de Jean Goujon ; ce château communiquait, par une série de terrasses étagées, avec de vastes jardins, d’où le regard apercevait le château de Montargis, à l’horizon ; là aussi, on chantait les psaumes ; c’était la demeure d’une fille de Louis XII, la duchesse Renée de Ferrare, que Calvin avait visitée en Italie, et qui entretenait les plus cordiales relations avec ses voisins de Châtillon. On retrouve, dans son livre de comptes, les détails suivants : « A un jardinier de Mr. l’admiral qui a fait présent d’oranges à Mme la duchesse : 50 sols. - Au jardinier de M. l’admiral pour l’ayder à marier sa fille : 15 livres tournois. – A M. Malot, ministre de M. l’admiral, pour lui ayder à marier une de ses nièces : 100 livres. »
Dans sa fastueuse retraite, Coligny aurait pu couler des jours paisibles, entouré de ses cinq enfants. Il célébrait, lui-même, le culte de famille, matin et soir, en l’absence de l’aumônier. Quand approchait la célébration de la Cène, il y préparait ses serviteurs, « les réconciliant ensemble », s’il y avait « quelque dissension entre eux. » A ses fils, il écrivait, un jour : « Je ne suis pas contraire aux heures que votre précepteur vous donne pour vous ébattre et absenter de vos livres ; mais prenez garde de rien faire ou dire dans vos ébattements, qui puisse offenser Dieu. Si vous m’aimez, ou plutôt si vous vous aimez vous-mêmes, prenez peine que je reçoive toujours d’agréables nouvelles de vous et de croître autant en piété et en vertu que d’âge et de corps. »
Préoccupé de répandre le savoir, il avait édifié un collège à Châtillon, où il entretenait « de très doctes professeurs en la langue hébraïque, grecque et latine ». L’église catholique, d’abord attenante au château, avait été reconstruite dans la ville pour être plus à portée des fidèles. On peut supposer que c’était, aussi, une manière de s’épargner un voisinage désagréable. L’Amiral avoue, lui-même, que si les prêtres jouissaient d’une parfaite liberté à Châtillon, « ce n’était pas pour le plaisir qu’il y prit, mais pour obéir aux édits du roi ».
Cette pointe d’ « humour » montre qu’il savait rire. De Bèze, chez Coligny, entendit un perroquet huguenot qui, d’une voix stridente, criait : « Vie, vie ! la messe est abolie. Parlons de Dieu en tout lieu ! »
Dans le cadre à la fois délicieux et grandiose d’une telle existence familiale, un autre aurait senti mollir son zèle, soit pour le bien de l’Etat, soit pour la réforme de l’Eglise. Même d’Andelot, le frère de l’Amiral, jeté en prison pour cause de religion, avait faibli moralement ; afin de recouvrer sa liberté, il avait accepté la célébration d’une messe en sa présence, quoique « sans autre abjuration verbale » ; chute qui scandalisait bien des consciences, et dont il s’humilia.
Mais il semblait que rien ne pût mordre sur le caractère de l’Amiral, ni menaces, ni promesses, ni bonne ou mauvaise fortune ; seul comptait le Devoir, seule pesait la volonté de Dieu. Dès que s’affirma la rébellion des Guise contre l’édit royal de pacification religieuse, Coligny vit clairement la réalité : d’une part, la tyrannie noire d’obscurantisme et rouge de cruauté ; de l’autre, la liberté de conscience. En lui, l’homme privé, « triste jusqu’à la mort », prononçait le Fiat ! héroïque du sacrifice total ; mais l’homme d’Etat, passionnément consacré à la France, pleurait sur la ruine inévitable du royaume, abandonné aux factions armées, déchiré par les guerres civiles, comme par des ongles de fer enfoncés aux entrailles de la nation. Ah ! plutôt persévérer dans l’attitude recommandée par Calvin : refuser de répondre à la violence par la violence ; attendre le salut de Dieu seul.
