Théologie Systématique – II. Apologétique et Canonique

Article I
Vérification de la religion naturelle

Dès l’éveil de ma conscience, je me suis trouvé placé au sein d’un univers plein de mystères et de merveilles, et dont le spectacle, tour à tour attrayant ou terrible, me réjouit ou m’attriste, me relève ou m’accable. J’y trouve, d’une part, mille causes bienfaisantes qui semblent organisées en vue de moi et de mes semblables, pour l’entretien et même l’embellissement de la vie humaine. Les biens abondent de toutes parts. Il ne me faut pas beaucoup de temps et d’effort pour reconnaître dans la nature qui m’environne les traces d’un ordre et d’une harmonie qui, pour être souvent troublés, ne se démentent jamais, et une correspondance continue entre certains phénomènes situés en dehors de mon action et les besoins que je ressens. Soit que je regarde au-dessus de moi et que je m’égare dans les infinis des cieux, soit qu’inclinant la tête, je me plonge dans les arcanes d’une goutte d’eau ou d’une fleur, je retrouve dans la perfection de l’ensemble la correction des plus infimes parties, et je suis les vestiges d’une sagesse aussi étonnante par la grandeur des résultats qu’elle poursuit que par la simplicité des moyens qu’elle emploie ; je salue les témoignages d’une bonté inépuisable envers tous les êtres sensibles qui habitent la terre, mais tout spécialement envers les hommes.

Placé que je suis entre deux univers dont l’un accable mon imagination par les immensités qu’il me découvre et qui m’en font pressentir de plus lointaines, et dont l’autre la déconcerte plus encore, si possible, par la division infinie de ses atomes, je me demande d’où je viens, où je suis et qui je suis, et si je serais par hasard le seul maître intelligent et libre de ces deux mondes.

Mais en même temps que j’admire, je m’effraie et m’attriste.

Les cieux qui resplendissent au-dessus de ma tête dans leur calme pérennité, sources inépuisables de chaleur et de lumière pour les habitants de la terre, mieux scrutés par une science avide de saisir sous les phénomènes les essences constantes des choses, et de remonter de la multiplicité des effets à la simplicité des causes, m’apparaissent comme un système de masses, mues par des nécessités propres, sans arrêt, sans déviation, sans fatigue, dans leurs routes immuables ; et les merveilles même qui réjouissent mes sens, couleurs et harmonies descendues à moi des sphères célestes, ou se jouant autour de moi à la surface de la terre, se décomposent soudain, sous l’implacable tranchant de l’analyse, en effets de vibrations incolores et muettes.

Si j’étais placé tout à coup, témoin solitaire, au centre de ces espaces illimités et de ces éternels silences, au lieu d’une volonté toute-puissante, consciente d’elle-même, sage et bonne, reine des siècles, posant les commencements et les fins des choses, habitant le foyer des rayons qui éclairent et vivifient l’univers, je ne verrais que des globes passant autour de moi avec la rapidité de l’éclair.

Et cette nature, qui m’écrase de son inconsciente immensité, me tourmente par ses caprices, où plus d’une fois j’ai cru reconnaître les jeux d’une ironie cruelle, d’une perfidie toute-puissante. Cette terre qui me porte et me nourrit vomit de temps en temps des fléaux aussi soudains et rapides que ses bienfaits avaient été lentement et chèrement acquis. Ce soleil qui m’éclaire et me réchauffe me refuse ses rayons au moment où ils me paraissent être le plus nécessaires, ou les darde sans pitié sur un sol qui appellerait les pluies du ciel. La lutte perpétuelle, acharnée, est sur cette terre la condition sine qua non de l’existence, et il semble que la rançon de toute vie et de tout progrès soit une mort ou un massacre. Mon corps même, ce merveilleux assemblage, qui réunit et me cache à moi-même tant de miracles et de mystères, ressemble en même temps à un instrument ébréché de toutes parts ; dévoré au dedans, il est à la merci du premier accident de la nature ; la chute d’une pierre, le déplacement d’une goutte peut éteindre en moi le flambeau de la vie, et il porte en lui-même les principes d’une dissolution inévitable.

Mais non seulement j’aperçois en moi et hors de moi des objets nuisibles ; j’en rencontre aussi, scandale plus grand encore peut-être, plusieurs inutiles, ou dont l’utilité est passée, comme s’ils étaient les rejets de quelque cause efficiente et inconsciente d’elle-même, produisant pour produire, ignorante des fins qu’elle réalise.

Telle est donc cette nature qui m’environne et dont moi-même je fais partie, toute composée d’ordre et de désordre, tour à tour et tout ensemble bienfaisante et pernicieuse, créatrice et destructrice, consciente de ses effets, toute pleine d’intentions, ignorante des actes qu’elle accomplit et des buts qu’elle poursuit ; prévoyante jusque dans les plus intimes détails, et fatale, irrésistible dans les forces qu’elle déchaîne ; féconde en trésors et en ruines ; livrant ses secrets les plus transcendants aux divinations de l’homme et prodiguant ses défis au génie même dans le cours des choses et des faits quotidiens.

Mais si, détournant mes regards de la nature, je les porte sur le spectacle que donne l’humanité, à l’ouïe des clameurs d’angoisse et de rage qui s’ajoutent aux concerts discordants des éléments, mes scandales redoublent avec mes étonnements ; et l’on dirait que l’indifférence de la Cause suprême pour les tumultes qui depuis des milliers d’années montent de la terre jusqu’à elle, gémissements des victimes de la nature ou de l’homme et éclats de la force triomphante, n’a d’égale que la sérénité de la loi universelle traçant et retraçant éternellement les cours des saisons et les orbites des mondes.

Comment nous étonner que la même cause, le spectacle de l’univers, ait inspiré tour à tour des adorations et des fureurs.

