Il n’y a qu’un seul bon, c’est Dieu.(Matthieu 19.16-25)
Mon bon Maître, disait le jeune riche à Jésus, que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? – Tout, dans cette question, semblait devoir être agréable à notre Seigneur : sa réponse ferait présumer le contraire ; et nous voyons que cet homme la trouva fort peu satisfaisante ; car, dit l’Evangile, il s’en alla tout triste. Il est vrai qu’il avait de grands biens, et que Jésus l’invitait à s’en dépouiller pour le suivre. Cela suffirait pour nous expliquer sa tristesse et son mécontentement. Mais, dès les premiers mots de Jésus-Christ, il avait pu se sentir froissé. Ces premiers mots avaient tout l’air d’une réprimande : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a qu’un seul bon, c’est Dieu. Ainsi, il s’était vu repris, non pour avoir montré trop peu de respect à Jésus, mais, à ce qu’il semble, pour lui avoir offert un hommage de respect et de confiance. S’entendre reprocher ses meilleurs sentiments par la personne même qui en est l’objet, est-il rien de plus mortifiant et de plus pénible ? Et nous-mêmes, qui lisons ce récit, le lisons-nous sans quelque chagrin, et s’en faut-il beaucoup que nous n’en soyons scandalisés ?
Le scandale se tournera en édification pour quiconque se donnera le temps d’étudier cette histoire. Il est vrai que ce même Jésus, toujours si prêt à accueillir, à écouter, à satisfaire ceux qui l’interrogent, semble avoir voulu repousser ce jeune homme, soit par la sévérité avec laquelle il le reprend sur son langage, soit par la condition très dure qu’il lui impose, et qu’il n’avait, jusqu’alors, imposée à personne. Mais jamais nous ne surprendrons en défaut la souveraine sagesse.
Jésus-Christ sait ce qu’il fait. Jésus-Christ connaît ce qui est dans l’homme. Sa sévérité ne profitera pas moins à cet homme, que sa bonté a profité à tant d’autres. Il est la bonté même à cette heure où il refuse le titre de bon. Il est divinement prudent lorsque, par l’excès de ses exigences, il semble se priver d’un nouveau disciple.
Ce jeune homme, qui s’en va tout triste, emporte quelque chose de cet entretien. Et quoi ? sa tristesse même, une flèche dans sa chair, une flèche qu’il faudra bien qu’il arrache et qu’il n’arrachera qu’en se livrant sans réserve à la volonté de Jésus-Christ. Jésus-Christ a parlé à cette âme comme il fallait parler à cette âme. Avec d’autres, des ménagements eussent convenu peut-être ; il fallait avec celui-ci une sainte rudesse.
Ce jeune homme, jusqu’à un certain point, s’était soucié de la vie éternelle ; il avait désiré en apprendre le chemin ; mais il ne savait ni combien, en sa qualité de pécheur, il en était indigne, ni combien est étroit, pour l’homme déchu, le chemin qui mène à la vie. Une parole générale d’exhortation et d’encouragement eût été insuffisante et perdue. Il fallait une forte secousse pour le réveiller, une violente épreuve pour lui apprendre à se connaître lui-même. Jésus-Christ ne la lui épargne pas. Il commence par lui demander compte de son langage : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Songe à ce que tu dis, et pèse tes expressions. Reconnais-tu un Dieu en celui qui te parle ? Dans ce cas, tu as bien dit ; car celui qui te parle est Dieu lui-même manifesté en chair[a], et quelle ne sera donc pas l’autorité du conseil qu’il va te donner ? Mais, si tu ne l’entends pas ainsi, qu’as-tu voulu dire ? Aucun homme n’a jamais mérité le titre que tu me donnes. Aucun homme n’est bon ; Dieu seul est bon.
[a] 1 Timothée 3.16
Premier avertissement, première leçon à laquelle certainement cet homme ne s’attendait pas, et qui jette, pour lui, une lumière toute nouvelle sur la condition de l’humanité. Voilà ce qu’il ne savait pas, voilà ce qu’il faut savoir avant tout, et ce que l’homme s’obstine à méconnaître.