Sa femme suivait sur le visage de son mari, les traces de l’agonie morale. Sans doute, il avait raison de reculer devant le conflit atroce entre Français… Mais ce conflit existait déjà ! Partout, les catholiques massacraient les protestants. Ceux-ci avaient courbé la tête, quand des juges féroces les envoyaient, un à un, à la torture ; mais, aujourd’hui, ils n’étaient plus exécutés au nom de la loi ; ils étaient exterminés malgré la loi. A la froide haine du tribunal, on avait substitué la chaude fureur de la populace. Pour annihiler systématiquement l’hérésie, des factieux redoutables et sans scrupules organisaient une mobilisation générale de bourreaux improvisés. Hé ! sans doute, Calvin, réfugié en Suisse, avait théoriquement raison ; dans son cabinet de travail, il brandissait une plume anodine contre les triumvirs, ces pieux monstres, décidés à dévorer les innocents par myriades, après avoir mangé leur hostie assassine. Mais le réformateur de Genève, lui, demeurait à l’abri ; il pratiquait, à son aise, l’évangile de la non-résistance au méchant. Certes, le chrétien peut renoncer au droit de se défendre ; mais doit-il refuser le devoir de protéger ? Celui-là se déshonore, qui prétend pratiquer un évangile sublime, alors qu’il cherche à se ménager lui-même, avec sa famille et ses biens.
Ces pensées tourmentaient Charlotte de Laval. Une nuit qu’elle pleurait, au lieu de dormir, elle entendit, à un soupir de son mari, qu’il était lui-même rongé par l’insomnie. « C’est à grand regret, dit-elle, que je trouble votre repos ; mais … les corps de nos frères sont les uns dans les cachots, les autres par les champs, à. la merci des chiens et des corbeaux. Ce lit m’est un tombeau, puisqu’ils n’ont point de tombeau… Je tremble que votre prudence ne soit celle des enfants du siècle … J’ai sur le cœur tant de sang des nôtres ; ce sang et votre femme crient au ciel vers Dieu, et ici contre vous, que vous serez meurtrier de ceux que vous n’empêchez point d’être meurtris. » Coligny frémissait des mêmes indignations, mais il pesait mieux les conséquences fatales du parti à prendre ; durant la soirée, il avait essayé vainement de les exposer à sa femme. Emu par les sanglots de cette héroïne, il finit par lui dire : « Mettez la main sur votre cœur, sondez votre constance … ; pourrez-vous supporter votre honte, votre nudité, votre faim, et ce qui est plus dur, celles de vos enfants ; et votre mort par un bourreau, après avoir vu votre mari traîné et exposé à l’ignominie du vulgaire ? … Je vous donne trois semaines pour vous éprouver. » La huguenote répliqua : « Ces trois semaines sont achevées ! Ne mettez point sur votre tête les morts de trois semaines … »
... Hélas ! la noble tête se courba sous les morts de trois guerres, au cours de six années. Cette période affreuse laissa de tels cauchemars à Coligny, qu’il disait : « Plutôt que de recommencer la guerre civile, j’aimerais mieux être écartelé dans les rues de Paris. » Non pas qu’il gémît sur la destruction de son château, livré aux flammes ; ni qu’il s’accusât d’avoir pris les armes contre le roi. « Le seul zèle pour la religion me les a fait prendre, ainsi que la crainte que j’avais pour ma vie. » Il s’exprime ainsi dans son testament, et il ajoute : « Ma plus grande faute est de n’avoir pas assez ressenti les injustices et les meurtres dont mes frères étaient les victimes. » Il avoue que son danger personnel lui a ouvert les yeux sur le danger des autres. Il ne se reproche pas, non plus, d’avoir bénéficié du secours de l’Angleterre, comme le roi bénéficia du concours de l’Espagne. Mais des souvenirs cuisants le poursuivaient de leurs aiguillons ; l’acharnement des combats, l’atrocité des représailles, les pillages, les profanations, les cruautés bestiales. Et cela, dans les deux camps ; le noyau des vrais Réformés, luttant par conviction, était entouré d’une masse de soudards, sensuels et féroces. Au surplus, parmi les Calvinistes, si les uns combattaient pour des raisons religieuses, les autres se battaient pour des raisons politiques ; certains chefs hésitaient, même, sur les a-t-on suffisamment médité le sens philosophique et la signification