A preuve que le génie scientifique peut s’accorder avec la foi des simples, et pourvu qu’il reste entendu que l’hommage apporté par l’homme à son Créateur honore l’être qui le rend plus que celui qui en est l’objet et qui n’en a pas besoin, nous nous plaisons à reproduire, après M. E. Naville, la profession religieuse de l’inventeur de la loi de la gravitation universelle :

« Le Maître des cieux régit toutes choses, non comme étant l’âme du monde, mais comme étant le Souverain de l’univers. C’est à cause de sa souveraineté que nous l’appelons le Dieu souverain. Il régit toutes choses, celles qui sont et celles qui peuvent être. Il est le Dieu un et le même Dieu partout et toujours. Nous l’admirons à cause de ses perfections ; nous le vénérons et l’adorons à cause de sa souveraineté. Un Dieu sans souveraineté, sans providence et sans but dans ses œuvres, ne serait que le destin ou la nature. Or, d’une nécessité métaphysique aveugle, qui est partout et toujours la même, nulle variation ne saurait naître. Toute cette diversité des choses créées selon les lieux et les temps (qui constitue l’ordre et la vie de l’univers), n’a pu être produite que par la pensée et la volonté d’un être qui soit l’être par lui-même et nécessairementi. »

iLa physique moderne, 2e édit., page 172.

En face de ces sublimes paroles, accordons une place aux imprécations en prose et en vers de Mme Ackermann :

« Considéré de loin, à travers mes méditations solitaires, le genre humain m’apparaissait comme le héros d’un drame lamentable qui se joue dans un coin perdu de l’univers, en vertu de lois aveugles, devant une nature indifférente, avec le néant pour dénouement.

Elle n’a qu’un désir, la marâtre immortelle,
C’est d’enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor.
Mère avide, elle a pris l’éternité pour elle,
     Et vous laisse la mort.

Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ;
Le reste est confondu dans un suprême oubli.
Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître ;
     Son vœu s’est accompli.
*

A l’exemple d’Anselme et de Descartes, on a plus d’une fois prétendu réduire la croyance à l’existence de Dieu au rang des vérités logiques, soumises au contrôle unique de la raison pure, dont la démonstration serait contraignante pour toutes les intelligences normales, et supposerait chez les négateurs de cette vérité nécessaire une infirmité de la pensée plutôt encore qu’un vice du cœur. Cette prétention devrait avoir pour corollaire le fait démenti par l’expérience quotidienne que la fermeté de la croyance religieuse se mesurerait au degré de la capacité intellectuelle, que la hauteur et la puissance intellectuelles seraient incompatibles avec la négation d’un Dieu personnel. Or, nous maintenons le principe conforme à toutes les prémisses énoncées jusqu’ici, et qui ne pourra que recevoir une nouvelle confirmation des développements subséquents, que l’existence de Dieu n’est pas plus un théorème qu’un phénomène ; qu’elle est un noumène, c’est-à-dire un objet de foij. Ce n’est point à dire que notre raison soit offensée ; elle est au contraire satisfaite par l’affirmation de l’existence d’un Dieu personnel, dont le rejet suscite certainement, comme nous nous réservons de le montrer, les difficultés les plus graves de l’ordre rationnel et logique. Mais autre chose est de dire que l’athéisme ne satisfait pas plus la saine raison que le cœur, et de prétendre conférer à la croyance à l’existence de Dieu le caractère d’une évidence pareille à celle des vérités physiques ou mathématiques.

j – Sur notre définition du noumène, voir tome I ; et notre article : A propos de noumènes, Revue théologique de Montauban, 1887, n° 3.

« Il n’y a, dit Kant, que trois preuves possibles de l’existence de Dieu par la voie de la raison spéculative : ou bien on part de l’expérience déterminée et de la nature particulière, révélée par celle-ci, du monde de nos sens pour s’élever de là selon les lois de la causalité à la cause suprême, transcendante au monde ; ou bien l’on suppose une expérience purement indéterminée, une existence empirique quelconque, ou enfin l’on fait abstraction de toute expérience en concluant purement a priori de pures notions à l’existence d’une cause suprême. La première preuve est la physico-théologique (ou téléologique, comme elle est appelée aujourd’hui) ; la seconde est la cosmologique, la troisième, l’ontologiquek. »

kKritik der reinen Vernunft, 2e édit. Reclam, page 467.

L’argument souvent invoqué autrefois, que l’on tirait du consensus generis humani, tombait doublement à faux et ne nous occupera pas longtemps. Il est faux en droit, car le consentement, même unanime, du genre humain ne saurait être le critère du vrai ; et en fait, puisque cette unanimité dont il faudrait excepter en premier rang quelques centaines de millions de boudhistes, se transformerait en minorité si l’on prenait le sage parti de n’accepter comme élément de la démonstration que la croyance monothéiste et théiste.

C’est à Aristote que l’on rapporte généralement l’honneur de l’invention de la preuve cosmologique ou du moins, en supposant à l’origine du mouvement universel un moteur suprême immobile, le mérite d’en avoir fourni les éléments essentiels à ses après-venants. Mais cette cause première du mouvement était en même temps la cause finale de l’attraction inhérente à la matière.

La preuve cosmologique fut reprise par Jean Damascène, puis, plus tard encore, développée et présentée, avec tout l’appareil de l’argumentation dialectique, dans la Summa de Thomas d’Aquin, d’où elle passa dans la tradition scolastique.

L’argument dit ontologique, dont la première idée remonte au traité d’Augustin De libero arbitrio, plus haut encore, à la théorie platonicienne des idées, divines génératrices des choses finies, a reçu sa forme classique d’Anselme, puis de Descartes, qui lui ont donné leurs noms. Il leur a été emprunté par Spinosa, dans l’intérêt de la thèse panthéiste, par Leibnitz et par Wolff.