A cette première leçon, notre Seigneur en joint une seconde : Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu as et le donne aux pauvres ; et tu auras un trésor dans le ciel ; après cela, viens et suis-moi. – Le jeune homme n’est admis à suivre Jésus-Christ, qu’après qu’il aura tout vendu, et tout donné aux pauvres. Voilà qui paraît bien étrange ! Eh quoi ! ne peut-on suivre Jésus-Christ, n’est-on du nombre de ses disciples qu’à cette condition ? Devons-nous tous nous dépouiller, en une seule fois, de tout ce que nous avons, et le distribuer aux pauvres ? Non ; mais nous devons tous être prêts à le faire, parce que nous devons tous regarder comme n’étant point à nous, mais à Dieu, tout ce que nous possédons. Dieu nous demande à tous, pour l’ordinaire, de nous dépouiller en esprit, d’être intérieurement pauvres ; mais, s’il nous demandait aujourd’hui, à l’instant même, de nous dépouiller effectivement, s’il nous prescrivait ce qu’il prescrivit à ce jeune homme, qui doute que nous ne dussions aujourd’hui, et à l’instant même, vendre nos biens et donner aux pauvres tout le produit de la vente ? C’est cela même que Jésus demande à ce jeune homme. Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait que cette manière d’enseigner à ce jeune homme la loi du dépouillement de soi-même ; parce que, sous une autre forme, il ne l’aurait pas comprise ; parce que, si on ne lui eût parlé que du dépouillement intérieur et de l’appauvrissement en esprit, on lui en eût parlé inutilement ; parce que, tel qu’il était, et tel que Jésus-Christ le connaissait, il n’était abordable que de ce côté et ne pouvait, pour ainsi dire, être entamé que par cet endroit. A d’autres, un signe, un mot suffisait ; il lui fallait, à lui, un coup violent et une profonde blessure. A moins d’être blessé, il ne pouvait être enseigné. Jésus donc se résolut à le blesser ; et certes c’est bien ici le cas de se rappeler cette parole : Les blessures de celui qui aime sont fidèles[b].
[b] Proverbes 27.6
Est-ce la seule fois que Jésus-Christ en a usé de la sorte ? N’a-t-il jamais adressé à d’autres qu’à ce jeune homme un commandement semblable ? N’impose-t-il jamais le dépouillement effectif ? Se borne-t-il toujours à nous dire : Soyez pauvres en esprit ? Mais si « être pauvres en esprit » signifie « être tout prêts à nous faire pauvres réellement », il faut bien supposer que la nécessité pourra s’en présenter ; car il serait trop singulier qu’on nous eût dit de nous tenir toujours prêts à faire une chose que nous ne serons jamais appelés à faire.
Il y a plus : dans une certaine mesure, d’une certaine façon, nous y sommes appelés tous les jours. Tous les jours il faut vendre ce que nous avons ; c’est-à-dire que tous les jours il faut sacrifier à Dieu directement, ou à Dieu dans nos frères, une partie quelconque de nos biens, de nos plaisirs, de nos avantages, de nos prétentions, de notre liberté, de nos préférences. Le sacrifice demandé au jeune homme de l’Evangile se répartit et se répand sur toute la vie de tout chrétien. La vie de tout chrétien est un sacrifice. Un chrétien est un sacrificateur, qui ne dit point, comme Isaac : Où donc est la victime ? car il sait, puisqu’il est chrétien, que la victime c’est lui. L’obligation imposée à ce jeune homme subsiste dans son intégrité pour tout chrétien, soit qu’elle doive s’accomplir en plusieurs fois ou peu à peu. C’est à tous les chrétiens que l’Evangile a dit et que la conscience répète chaque jour : Vous n’êtes point à vous-mêmes, rien de vous n’est à vous ; vous avez été rachetés. Dieu vous a acquis une seconde fois au prix de tout ce qu’il a de plus cher ; vous êtes doublement sa propriété ; glorifiez-le donc dans vos corps et dans vos esprits qui lui appartiennent[c] ; glorifiez-le, en lui donnant chaque jour avec joie la portion de vos biens, la portion de vous-mêmes qu’il vous demande chaque jour ; mais glorifiez-le, s’il le faut, en lui donnant aujourd’hui, en une seule fois, tout ce que vous avez et tout ce que vous êtes. S’il trouve à propos de vous parler comme au jeune homme de l’Evangile, ne vous en allez pas comme ce jeune homme ; mais venez, et jetez au pied de la croix où votre Roi pria, souffrit, expira pour vous, jetez-y tout ce qu’un homme peut offrir à un Dieu. Après cela, c’est-à-dire dépouillés et nus, vous pourrez suivre Jésus. Mais le suivre avec tous vos biens, lorsqu’il vous les a demandés, le suivre avec toute votre volonté propre, dont il avait réclamé l’abandon, le suivre les mains pleines de ce que vous aimez plus que lui, et les épaules chargées, non de sa croix, mais de vos trésors, ce n’est pas le suivre en disciple, c’est le suivre en ennemi, non pour lui rendre hommage, mais pour le déshonorer.