religieuse de ce hardi passage du testament de Coligny ? « Je sais qu’en quittant cc monde il faut que je comparaisse devant le trône de Dieu, pour y recevoir ma sentence. Or, je veux qu’il prononce ma condamnation, si je mens en disant que mon plus vif désir est que Dieu soit servi partout, et principalement dans ce royaume, en toute pureté. Ce que je désire ensuite, c’est que ce royaume soit conservé ». Coligny est animé d’un esprit universaliste ; que Dieu soit servi « partout », tel est son idéal suprême. La conservation du pays de France vient au second plan : « ensuite ». C’est bien la hiérarchie des requêtes en l’Oraison dominicale. Jésus, en effet, ne s’est pas borné à dire : « cherchez premièrement le Royaume de Dieu » ; mais il nous a enseigné à prier : « Ton règne vienne ! » avant même de réclamer notre pain quotidien. Tel était l’ordre des grandeurs dans l’âme des prophètes d’Israël ; tel est le sublime et mystérieux paradoxe du patriotisme chrétien, qui reste incompréhensible au monde, et qui scandalise le nationalisme païen de la Cité antique ou de l’Etatisme moderne. Dans son testament, Coligny s’est élevé sur les plus hautes cimes de l’internationalisme évangélique, vrais motifs à mettre en avant ; insister sur les mobiles religieux, c’était fortifier la persécution des hérétiques ; insister sur les mobiles politiques, c’était légitimer la punition des rebelles.
Si les protestants, répondant avec plus d’ensemble aux appels de Catherine, avaient su préparer une action militaire de grande envergure, et s’imposer promptement par un succès décisif, le chancre des haines civiles aurait moins rongé la substance même de la nation. Mais ce corps à corps de plusieurs années, où les adversaires s’entre-mordaient comme des chiens, et se séparaient, tout ruisselants de sang, avec le rageux espoir de se venger !…
Michelet écrit : « La Réforme devait succomber. D’abord, comme spiritualiste, en un temps de sensualité païenne. Ensuite, comme une entreprise de la majorité du peuple. (La vieille mentalité juridique et romaine s’attardait à la formule : une foi, une loi, un roi.) Enfin, elle devait succomber, à cause de son indécision sur la question capitale de la légitimité de la résistance. » Dans le parti catholique, au contraire, « sur cette question du glaive, une violente et terrible unanimité ».
La guerre civile, voulue par les chefs « papistes », acceptée par les chefs « huguenots », laissa derrière elle, en France, un relent de rancoeurs sauvages, et des haines inexpiables. Elle aboutit, cependant, à la paix de Saint-Germain (5 août 1570), arrachée par Coligny à l’inquiétude et à la fatigue de la Cour. Le traité stipulait que le culte catholique était rétabli, partout où il avait été suspendu ; mais que la liberté de conscience était garantie dans tout le royaume. Le libre exercice du culte réformé était accordé en des cas stipulés. Les protestants étaient admis à toute espèce de charges. Les arrêts rendus contre eux étaient abolis. Les biens confisqués étaient restitués. Les places de La Rochelle, Cognac, Montauban, La Charité, étaient livrées aux Réformés, pour deux ans, en garantie de l’exécution de l’Edit. Ordre aux représentants de l’Etat de s’engager, par serment, à respecter l’Edit. Peine capitale contre ceux qui tenteraient de s’y opposer par la force.
Qu’aurait pensé Charlotte de Laval devant le résultat de ses larmes ? Elle n’était plus de ce monde.
Demeuré veuf, Coligny se remaria. Il épousa une jeune veuve, qui fit le sacrifice de ses terres, en Savoie, pour s’unir à l’Amiral, qu’elle rejoignit à La Rochelle. Son mari prit part, dans cette ville, en 1571, au premier Synode national, autorisé par le roi. On y arrêta le texte définitif de la Confession de foi des Eglises réformées, rédigée à Paris, douze années auparavant, dans un synode secret.
Coligny avait dépassé la cinquantaine. Grave, intègre, courageux, fermement patriote et ardemment chrétien, il s’imposait à tous, amis et ennemis, par la dignité de sa vie et la hauteur de son caractère. Mais ce personnage de premier plan n’avait jamais donné la mesure, tant les circonstances, tragiques, l’avaient constamment desservi.