Les preuves de l’existence de Dieu ont trouvé grande faveur dans l’ancienne dogmatique protestante, à commencer par Mélanchton qui, dans ses Loci, n’énumère pas moins de neuf demonstrationes ; mais elles ont rencontré dès lors, soit dans le domaine de la philosophie ou de la théologie, autant d’adversaires que de partisans. Parmi les premiers, nous pouvons nommer Pascal, Kant, Schleiermacher, et parmi les théologiens modernes, Philippi, Beck, Ebrard et Ritschl ; au nombre de leurs partisans, mais de plus en plus compromettants pour le crédit qui leur était accordé : Rothe, Pfleiderer, Biedermannl.

l – Voir l’historique des preuves de l’existence de Dieu, Studien und Kritiken, Art. Köstlin : Die Beweise des Daseins Gotles, 1875, pages 601 et sq. ; 1876, pages 7 et sq. ; Manuel de philosophie, par Jacques, Simon et Saisset, Théodicée, sect. II.

« Les preuves de Dieu dites métaphysiques, a dit Pascal en pensant sans doute de préférence à l’argument ontologique, qui venait d’être produit de nouveau par Descartes, sont si éloignées du raisonnement des hommes et si impliquées qu’elles frappent peu, et quand cela servirait à quelques-uns, ce ne serait que pendant l’instant qu’ils voient cette démonstration, mais une heure après ils craignent de s’être trompés. »

« Je vais prouver, écrit Kant à son tour, que la raison est aussi impuissante à rien exécuter sur la voie empirique que sur la voie transcendante, et que c’est en vain qu’elle étendra ses ailes pour s’élever au-dessus du monde des sens par la seule force de la démonstration… »

Il reproche à l’argument ontologique de franchir illicitement la distance de la pensée de l’être à l’être lui-même, de transformer subrepticement un jugement analytique en jugement synthétique.

Kant distingue les jugements analytiques et les synthétiques en ce que les premiers n’expriment rien de plus dans le prédicat que ce qui est contenu dans l’idée du sujet (le soleil est un astre) ; tandis que, dans les seconds, le prédicat ajoute quelque chose à cette idée (le soleil est un centre). Les jugements synthétiques eux-mêmes se distinguent en jugements a priori, selon que l’élément ajouté par le sujet est fourni par la raison pure (argument ontologique, par exemple), et en jugements a posteriori, si cet élément est fourni par l’observation des faits (arguments cosmologique et téléologique).

« La nécessité inconditionnelle des jugements n’est pas une nécessité absolue des choses. Car la nécessité absolue des jugements est une nécessité purement conditionnelle de la chose ou du prédicat dans le jugement. Si je dis qu’un triangle a trois angles, je ne dis pas que les trois angles sont absolument nécessaires, mais c’est seulement sous la condition que le triangle existe que les trois angles y sont nécessairement…

Que je supprime le prédicat dans un jugement identique et que je conserve le sujet, il y a contradiction, et c’est pour cela que je dis que le prédicat convient avec nécessité au sujet. Mais que je supprime le sujet en même temps que le prédicat, il n’y a plus de contradiction, car il n’y a plus matière à contredire. « Dieu est tout-puissant », c’est là un jugement identique. La toute-puissance ne saurait être éliminée si vous supposez l’existence d’une divinité, c’est-à-dire d’un être infini, dont la notion est identique à celle de la toute-puissance. Mais si vous dites : Dieu n’est pas, il n’y a plus ni toute-puissance ni aucun autre attribut, car tous sont supprimés en même temps que le sujet lui-même, et cette proposition ne contient pas la moindre contradiction…

Ainsi dans la formule : Dieu est tout-puissant, qui contient deux idées, celle de Dieu et celle de tout-puissant, le mot est n’est pas un prédicat surajouté, mais il exprime seulement le rapport du prédicat au sujet. Si je comprends le sujet Dieu avec tous ses prédicats (y compris la toute-puissance) et que je dise : Dieu est, ou : Il y a un Dieu, je n’ajoute donc aucun prédicat à la notion de Dieu ; sujet et prédicat se couvrent l’un l’autre, et il ne saurait rien s’ajouter à l’idée exprimant la simple possibilité par le seul fait que je pense l’objet de cette idée absolument donné. Le réel ne contient donc rien de plus que le simple possible, et cent écus réels ne contiennent absolument rien de plus que cent possibles. »

Nous accordons que Kant a indûment affaibli l’argument ontologique en assimilant un effet comme l’idée de cent écus, dont l’objet est de l’ordre terrestre, à l’idée de Dieu, dont on dira que sa présence en moi suppose nécessairement la réalité d’une cause de cette idée supérieure à moi-même. Mais l’objection de fond n’en conserve pas moins toute sa force, et l’argument ontologique n’échappe à la tautologie que pour devenir une pétition de principe.

« La preuve cosmologique, appelée par Leibnitz a contingentia mundi, repose sur le principe naturel prétendument transcendantal de la causalité : que tout contingent a sa cause, laquelle, si elle est contingente elle-même, doit avoir également une cause jusqu’au point où la série des causes subordonnées les unes aux autres s’achève dans une cause absolument nécessaire, sans laquelle elle ne serait pas complète. »

« Ainsi, continue Kant, la preuve cosmologique retient, à l’exemple de la preuve ontologique, la liaison de la nécessité absolue avec la plus haute réalité ; mais au lieu de conclure, comme la précédente, de la plus haute réalité à la nécessité de l’existence, elle déduit de la nécessité d’un être donné d’avance comme inconditionnel sa réalité illimitée. »

Kant signale tout d’abord une fraude cachée dans l’argument cosmologique, consistant à prétendre et à paraître s’appuyer, à la différence du précédent, sur l’expérience, quitte à la congédier dès le premier pas pour recourir de nouveau à la méthode purement dialectique, lorsqu’il s’agit de donner un contenu réel et concret à l’idée de l’être absolument nécessaire ; de joindre, par delà toute expérience, des qualités déterminées et vivantes (la personnalité, par exemple) à l’idée abstraite de l’absolue nécessité.