Avant d’être froissé par les exigences de Jésus-Christ, le jeune homme l’avait été par cette question : Pourquoi m’appelles-tu bon ? et par cette déclaration : Il n’y a qu’un seul bon, c’est Dieu. C’est sur ces paroles que nous voulons appeler votre attention.
Appelé à prononcer l’oraison funèbre d’un roi puissant qui, durant un long règne, avait été l’idole de sa nation et l’effroi de toutes les autres, un prédicateur célèbre[d] commença son discours par ces mots qu’on a bien souvent rappelés : « Dieu seul est grand, mes frères ! » S’il eût pu ne rien ajouter, si, après ces quelques mots, il eût osé se rasseoir, et n’eût repris la parole que pour offrir à Dieu la profonde humiliation et les prières d’un peuple entier convoqué aux funérailles de son roi, quelle impression n’eût-il pas produite ! quelle simple et grande pensée son auditoire n’eût-il pas remportée ! Quelle prédication, en présence des dépouilles d’un grand roi, que ce peu de mots, si vrais et si profonds : « Dieu seul est grand, mes frères ! »
[d] Massillon, évêque de Clermont, né en 1663, mort en 1742, auteur de l’Oraison funèbre de Louis XIV.
Et nous, en face d’un autre cercueil, qui renferme aussi un roi, puisqu’il renferme l’homme primitif, l’homme innocent, jadis, en effet, roi paisible de la création, ne pourrons-nous pas nous contenter de cette simple parole : Dieu seul est bon, mes frères ? Mais qui est-ce qui voit ce cercueil ? Qui est-ce qui veut bien avouer que l’homme primitif n’est plus ? Qui est-ce qui porte franchement le deuil d’une innocence perdue ? Qui est-ce qui s’est laissé entièrement désabuser de la bonté humaine ? On convient sans trop de peine que Dieu seul est grand, sauf à poursuivre, le moment d’après, une vaine grandeur ; mais convenir que Dieu seul est bon est plus rare, plus difficile, et on nous en demandera éternellement la preuve. Que ceux qui ne l’ont pas encore trouvée dans leur conscience, et qui n’ont point assez sur cet important sujet approfondi le sens de l’Ecriture, s’appliquent avec nous, quelques instants du moins, à la méditation de cette parole du Maître : Un seul est bon, c’est Dieu.
Il est peu nécessaire de s’étendre sur la signification du mot bon. Un être, un objet sont bons, lorsqu’ils sont ce qu’ils doivent être, lorsqu’ils répondent à leur destination particulière et à l’ordre général, lorsque leur existence se justifie pleinement, lorsque nul ne pourrait, sans en être soi-même moins bon, se refuser à les aimer. Ce n’est pas dans un autre sens que Dieu est bon, que l’homme est bon, qu’un fruit de la terre, un produit ou un instrument de l’art humain peuvent être qualifiés de bons. L’idée que nous avons attachée au mot bon, s’applique au Créateur comme à la créature.