Il fut presque toujours malheureux dans ses entreprises, contrecarrées par le fanatisme religieux et les passions politiques. C’est grâce à Coligny que le duc de Guise prit Calais, mais c’est grâce à Guise que l’Amiral perdit Saint-Quentin. Il fut le premier de nos hommes d’Etat à essayer la fondation de colonies françaises, refuge assuré aux pionniers de la liberté de conscience ;· mais ses efforts, soit au Brésil, soit en Floride, échouèrent : les colons huguenots périrent par le couteau romain. Résolument voué à la tâche de pacifier les esprits, il fut soupçonné d’avoir inspiré la Conjuration d’Amboise, ou l’assassinat de François de Guise. Tour à tour, honni ou exalté par Catherine de Médicis, il fut entrainé malgré lui dans la guerre civile, qui l’accabla de souffrances physiques et morales, ruina sa famille, et concentra sur lui d’effroyables haines. Le Parlement promit 50.000 écus à qui le livrerait. Le roi fit ajouter : « Mort ou vif »
Cependant, tel était l’ascendant moral du grand huguenot, qu’après la paix de Saint-Germain, son influence à la cour s’affirma prédominante. Avec une perspicacité géniale, il exposa le plan d’une politique vraiment française : aider les Pays-Bas, révoltés contre l’Espagnol ; résister aux ambitions de la Maison d’Autriche, en s’appuyant sur les princes protestants. C’était déjà le programme qu’appliquèrent, plus tard Henri IV et Richelieu.
Ces vues agréaient à Charles IX. Il embrassa Coligny, quand celui-ci vint s’établir à la Cour, et s’écria joyeux : « Nous vous tenons, vous ne nous échapperez pas ! » Il ne pensait pas si bien dire… Les événements apportèrent un terrible commentaire à ses paroles, prononcées de bonne grâce ; en attendant, le roi fit siéger Coligny dans son Conseil, et lui donna 100.000 livres pour réparer son château. L’Amiral poussait, toujours davantage, à une guerre qui lui semblait hélas ! deux fois utile ; d’abord, pour occuper au dehors la noblesse française, car les seigneurs, au lendemain des troubles civils, risquaient encore d’en venir aux mains ; ensuite, pour affermir en Europe la cause de l’Evangile. Catherine de Médicis, pratiquant son jeu de bascule, essaya de retourner le roi contre l’Amiral ; on le déclarait capable de reprendre les armes contre l’Etat, si les Réformés augmentaient leur puissance. Quant à l’entourage de la reine, il s’était juré de tuer Coligny, selon la maxime lancée par le duc d’Albe, tortionnaire des Flandres : « Une seule tête de saumon vaut mieux que cent têtes de grenouilles. »
La faction romaine résolut de frapper le grand coup. Il fallait profiter du rassemblement des chefs huguenots à Paris, pour le mariage d’Henri de Navarre, prince Réformé, avec une sœur de Charles IX.
La cérémonie nuptiale eut lieu, le 18 août, à Notre-Dame. Dans la cathédrale étaient suspendus plusieurs drapeaux protestants, trophées des guerres civiles. Coligny dit à son voisin : « Bientôt, on les remplacera par d’autres, plus agréables à voir. » Il pensait aux bannières qu’il ôterait aux Espagnols.
Après la fête, l’Amiral prolongea son séjour à Paris. Il voulait s’occuper de ses cordigionnaires ; il avait appris avec indignation que les catholiques, dix jours auparavant, avaient tué dans les bras maternels un enfant que le pasteur venait de baptiser. Mais Coligny, en restant sur place, risquait, lui-même, sa vie. Il avait reçu des avertissements ; entre autres, une lettre portant ces mots : « Souvenez-vous qu’une femme étrangère, d’une famille des papes, et naturellement fourbe, ne peut manquer de se porter aux dernières extrémités. Il faut vous retirer de la Cour, qui n’est qu’un cloaque infecté. » Même, à son dernier départ de Châtillon, une paysanne s’était jetée à ses pieds en prononçant des paroles troublantes : « Ah ! notre bon maître, je ne vous reverrai jamais, si vous allez à Paris, car vous y mourrez ! » Puis, se tournant vers la femme de l’Amiral, elle s’écria : « S’il va une fois à Paris, il n’en reviendra jamais, et sera cause de la mort de plus de dix mille hommes après lui. » Pathétiques pressentiments !