« Si la proposition qui est le nervus probandi de la preuve cosmologique : « Tout être absolument nécessaire est en même temps le plus réel », était vraie, il serait possible de la retourner en celle-ci : « Tout être absolument réel est en même temps nécessaire » ; ce qui nous ramène au procédé purement dialectique de la preuve ontologique que l’on avait prétendu éviter. »

Quant au fond, la preuve cosmologique encourt, entre autres, d’après Kant, les reproches suivants : 1° Le principe fondamental consistant à conclure de ce qui est contingent à une cause, ne peut avoir son application que dans le monde sensible, et n’a pas même de signification au delà de ces limites. Car la notion purement intellectuelle du contingent ne peut engendrer aucune proposition synthétique, comme celle de la causalité, laquelle n’a de signification et d’emploi que dans le monde sensible. 2° La conclusion tirée de l’impossibilité d’une série indéfinie de causes données les unes aux autres, en faveur de l’existence d’une cause première, laquelle n’est pas même justifiée dans le domaine de notre expérience, l’est bien moins encore si elle doit être prolongée au-delà, où cette chaîne n’atteint pas.

Kant ne refuse pas au troisième argument dit physico-théologique, qui, à la différence du précédent, s’édifie sur une expérience déterminée (le rapport constaté d’un effet particulier à une intention supérieure), certains avantages d’une réelle valeur. C’est le plus ancien, le plus clair, le mieux adapté au sens commun de l’humanité. Il vivifie l’étude de la nature qui lui procure à son tour une force toujours nouvelle. Ce serait dès lors une entreprise non seulement malheureuse mais inutile que de vouloir porter atteinte à la considération de cette preuve. Les éléments principaux qui la constituent sont les suivants :

1° Il se trouve de toutes parts dans le monde des signes certains d’un ordre intentionnel, réalisé avec une grande sagesse, aussi bien dans l’inexprimable variété de son contenu que dans la grandeur illimitée de son contour.

2° Cet ordre téléologique est absolument étranger aux choses du monde et ne s’attache à elles que fortuitement ; c’est-à-dire que la nature ne pourrait d’elle-même, par des moyens si diversement convergents, réaliser ces intentions finales de tant de choses différentes, si ces moyens n’étaient pas choisis et disposés spécialement à cet effet par un principe intelligent et ordonnateur, d’après des idées résidant au fond des choses elles-mêmes.

3° Il existe donc une (ou plusieurs) cause suprême et sage qui n’est pas la pure nature toute-puissante et aveugle, mais une intelligence opérant par la liberté.

4° L’unité de cette cause se laisse conclure avec vraisemblance et conformément à toutes les analogies, de l’unité des relations réciproques des parties du bel édifice du monde, aussi loin que notre observation peut atteindre.

Kant observe que l’on n’a établi par cette série de conclusions que la contingence de la forme, mais non pas de la matière ou de la substance du monde, car il faudrait avoir prouvé pour obtenir ce dernier résultat que les choses du monde seraient impropres à réaliser par elle-mêmes cet ordre et cet accord que nous y observons, si elles n’étaient pas, quant à leur substance, le produit d’une sagesse supérieure ; mais il y faudrait alors de tout autres arguments que ceux déduits des analogies de l’art de l’homme. Ainsi la preuve ne peut établir tout au plus que l’existence d’un architecte, d’ailleurs très limité dans son action par la qualité de la matière mise en œuvre par lui, mais non pas celle d’un Créateur du monde.

En outre il n’y a pas de proportion, selon Kant, entre la donnée de la prémisse, qui est une expérience nécessairement limitée, et la conclusion très déterminée qu’on tente d’en faire sortir, et qui ne comporte ni plus ni moins que l’existence d’un être possédant la toute-puissance, la toute-sagesse, la perfection en un mot.

M. Paul Janet s’est efforcé de montrer que ces deux objections de Kant se détruisent l’une l’autre, et que des deux difficultés élevées à la fois, une seule peut subsister, ce qui serait déjà d’ailleurs un résultat valable.

« D’une part, si l’on suppose une matière nécessaire, il faut supposer par la même raison que la cause qui donne la forme est nécessaire au même titre que la matière elle-même, et qu’elle existe par soi. C’est-à-dire que la cause organisatrice du monde est une cause absolue. Mais alors, remarque l’auteur, on voit que la première objection détruit la seconde, selon laquelle nous ne saurions nous élever d’un monde contingent à une cause absolue. Car l’hypothèse d’une matière préexistante, c’est-à-dire nécessaire, fournit l’étoffe de l’idée d’absolu dont j’ai besoinm. »

mCauses finales, page 448.

Non, répondons-nous ; une cause absolue qui aurait à compter avec un élément éternel et nécessaire comme elle-même, ne serait plus absolue.

Le critique passe à la seconde objection qui est censée détruire la première. « Si le monde est contingent, il l’est tout entier, matière et forme. La cause du monde pourra être contingente, relative, imparfaite, tout ce qu’il vous plaira ; mais elle sera la cause totale du monde sans partage avec une matière préexistante ; la seule cause qu’on pourrait exiger dans cette hypothèse, et on ne saurait demander rien de plus à une démonstration ». Mais Kant a voulu dire, non pas que la preuve ne donne aucun résultat, mais précisément que le résultat qu’elle donne est incomplet.