Mais la bonté, la qualité de bon, peut avoir été communiquée à celui qui la possède, ou lui être propre et essentielle.
La qualité de bon peut être pure en soi, ou ne l’être pas ; ou, pour parler autrement, on peut être bon par bonté, on peut l’être par quelque autre principe ; en d’autres termes encore, on peut faire ce qui est bon sans être bon à proportion.
Enfin on peut avoir une bonté parfaite, qui s’étend à tout, ne se relâche point, ne se dément jamais, et l’on peut avoir une bonté imparfaite, qui présente des lacunes et souffre des défaillances.
Or, Dieu est bon d’une bonté qui lui est propre, qu’il n’a point reçue de quelque autre, qu’il ne tient que de lui et dont il est la source et le réservoir primitif. Dieu est bon par lui-même.
Sa bonté est pure ; sa bonté est de la bonté. Il fait le bien parce que c’est le bien ; il fait le bien parce qu’il est bon. Dans tout le bien qu’il fait, il ne cherche que le bien ; le bien même est son but. Tout motif d’intérêt, d’amour-propre, de fantaisie, lui est absolument étranger.
Enfin sa bonté ne se lasse point, ne se borne point, ne néglige rien, n’est jamais inégale à elle-même. Dieu est constamment, pleinement, parfaitement bon. Sa bonté, c’est lui-même. Il ne peut pas plus oublier ou cesser un instant d’être bon, qu’il ne peut oublier ou cesser un instant d’être lui-même ; et supposer qu’il a pu être bon dans un moment plus que dans un autre, ce serait supposer qu’il est plus ou moins Dieu selon les moments. Cette seule idée est un blasphème, et il vaudrait tout autant dire que Dieu lui-même n’est pas.
Voilà de quelle manière Dieu est bon. Voilà aussi ce que c’est qu’être absolument, essentiellement, réellement bon. Voilà la bonté.
Si vous cherchez autre part qu’en Dieu une telle bonté, qui est la bonté même, vous ne la trouverez pas.
Vous ne connaissez guère ce que sont les anges ; mais le moins que vous en puissiez dire, c’est que, tandis que Dieu est la source et le principe de sa propre bonté, les anges, pour autant qu’ils sont bons, ne le sont que par lui. Leur bonté, si grande qu’elle puisse être, n’est qu’un écoulement de la sienne.
Vous avez été faits, dit l’apôtre, un peu inférieurs aux anges[e]. De combien ? je l’ignore. Mais qu’importe ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’à cette heure ce n’est pas de peu, mais de beaucoup, que vous leur êtes inférieurs. Laissons les anges, et ne voyons que vous. Mettons l’homme, tel qu’il est, vis-à-vis de Dieu, et, après avoir vu combien Dieu est bon, sachons, quant à l’homme, quelle est sa manière d’être bon.
[e] Hébreux 2.7
Que sa bonté, s’il en a, ne soit point à lui ; qu’il la tienne d’un autre ; qu’il soit bon d’une bonté empruntée, de même que la lune brille, non de sa propre lumière, mais de celle du soleil qu’elle réfléchit comme un miroir, ceci apparemment n’a pas besoin d’être prouvé ; et il est tout aussi peu nécessaire de démontrer qu’il y a, sous ce rapport, un abîme entre la bonté de Dieu et la nôtre ; car, à proprement parler, ce qu’il y a de bon en nous, ce n’est pas nous, c’est Dieu ; et, dans tout ce que nous pouvons faire ou dire de bon, c’est Dieu qui doit être admiré. Nous sommes alors à l’égard de Dieu ce que la lune est à l’égard du soleil, des miroirs, mais des miroirs animés, sensibles, personnels, des miroirs qui s’approprient la lumière de Dieu, qui la réfléchissent volontairement, et qui la répandent de propos délibéré. Miroirs pourtant, simples miroirs ! et combien nous est-il glorieux de l’être !