Le 22 août, comme il sortait du Louvre, un serviteur des Guise lui remit un placet ; il ralentit sa marche pour le lire. A ce -moment, il se trouvait en face d’une fenêtre grillée, derrière laquelle, depuis trois jours, guettait l’assassin. Un coup de feu… Le galop d’un cheval emportant le meurtrier… L’Amiral saigne à la main, et au bras gauche.
Ses amis le soutiennent ; il arrive, pâle, à la demeure qu’il occupait, tout près de là, dans la rue de l’Arbre-Sec, laquelle existe encore ; l’emplacement de la maison est marquée par une plaque de marbre, au numéro 144 de la rue de Rivoli.
Le chirurgien huguenot, Ambroise Paré, accourt. Il pratique deux incisions au bras pour extraire la balle ; il ampute le doigt fracassé, au prix de trois opérations. Vives souffrances. Le blessé dit : « Mes amis, pourquoi pleurez-vous ? Je m’estime heureux d’avoir reçu ces blessures pour le nom de Dieu… Prions le Seigneur qu’il m’accorde le don de persévérance. » Après que le pasteur Merlin eut prié, Coligny ajouta : « Si Dieu me traitait selon mes mérites, j’endurerais des souffrances bien plus grandes. Béni soit le nom de Dieu, qui use d’une telle douceur et clémence envers son indigne serviteur ! » Il déclara qu’il pardonnait à celui qui l’avait frappé, comme à ceux qui avaient armé l’assassin. Puis il s’écria : »Seigneur, aie pitié de moi par ta grande miséricorde !… J’ai rejeté toutes les fables des dieux, et je t’adore seul… »
Quand il apprit l’attentat, le roi jouait à la paume. Saisi de colère, il se répandit en jurons ; et, brisant sa raquette, il s’écria : »N’aurai-je donc jamais de repos ? » Quatre heures plus tard, il visita l’Amiral blessé ; l’appelant son « père », il lui déclara : »Je sais que vous êtes un homme de bien, bon Français, et que vous aimez l’accroissement de mon Etat. »
Coligny saisit l’occasion. Il rappela qu’en effet, loin d’être un perturbateur de l’Etat, il avait défendu les édits de Sa Majesté contre ceux qui les violaient. Il supplia le roi d’intervenir en Flandre, où plusieurs villes désiraient sa protection. Il parla du meurtre d’un enfant entre les bras de sa mère, parmi les protestants de Troyes. et demanda le châtiment des coupables ; il fallait maintenir l’Edit de pacification. Le roi répondit, sur ce dernier point, que des commissaires avaient été envoyés dans les provinces pour en assurer l’observation. Catherine confirma la chose. « Oui, reprit Coligny, mais de ceux qui ont mis ma tête au prix de cinquante mille écus. »
Des mots comme celui-là inquiétaient l’entourage de Charles IX. Qu’arriverait-il si le roi, dominé par l’Amiral, cherchait à le venger ? Le sang de l’illustre arquebusé faisait une piste rouge qui menait droit aux Guise ; et ceux-ci, démasqués, divulgueraient la complicité de la reine mère. Seule, une audace impudente pouvait sauver les conspirateurs. Puisqu’un chasseur maladroit avait seulement blessé la bête, il fallait achever celle-ci … Et sur son corps, enfin abattu, on amoncellerait les cadavres. Toutes les dispositions étaient prises pour nettoyer Paris de huguenots. Les espions de Catherine, faufilés par traîtrise dans les assemblées de leurs prétendus « frères », avaient livré des listes de Réformés, marqués pour l’abattage. De plus, dans chacun des seize quartiers de la ville, on avait relevé, sur le rôle des impôts, les noms et les adresses des calvinistes qui exerçaient une profession ; on avait ainsi préparé, avec application, en vue de l’égorgement systématique, une sorte d’« annuaire du commerce », qui devint un palmarès du martyre.