Si le passage absolument impossible de la voie empirique à la totalité absolue se fait cependant dans l’argument physico-théologique, si le gouffre est franchi, ce ne peut donc être de nouveau que grâce à une pétition de principe, en abandonnant à un moment donné les raisons empiriques, pour recourir à la preuve cosmologique à laquelle on empruntait le principe de la contingence absolue du monde, qui faisait conclure à l’existence d’une cause absolument nécessaire et absolument réelle.

Kant conclut que le dédain professé par les partisans de la preuve physico-théologique pour les preuves transcendantales ou spéculatives, et la prétention de s’en tenir aux données de la nature et de l’expérience sont d’autant moins justifiés, qu’ils ne se gênent pas pour abandonner la méthode empirique au moment où commence leur embarras, et s’élançant sur les ailes des idées, emporter le résultat que leur méthode avouée et appliquée avec conséquence leur refuserait.

Selon Ritschl, il ne saurait y avoir une véritable connaissance de Dieu en dehors de la révélation de Dieu en Jésus-Christ, et celle que peut nous fournir la prétendue révélation naturelle est imputable à la métaphysique et par conséquent illusoire.

Nous avons montré dans notre premier tome que la méthode de dialectique pure, flétrie du qualificatif métaphysique, n’est pas plus propre à la saine philosophie, qui recherche les témoignages primitifs et universels de Dieu dans la nature et l’histoire, qu’elle ne se justifie en présence de la révélation définitive de Dieu en Jésus-Christ. Les trois preuves traditionnelles, cosmologique, téléologique et ontologique sont issues, selon Ritschl, de l’intention chez les docteurs scolastiques de confirmer l’idée chrétienne de Dieu, déjà parfaitement assurée d’ailleurs dans leur foi, par la voie de la connaissance scientifique. Cette tentative née de la confusion de l’élément chrétien et de l’élément rationnel ne pouvait réussir.

« La preuve cosmologique est disposée de telle façon, écrit Ritschl, que cherchant une terminaison de la série des effets et des causes dans laquelle les choses sont ordonnées, on doit penser la cause première comme causa sui, qui n’est pas res causata, qui par conséquent est Dieu. Et la preuve téléologique signifie que si l’on cherche une terminaison de la série des moyens et des buts dans laquelle les choses sont ordonnées, on en vient à penser Dieu comme le dernier but qui n’est plus moyen. Mais considérées isolément, les idées de la première cause et du dernier but ne dépassent pas l’idée du monde, n’atteignent par conséquent pas l’idée chrétienne de Dieu. L’idée de causa sui, tout d’abord, n’est point spéciale de sa nature (specifischer Gedanke), propre à servir de terminaison à l’univers. Causa sui est toute chose considérée comme unité de ses caractères, sans préjudice du fait que cette chose peut être considérée comme l’effet d’une autre. On n’atteint le terme de la série que dès que l’on atteint une cause qui de la même façon dont elle est causa sui, est aussi causa omnium. Car c’est seulement dans ce cas que toute idée d’effet sera exclue de la notion de cette cause. Cette chose propre à être considérée comme la première cause de toutes les autres n’est rien autre que la substance du monde, la pluralité réduite à l’unité, laquelle est hétérogène à l’idée de Dieu. Car on doit sans doute concevoir le monde comme unité, pour expliquer la réciprocité des actions qui s’y passent. Mais la substance de ce monde sera exprimée plus clairement dans ce sens par la notion d’une loi générale de sa constitution que par celle d’une cause.

« La preuve téléologique porte en elle les mêmes difficultés. Si elle procède avant toute expérience d’une considération métaphysique, elle n’aura que la valeur d’une présomption, qui aura à attendre l’épreuve de l’expérience. Supposé que cette épreuve réussisse mieux qu’on n’a droit de l’espérer, l’assimilation de l’idée d’un dernier but avec la notion chrétienne de Dieu n’en restera pas moins prématurée. Car ce qu’Aristote appelle Dieu ne reste pas seulement fort en arrière de l’intégrité et de la plénitude de l’idée chrétienne de Dieu ; mais l’idée métaphysique du but du monde, terminant la série des moyens, ne sort pas des limites du monde dont elle exprime l’unité en elle-même.

Mais même si la distance qui sépare l’intention inspiratrice de ces deux preuves et leur résultat, pouvait être négligée, elles n’en auraient pas moins besoin d’un complément pour atteindre jusqu’à l’existence de Dieu. Car elles expriment seulement la pensée que si le monde doit être conçu comme un tout, on doit nécessairement supposer que Dieu est sa première cause et son dernier but. Mais on ne nous a pas garanti par là qu’une réalité réponde à cette pensée nécessaire qui est la nôtre.

C’est à combler cette lacune que Duns Scott (non pas Anselme) a fait servir l’argument ontologiquen. »

n – Sur l’enseignement de Ritschl à ce sujet, comme sur son système tout entier, nous pouvons renvoyer à la récente thèse de doctoral de M. Ernest Bertrand : Une nouvelle conception de la Rédemption, qui est sans doute, sans faire tort à personne, ce que nous possédons en français de plus clair et de plus complet sur la pensée du maître de Göttingue.