Acceptera-t-on sans peine ce que nous venons de dire ? Il semble que nous pouvons l’espérer. Mais nous n’avons pas tout dit. Dieu n’est pas bon parce qu’il fait le bien, il fait le bien parce qu’il est bon. Notre bonté, à nous, se réduit, la plupart du temps, à faire le bien, et c’est beaucoup encore : mais nous le faisons trop souvent, sans être unis de cœur à ce que nous faisons ; sans aimer le bien ; sans aimer Dieu, qui en est le principe, la source et la règle. Nous faisons ce qui est bon sans être bons. Or, la bonté consiste à être bon. A ce compte-là, nous en avons bien peu. Car, à supposer même que nous ne fassions jamais le bien par amour du mal, par des motifs positivement mauvais (supposition exorbitante), nous est-il ordinaire de faire le bien pour le bien même, par amour pour le bien, par amour pour Dieu, dont l’idée est inséparable de celle du vrai bien ? Un tempérament doux, un instinct bienveillant, un caractère facile, un sentiment humain de pudeur, le respect de l’homme pour l’homme, les tendresses du sang, les douces habitudes de l’amitié, tout cela n’est point mauvais, tout cela même est bon d’une bonté pareille à celle d’un fruit savoureux, d’une odeur exquise, d’un ciel richement coloré ; mais tout cela n’est pas le bien, le devoir, la loi, la justice, la vérité ; tout cela c’est l’homme, ce n’est pas Dieu ; et tout ce qui n’est pas Dieu peut être bon, mais n’est pas le bien. Le bien, dans la créature humaine, c’est l’union intime et réfléchie de la volonté de l’homme avec la volonté de Dieu.
Enfin, l’homme est-il bon d’une bonté persévérante, continue, toujours égale ? Sa bonté s’étend-elle à tous les objets qui la réclament, à tous les êtres sur qui elle peut s’exercer, à tous les moments où elle peut se déployer, c’est-à-dire à tous les moments de la vie, puisqu’il n’y a pas une minute où, d’une manière quelconque, on ne puisse, on ne doive être bon ? A une telle question, le plus orgueilleux et le plus aveugle sera forcé de répondre comme le plus humble, et ils ne pourront différer l’un de l’autre que sur le nombre et la gravité des lacunes. Ne nous arrêtons pas à les mettre d’accord. Il y a des lacunes, cela nous suffit. Qu’est-ce qui les cause ? Qu’est-ce qui les remplit ? Rien, direz-vous ? Non, quelque chose ; l’âme, en effet, ne dort jamais, l’âme n’est jamais oisive ni indifférente ; elle agit toujours, elle se détermine sans cesse, elle aime sans interruption : car aimer, c’est sa vie, et il est aussi absurde de parler d’une âme qui n’aime pas, que d’un feu qui ne brûle pas. Entre le bien et le mal, il n’y a point de place pour l’amour ; entre le bien et le mal, incessamment l’âme choisit ; pas une minute n’est donnée à un je ne sais quoi qui ne serait ni l’un ni l’autre ; quand vous ne faites pas du bien, vous faites du mal ; quand vous n’aimez pas le bien, vous aimez le mal ; quand vous ne servez pas la vérité, vous lui faites la guerre. Je reviens et je dis : Ces lacunes, qu’est-ce qui les cause ? le mal ; qu’est-ce qui les remplit ? le mal. C’est le mal, l’amour du mal, qui prennent la place du bien et de l’amour du bien. Le prétendu rien que vous mettiez dans ces vides, n’est pas un rien, c’est quelque chose ; et par conséquent, lorsque vous n’êtes pas bons, vous êtes mauvais. Mais si, dans certains moments, vous pouvez être mauvais, c’est que vous l’êtes au fond ; c’est que le principe du mal est en vous ; c’est que vous êtes plantés dans un sol empoisonné où vos racines, sans relâche, aspirent des sucs mortels.