Si près du but, comment reculer ? Le dernier et faible obstacle à jeter bas, c’était la volonté du roi, un jeune homme de vingt ans, sans principes, sans scrupules, sans caractère, qu’on manoeuvrait par la peur, et qui, dans ses crises de colère, perdait tout contrôle de ses paroles. Les affidés l’entourèrent, le chambrèrent ; on le tritura comme les policiers travaillent un prisonnier pour lui suggérer, ou lui arracher, le mot qu’on veut extorquer à sa lassitude ... Il résista : « Je ne permets pas qu’on touche l’Amiral ; je ne puis violer ma parole royale. » La palabre tragique se prolongea durant une heure. Brusquement, la reine, à bout de ruses, de calomnies et de mensonges, s’adressa au futur Henri II et s’écria : « Fuyons la Cour pour échapper au péril. Ton frère manque de courage, c’est un lâche ! »
Le coup porta. Ecoutons un témoin, ce frère même de Charles IX : « Le roi se leva et nous dit, de fureur et de colère, en jurat (3) ; « Puis que nous trouvions bon qu’on tuât l’Amiral, qu’il le voulait, mais aussi tous les Huguenots de la France, afin qu’il n’en demeurât pas un qui lui pût reprocher par après… Et, sortant furieusement, nous laissa ; nous avisâmes, le reste du jour, et une bonne partie de la nuit, ce qui sembla à propos pour l’exécution d’une telle entreprise. »
(3) Il prononça le mot de Cambronne.
Le mot féroce : « Tuez tout, tuez tout ! » lancé par un roi de France contre les meilleurs de ses sujets, resterait cependant inexplicable, si le pauvre sire n’avait eu les oreilles rabattues de cette formule que lui inculquaient, à l’envi, depuis tant d’années, hommes d’Etat et princes d’Eglise. De plus, il ne devait pas ignorer la minutie des arrangements pris par les conjurés pour assurer la perpétration du forfait. – « Tuez tout ! » Ce cri de sombre rage n’avait rien de l’hyperbole romantique : emporté par la passion, le misérable a réellement cru, un instant, à la possibilité du crime intégral : parfaite annihilation des huguenots, extirpation totale de l’hérésie.
« Tuez tout ! Tuez tout ! » Les assassins n’attendaient point pareille aubaine. Le protecteur de la « Foi » dépassait leurs pieuses espérances. Voilà, vraiment, les dévots comblés ! La tripartite hostie des triumvirs devenait surnaturelle Corne d’abondance... On ne perdit point de temps pour déclencher le mécanisme infâme de la tuerie ; au cours d’un entretien secret avec des chefs sûrs, dans le jardin des Tuileries, la reine, en humant le parfum des fleurs, s’était préparée à renifler l’odeur du sang.
Le 24 aout 1572 (le calendrier de l’Eglise marque : Saint-Barthélemy), peu après minuit, deux cents seigneurs huguenots, hôtes du roi, logés au Louvre, furent traitreusement rassemblés, sans armes, dans la cour du palais, et massacrés comme des moutons à l’abattoir. Leurs exclamations de stupeur et leurs cris de rage, leurs supplications aux meurtriers leurs malédictions contre le roi félon, leurs sanglots, leurs blasphèmes, leurs hurlements de souffrance leurs adieux pathétiques à leurs familles lointaines aux épouses et aux enfants inconscients du drame, leurs fermes paroles de résignation stoïque, leurs élans sublimes de foi chrétienne, leurs prières étranglées vers le ciel, - tout -cela, pêle-mêle, alla heurter les sombres murailles du Louvre, muettes comme le Destin. Le sang des victimes, noir dans la nuit, mais rougeoyant aux flambeaux, élargit son épaisse flaque en ruisseaux ralentis ; et cette pourpre royale resta figée sous les étoiles silencieuses.