« Les preuves de l’existence de Dieu ne s’imposent pas, a écrit à son tour M. Secrétan ; il n’y a pas, au sens formel, de relation nécessaire entre la propriété d’exister par soi et l’idée de la perfection ; le jugement qui les unit est synthétique. La preuve ontologique de Saint-Anselme ne conclut pas en vertu du principe de contradiction ; l’argument cartésien qui va de l’idée d’un être parfait dans notre esprit à l’existence réelle de l’être parfait comme seule cause capable de produire en nous cette idée, pèche évidemment par la mineure. Il est certain, en point de fait, que tous les esprits n’ont pas la notion sur laquelle on s’appuie ; il serait même permis de contester qu’aucun d’eux la possède. La considération des merveilles de la nature, dont Kant ne méconnaissait pas la puissance, n’amène pas jusqu’au point où l’on veut arriver ; d’abord, parce que d’effets simplement très grands on ne saurait inférer logiquement la nécessité d’une cause infinie ; puis et surtout, ainsi qu’on l’a déjà marqué, parce que de notre point de vue, cet ordre admirable à certains égards est fort loin de l’être à tous égards. Il se dresse ici des problèmes dont l’apologiste ne saurait faire abstraction sans aller directement contre ses fins. Et c’est un sophisme trop grossier de prétendre prouver Dieu par l’excellence de l’ordre du monde, pour contester ensuite notre compétence à juger l’œuvre de Dieu lorsque nous trouvons des défauts dans l’ordre du mondeo. »

oCivilisation et croyance, pages 245 et 246.

Il est compromettant en tout cas pour le crédit d’une preuve quelconque que l’une des prémisses sur lesquelles elle s’appuie puisse être réclamée par l’adversaire et utilisée par lui à la fin justement opposée. Or c’est là une mésaventure que les partisans de l’argument ontologique ont éprouvée, il y a quelque trente ans, de la part de M. Vacherot :

« Un philosophe sérieux, écrit M. E. Naville, dont la pensée se maintient dans les régions élevées, M. Vacherot, a publié douze cents pages consacrées à soutenir la thèse que Dieu n’existe pasp. L’homme conçoit l’idée de la perfection, et ne trouvant cette perfection réalisée ni dans le monde, ni en lui-même, il s’élève jusqu’à la conception d’un être réel et parfait : telle est la marche ordinaire de la métaphysique. Pour M. Vacherot, la réalité et la perfection s’excluent ; c’est une de ses thèses fondamentales. Cette thèse ne fait que traduire le résultat de notre expérience, en nous refusant le droit de nous élever plus haut. Le monde que nous connaissons est imparfait ; donc la perfection dont nous avons l’idée est réalisée dans un être supérieur au monde, disent Platon, saint Augustin et Descartes. Le monde que nous connaissons est imparfait, donc il y a contradiction entre l’idéal et la réalité, dit M. Vacherot, qui fait ainsi du résultat général de l’expérience la règle absolue de la vérité. Dire de Dieu qu’il est parfait, c’est donc affirmer qu’il n’est pas, puisque l’idéal n’est jamais réalisé… Si Dieu est parfait, il n’existe pas ; s’il existe, il n’est pas parfaitq. »

pLa métaphysique et la science, 1858.

qPère céleste troisième discours. Renaissance de l’athéisme. 3e édit., pages 108 et 109.

Ni le talent cependant ni l’autorité de M. E. Naville n’ont suffi pour nous convertir jusqu’ici à la preuve d’Anselme et de Descartesr. En matière de dialectique, à vrai dire, nous nous défions un peu des « cercles de lumière », et ne nous défendons pas de l’appréhension que dans ce genre de figures, les orbes réputés concentriques ne se croisent de temps en temps les uns les autres. Sera-t-il blasphématoire d’avancer que Descartes a pu être un très grand physicien, un des fondateurs de la physique modernes, et en philosophie se présenter à la postérité et à nous, tout spécialement à l’endroit du passage de l’existence du moi à l’existence de Dieu, comme un génie aimablement naïf, pieusement ingénu, qui voulut réunir les appuis de l’évidence logique et ceux de l’évidence morale ; qui ne tira de son Cogito ergo sum que ce qu’il venait d’y mettre ou ce qu’il y avait insciemment laissé, et que le doute absolu, enfin, dont il a prétendu s’environner au début de sa construction dialectique, était une cloison criblée de trous ?

r – Voir Père céleste. La vie sans Dieu, pages 46 et sq.

s – Voir E. Naville, Physique moderne, pages 77 et sq.

Il serait pourtant temps de nous décider et de renoncer à louer d’une seule haleine Bacon d’avoir fondé la méthode expérimentale, et Descartes d’avoir inauguré la méthode dialectique, la rivale de la précédente, qui devait se transmettre de Descartes à Spinosa et de celui-ci à Hegel.

*

En ce qui concerne d’abord l’argument ontologique, nous nous contentons de reproduire les trois raisons que nous y avons déjà opposées, sous le titre : Expérimentation de la méthode idéalistet :

t – Voir Exposé, tome I.

1° La mineure conçue en ces termes : L’existence est un élément de la perfection, n’est pas autre chose qu’une pétition de principe, de la part de quiconque vient de faire table rase de toute donnée antérieure ; car ou bien la notion de perfection restera vide et stérile, ou elle se remplira subrepticement et illicitement d’un objet déterminé, qui sera l’existence personnelle ou impersonnelle, selon que l’on vise d’avance une conclusion théiste ou panthéiste.

2° L’instance par laquelle on prétend rapporter une idée à un être comme un effet à sa cause nécessaire, est également dénuée de toute force probante ; car l’être le plus imparfait étant supérieur en qualité à l’idée même la plus parfaite, la présence d’une idée parfaite comme effet ne suppose pas nécessairement la présence d’un être parfait comme sa cause.

3° Le principal vice de l’argument ontologique est de transporter à l’idée la qualité de l’objet de l’idée, en supposant que l’idée d’un être parfait est nécessairement parfaite, proposition équivalente à cette autre évidemment absurde, que l’idée d’un être imparfait est nécessairement imparfaite. Cette supposition étant écartée, nous concluons doublement que la présence en moi de l’idée imparfaite d’un être parfait n’implique point la présence nécessaire d’une causalité divine pour en rendre compte.