Vous le voyez, je n’ai pas eu besoin, pour vous le prouver, d’en appeler à ce que vous nommeriez vous-mêmes des péchés et des crimes. Si vous osiez prétendre que votre vie en est exempte, vous seriez bien aveugles, bien ignorants ; toutefois l’aveuglement et l’ignorance peuvent aller jusque-là. Non, je n’ai voulu voir que ce que vous ne sauriez nier : l’absence du bien, les vides, les langueurs, les heures de sommeil dans votre vie morale. On fait toujours volontiers ce qu’on aime ; si vous aimiez le bien, vous le feriez ; si vous ne le faites pas, c’est que vous aimez autre chose. Et quoi donc ? la paix que donne le monde plutôt que celle que Dieu donne, l’approbation des hommes plutôt que l’approbation du Seigneur ; vous préférez les sens à l’esprit, le visible à l’invisible, le passager à l’immortel, et, pour tout dire en un mot, vous vous préférez vous-mêmes, pauvres vers de terre, au seul vrai Dieu béni éternellement. Si le mal, le mal bien positif, ne se trouve pas là, où est-il ? Faudra-t-il peut-être encore attendre, pour le reconnaître, que, prenant la forme hideuse du crime, il ait non seulement fait pleurer les anges, mais frémir les hommes ? Cette manière grossière de juger, indigne d’un chrétien, l’est même d’un homme sensé.
Mais si vous le voulez absolument, à la bonne heure. N’appelez péché que ce qui est distinctement péché, et faites, sur ce pied, le compte de vos voies[f] ; mais faites-le comme vous feriez le compte des torts de ceux qui vous ont offensés. Ayez pour vos péchés l’œil d’aigle que vous avez pour les leurs ; jugez-vous comme vous les jugez. Faites-en une fois l’essai. Poursuivez le mal jusque dans vos pensées ; car c’est être mauvais que de penser le mal. Tâchez de démêler, je ne dis pas tous les moments, je dis seulement quelques-uns des moments où, de pensée, de langage, ou d’action, vous avez été injuste, avare, égoïste, jaloux, colère, vindicatif, secrètement heureux du malheur d’autrui, secrètement malheureux de sa joie, et où, de quelque manière, vous avez sacrifié à votre paix mondaine, à votre paresse, à votre commodité, l’intérêt du prochain ou la gloire de Dieu. Et après cela, venez nous parler de votre bonté !
[f] Jérémie 7.3
Eh quoi ! pour vous voir coupables, il faudrait le regard de l’aigle, la vue acérée du lynx ? l’œil nu n’y suffirait pas, il faudrait l’armer d’une loupe ? O prévention ! ô aveuglement ! ô stupidité de l’homme déchu ! Ah ! oui, demandez l’œil du lynx, armez vos regards d’une loupe ; mais que ce soit pour découvrir en vous ce vrai bien qui se dérobe, qui se cache, qui s’enfuit dans une ombre épaisse. Concentrez toute votre attention, faites appel à toutes les forces de votre mémoire, pour retrouver, pour rassembler, pour entasser, voudrais-je dire, ces moments heureux, ces moments divins, où vous avez réellement aimé le bien, où vous avez été vraiment bons, où votre volonté s’est unie à la volonté de Dieu, où vous avez été saints comme il est saint, c’est-à-dire comme il faut l’être, où vous avez été justes comme doit l’être la créature, c’est-à-dire par un principe d’obéissance et par une impulsion de charité. Ne vous pressez pas ; donnez-vous le temps, nous avons le loisir d’attendre… Oh ! que nous attendrons longtemps, ou plutôt, si vous êtes sincères, que vous tarderez peu à venir nous dire : Nous ne sommes pas bons ; un seul est bon, c’est Dieu !