Vers deux ou trois heures du matin, le clocher de l’église Saint-Germain-l’Auxerrois donna le signal convenu aux sicaires du dehors ; dans l’étroite rue de l’Arbre-Sec roula, sinistrement, en vagues de bronze, le tocsin fatal. Devant la maison de Coligny, le frère du roi, sous prétexte de protéger le blessé, avait posté un nommé Cosseins. Brusquement, Guise apparait : · la sentinelle, qui veillait sur Coligny, reçoit l’ordre d’égorger l’Amiral. Les spadassins envahissent la cour, et tuent deux gardiens ; puis ils défoncent la porte de l’escalier, qu’ils gravissent tumultueusement.
Au bruit, Coligny se lève, et dit à son aumônier : « Faites-moi la prière. » Puis il supplie ses fidèles de fuir ; deux s’éloignent, un seul reste. Soudain, surgissent les forcenés, brandissant leurs armes. L’un d’entre eux, le Suisse Besme, se rue vers la victime désignée : « Es-tu l’Amiral ? - Jeune homme, tu devrais avoir pitié de ma vieillesse. Mais tu n’abrégeras rien. » Le meurtrier lui plongea son épée dans la poitrine. Coligny tomba ; les autres soudards s’acharnèrent sur lui ; ils étaient sept ; on connaît leurs noms : Sarlabos, Attin, Tosinghi, Petrucci, Roch, Burq, Grossenfelder … L’Amiral respirait encore ; quand on le jeta dans la cour, il s’accrocha par les mains au rebord de la fenêtre.
Le duc Henri de Guise le retourna, dit-on, d’un coup de pied. La tête fut coupée, puis portée au Louvre par Petrucci ; ce qui lui valut sans doute un « pourboire », et une belle anecdote à raconter.
La populace mutila le cadavre et s’en amusa. On l’abandonna dans une écurie ; puis, trainé jusqu’à la Seine, il fut jeté à l’eau, repêché enfin, pendu par les jambes au gibet de Montfaucon.
Plus tard, accompagnée du roi, Catherine de Médicis lui rendit visite, en se bouchant les narines. « Un ennemi mort sent toujours bon », déclara Charles IX. Un bel esprit improvisa ce quatrain :
Ci-gît (mais c’est mal entendu
Ce mot pour lui est trop honnête),
Ici, l’Amiral est pendu
Par les pieds, faute de tête
Sur ordre du roi, on envoya chercher les enfants de Coligny à Châtillon ; les cadets seuls arrivèrent à Paris ; on eut soin de leur montrer les restes informes de leur père. Les assassins avaient tué le gendre de l’Amiral, sur un toit où il s’était réfugié.
La veuve de Coligny gagna la Savoie, pour y vivre sur ses terres. Le prince de cette région l’emprisonna, et lui enleva l’enfant qu’elle mit au monde avant la fin de l’année. La captivité de la malheureuse dura vingt-neuf années, jusqu’à sa mort.
Quatre jours après le massacre, le président du Parlement reçut Charles IX avec solennité ; il lui adressa la louange suivante : « Celui-là sait régner, qui sait dissimuler. »
Quelques semaines plus tard, le plus haut tribunal de l’Etat déclarait l’Amiral coupable de conspiration contre le Royaume, ennemi de la tranquillité publique. On décida que ses biens seraient confisqués, sa mémoire déclarée infâme, ses armes trainées à la queue des chevaux, ses statues et portraits détruits, son château démoli, ses arbres coupés ; une colonne, avec plaque de cuivre, relatant l’arrêt, serait élevée sur l’emplacement de sa demeure à Châtillon. En outre, ses enfants furent déclarés roturiers, incapables de tester, indignes d’occuper une fonction dans l’Etat.
Ainsi fut traité celui dont un historien non protestant a pu dire : « Il est le héros du devoir, de la conscience. J’ai beau l’examiner, le sonder, le discuter, il résiste et grandit toujours. »
Pour conclure, écoutons Gaspard de Coligny, lui-même, dont le testament spirituel s’affirme en ces paroles austères, pures, et vraiment évangéliques : « J’oublierai bien volontiers toutes choses qui ne toucheront que mon particulier, soit d’injures ou d’outrages, pourvu qu’en ce qui touche la gloire de Dieu et le repos du public, il puisse y avoir sûreté. »