La preuve cosmologique se tire de l’observation des causes contingentes qui sont dans la nature et qui me contraignent à remonter à un principe suprême et unique, cause de soi-même et de tous les êtres.

Nous opposons à cette conclusion le dilemme suivant : ou je conclurai à une causalité des êtres particuliers transcendante à ces êtres eux-mêmes et revêtue des attributs de la personnalité, et la preuve ne saurait établir dialectiquement l’unité de ce principe supérieur ; elle n’exclura ni le dualisme ni le polythéisme. Ou bien elle nous donnera l’unité du principe, mais sans établir dialectiquement la transcendance, et dans ce dernier cas, elle n’aura pas exclu le panthéisme.

Si ce monde est en effet le théâtre des actions multiples et contraires des forces qui tour à tour se redoublent et se neutralisent l’une l’autre, si entre autres la lutte perpétuelle pour l’existence, que nous constatons dans le sein de l’humanité ou entre la nature et l’homme, semble avoir sa première origine dans le sein de la nature elle-même, dès avant l’apparition de l’homme sur la terre, dans la polarisation des deux principes de la production et de la destruction, de la vie et de la mort, il nous paraît qu’à nous en tenir aux éléments purement dialectiques fournis par la preuve, nous n’avons ni le droit ni les moyens d’assigner à l’un de ces principes une souveraineté de fait ou de droit sur l’autre ou sur les autres.

En outre, la série des existences contingentes ne se présente pas à notre observation comme une chaîne continue de causes et d’effets ; elle se décompose au contraire en séries particulières et en partie parallèles, ou règnes de la nature paraissant séparés les uns des autres par des hiatus irréductibles. Pour cette seconde raison, la dialectique s’appliquant à l’ensemble des données que lui fournit l’observation de la nature sera impuissante à elle seule à ramener et à rapporter avec nécessité et évidence tous les effets, objets et phénomènes de l’ordre naturel à une cause supérieure et unique, si cette cause doit être conçue transcendante au monde.

Mais supposé que la pensée pure eût réussi à atteindre, au terme de l’ascension des effets multiples et contingents, la cause commune, unique et suprême de tous ces effets, il lui resterait à affranchir cette cause elle-même de tout caractère de contingence en lui conférant l’aséité qui est inhérente pour notre esprit à la notion de la Divinité ; à franchir le passage de l’ordre des choses relatives à celui de l’absolu.

Et quand nous aurons fait ce saut, un second effort plus transcendant encore restera à accomplir : le passage de la perfection ontologique de cet Etre absolu à sa perfection morale ; car je demande aux partisans de la preuve cosmologique où ils ont pris que le fait d’exister par soi-même implique rationnellement les prédicats de la bonté, de la sainteté et de la justice suprêmes.

Aussi l’histoire de la pensée nous montre-t-elle que, séparée de la donnée morale et réduite, encore une fois, aux ressources de la dialectique pure, elle n’a reconquis l’unité du principe du monde qu’aux dépens de sa transcendance, en cherchant cette unité, soit dans une substance universelle apparaissant et se prolongeant dans les êtres et les faits particuliers qui n’étaient que ses accidents ou ses modes (spinosisme), soit dans le devenir lui-même, l’évolution indéfinie de ces êtres et de ces faits particuliers (hégélianisme). Tout au moins la preuve cosmologique, armée de la dialectique pure, sera-t-elle impuissante à écarter l’un ou l’autre terme de cette alternative, et tout en contestant à Spinosa l’orgueilleuse conclusion qui termine chacune de ses démonstrations : Quod erat demonstrandum ! nous constatons tout ensemble qu’il n’est pas plus possible à la raison pure de démontrer mathématiquement le panthéisme qu’à nous de le réfuter péremptoirement par le même moyen.

Mais supposé que l’existence du monde ne fut pas intelligible sans la supposition d’une cause première, unique, personnelle et transcendante au monde, nous nous trouvons trop souvent dans le cas d’admettre nous-mêmes des données supérieures ou inaccessibles à notre raison, pour avoir le droit de recourir à cette instance en vue d’exclure une des alternatives en présence.

Bien plus, nous connaissons des penseurs éminents qui, à tort ou à raison, déclarent l’idée d’une création de substance nouvelle, et par conséquent l’hypothèse d’un créateur personnel et absolument indépendant du monde, inintelligible en soi. C’est dans ce sens du moins que s’exprime un spiritualiste déclaré et déjà cité, M. Vacherot :

« Si la science résiste absolument à toute intervention accidentelle et surnaturelle de la cause finale dans le cours régulier des phénomènes de la nature, qui aurait pour effet de le changer brusquement, l’esprit scientifique ne répugne guère moins à l’idée d’une création consistant à faire sortir l’être du néant. Or pour la science habituée à ne croire qu’à ce qu’elle voit, observe, expérimente, le plus inintelligible des mystères, c’est la création ex nihilo. Il faut reconnaître du reste que la philosophie ne l’a jamais acceptée que comme une de ces explications absolument incompréhensibles qui tranchent les difficultés sans les résoudre. L’ancienne métaphysique répugnait à cette hypothèse tout autant que la science moderne, et l’on peut dire que la raison spéculative ne s’en arrange guère mieux que l’expérienceu. »

uRevue des Deux-Mondes. La Philosophie des causes finales, I876, page 49.

La preuve physico-téléologique, appelée aussi tout court téléologique, consiste à conclure des rapports aperçus dans la nature entre certains moyens et certains effets futurs ou éventuels, à l’existence d’une intelligence supérieure qui, au sein de la multitude des organisations possibles, a circonscrit et disposé un certain nombre de causes en vue d’un certain nombre de fins prévues et voulues.

Ainsi les deux preuves cosmologique et téléologique suivent deux procédés inverses : l’une remontant des causes secondes et particulières à une cause efficiente suprême ; l’autre redescendant de ces mêmes causes secondes et particulières à leur raison finale.

« Tout ce qui, dit Bossuet, montre de l’ordre, des proportions bien prises et des moyens proportionnés à faire de certains effets, montre aussi une fin expresse ; par conséquent, un dessein formé, une intelligence réglée et un art parfait.

C’est ce qui se remarque dans toute la nature. Nous voyons tant de justesse dans ses mouvements et tant de convenance entre ses parties que nous ne pouvons nier qu’il n’y ait de l’art. Car s’il en faut pour remarquer ce concert et cette justesse, à plus forte raison pour l’établir. C’est pourquoi nous ne voyons rien dans l’univers que nous ne soyons portés à demander pourquoi il se fait, tant nous sentons naturellement que tout a sa convenance et sa finv. »

vConnaissance de Dieu et de soi-même, chap. IV.

L’argument téléologique est le plus persuasif ; celui que Fénelon a développé avec prédilection dans les premiers chapitres de son Traité de l’existence de Dieu ; que Voltaire lui-même a rendu populaire en comparant le monde à une horloge qui suppose l’existence d’un horloger, et que Bernardin de Saint-Pierre a compromis, en le poussant à l’abus, dans ses Etudes et dans ses Harmonies de la nature.

Il est facile de multiplier les comparaisons du genre de celle employée par Voltaire, qui toutes visent à réfuter par l’absurde la théorie du hasard.

« Qui croira, écrit Fénelon, que l’Iliade d’Homère, ce poème si parfait, n’ait jamais été composé par un effort du génie d’un grand poète, et que les caractères de l’alphabet ayant été jetés en confusion, un coup de pur hasard comme un coup de dés aurait rassemblé toutes les lettres précisément dans l’arrangement nécessaire pour décrire dans des vers pleins d’harmonie et de variété tant de grands événements, pour les placer et les lier si bien tous ensemble, pour peindre chaque objet avec tout ce qu’il y a de plus gracieux, de plus noble et de plus touchant, enfin pour faire parler chaque personne selon son caractère d’une manière si naïve ou passionnée. Cicéron en disait autant des Annales d’Ennuis ; et il ajoutait que le hasard ne ferait jamais un seul vers, bien loin de faire tout un poèmew.

wTraité de l’existence de Dieu, chap. I.

Rousseau a renouvelé cet argument dans un passage célèbre de l’Emile, en remplaçant l’Iliade par l’Enéide :

« Si l’on venait me dire que des caractères d’imprimerie projetés au hasard ont donné l’Enéide tout arrangée, je ne daignerais pas faire un pas pour aller vérifier le mensonge. Vous oubliez, me dira-t-on, la quantité des jets ; mais de ces jets-là combien faut-il que j’en suppose pour rendre la combinaison vraisemblable ? Pour moi, qui n’en vois qu’un seul, j’ai l’infini à parier contre un que son produit n’est pas l’effet du hasardx. »

xEmile, Livre IV. Profession de foi du Vicaire savoyard, 1re partie.

Si cependant l’argument qui paraît décisif, il est vrai, contre la doctrine du hasard, était aussi logiquement concluant en faveur de l’existence d’une cause intelligente et libre du monde qu’il a paru à ses auteurs, l’état mental des Spinosa, des Hæckel et de la plupart des transformistes modernes, qui prétendent ramener toute finalité dans la nature à la catégorie de la causalité efficiente, devrait éveiller d’assez graves soupçons ; et l’on ne sait ce qu’il faudrait accuser le plus chez ces grands personnages, le pervertissement du sens moral ou celui du sens commun. Leur exemple nous prouve à tout le moins que l’argument téléologique, pour si contraignant qu’il se donne, ne ferme pas toute issue aux raisons ou aux prétextes de « celui qui cherche des prétextes », et qu’une volonté résolue à nier Dieu dans le ciel et la finalité dans la nature saura toujours emprunter à une intelligence docile des raisons tout au moins avouables.

C’est dire que les finalités dans la nature ne sont ni objets de perceptions sensibles, puisque nous les qualifions futures par rapport à leur effet ; ni non plus objets de raisonnement ou d’évidence logique, puisqu’elles émanent de causes libres et que leur réalisation n’est qu’éventuelle. Si donc nous disons que les causes finales existent dans la nature, et nous croyons qu’elles existent, elles ne se donneront à connaître ni comme des phénomènes, ni comme des théorèmes, mais comme des noumènes, c’est-à-dire comme des objets de foi revêtus de la seule évidence moraley.

y – Voir sur le caractère nouménal de la raison finale, tome I.

Les causefinaliersz ont toutefois sur leurs adversaires l’avantage d’une intelligence plus compréhensive qui sait faire sa part à l’opinion opposée, tandis que les partisans de cette dernière ne savent qu’exclure celle d’autrui. Ceux-ci en effet nient toute finalité au profit de la causalité efficiente ; les premiers admettent comme les autres la causalité efficiente ou, comme nous nous sommes exprimé précédemment, la catégorie étiologique, sauf à la subordonner à la raison téléologique.

z – Je supplie les incorruptibles puristes qui me liront peut-être, de ne pas m’imputer l’invention de ce néologisme évidemment barbare. Je le prends tout chaud dans le livre de M. Janet sur les Causes finales.

Mais comme l’affirmation de la finalité dans la nature, fût-elle suffisamment vérifiée, n’emporte point encore, et cela au jugement d’un grand nombre de causefinaliers eux-mêmes, la conclusion qui rapporte ces causes finales à une volonté suprême et consciente d’elle-même, notre critique de la preuve téléologique comprendra deux objets : l’existence des finalités dans la nature ; et le rapport de ces finalités à une cause suprême du monde.

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