Et cependant, quel abus prodigieux ne faites-vous pas, ne faisons-nous pas tous de ce titre de bon ! Je ne parle pas de ceux qui, en face de l’histoire, à la vue de la société humaine, après six mille ans de troubles, de déchirements, de violences, d’excès honteux, osent encore soutenir que l’homme est bon, et qui, pour expliquer tant de sanglantes horreurs, se rejettent simplement à dire que l’homme est bon à la vérité, mais que les hommes sont mauvais ; ce qui revient à prétendre que l’homme est bon aussi longtemps qu’il n’a rien à démêler avec qui que ce soit, et que les hommes, en se touchant, se communiquent une sorte de lèpre morale, dont, en son particulier, chacun d’eux est exempt. Singulière bonté que celle à laquelle, pour devenir mauvaise, il ne faut rien que l’occasion ! Et ce qui n’est pas moins étrange, c’est que ces hardis preneurs de la bonté humaine, à prendre l’humanité en général, en sont les pires détracteurs en chaque cas particulier. Ecoutez-les bien : tous les hommes sont bons, mais chaque homme est mauvais, chacun du moins de ceux qu’ils ont occasion de connaître et pour qui rien ne les prévient. Bienveillance sans bornes d’une part, aigre et inépuisable médisance de l’autre ! Non, parlons plutôt de ceux qui, convaincus et frappés de la méchanceté humaine, et se l’exagérant s’il est possible, parlent néanmoins et agissent, dans les cas particuliers, comme si l’homme était bon.
Les blâmerons-nous de faire des distinctions entre les hommes, et de dire des uns qu’ils sont aimables et des autres qu’ils ne le sont pas ? Trouverons-nous mauvais qu’ils se sentent vivement attirés vers les uns et fort peu vers les autres ? Leur interdirons-nous le sentiment de l’estime pour celui qui s’est conduit à leur égard équitablement, et de la reconnaissance pour celui qui les a comblés de biens, à qui peut-être ils sont redevables de la vie ? Mais ce serait nous blâmer nous-mêmes ; ce serait mentir à nos affections les plus tendres, et nous condamner à l’ingratitude. Dans un certain sens, qui n’est pas sans doute le plus élevé du mot, qui n’est pas celui que lui donne ici Jésus-Christ, il y a des hommes bons, il y a de la bonté dans le monde. Mais que cette bonté est différente de la vraie bonté, et que, même à la prendre pour de la bonté, elle est imparfaite, mutilée, réduite en lambeaux par les passions de l’homme déchu ! Et toutefois, ce titre de bon ne nous coûte rien ; et n’osant pas ouvertement nous le donner à nous-mêmes, nous le distribuons libéralement à ceux de nos semblables à qui il nous convient de l’appliquer. Car, remarquez-le bien : chacun, à nos yeux, est assez bon quand il est bon pour nous, ou aussi lorsqu’il nous revient quelque chose de la gloire de sa bonté. C’est par là que s’explique notre prodigieux aveuglement pour nos enfants ; aveuglement dont il s’en faut bien que les parents chrétiens soient toujours exempts ; admiration orgueilleuse, qui n’est qu’une louange détournée de notre propre mérite ; culte de nous-mêmes sous le beau nom d’amour ; déplorable égoïsme qui s’assouvit sous les apparences du dévouement le plus pur ; subtil détour pour mettre en sûreté et cultiver à notre aise cet amour-propre insatiable que nous portons au fond de notre cœur, et que nous n’osons pas nous avouer. Ainsi donc, l’homme est mauvais ; mais nos enfants sont bons ; mais tous les êtres qui, par l’affection, sont d’autres nous-mêmes, tous ceux dont la gloire fait notre gloire, sont bons, très bons. Oh ! que n’étendons-nous à d’autres une prévention si favorable ! Que ne la portons-nous sur les indifférents, sur nos compétiteurs, sur nos adversaires, sur nos ennemis ! Oui, trompons-nous en leur faveur ; attribuons-leur les vertus qu’ils n’ont pas ; que la reconnaissance, à plus forte raison, nous fasse voir en beau tous ceux qui nous ont obligés ; n’ayons pas trop de pénétration, ou n’en ayons que pour voir le bien ; recueillons-en, avec amour, les plus légers vestiges : à la bonne heure. Mais, au nom de Dieu, au nom de nos suprêmes intérêts, ne nous trompons pas sur nous-mêmes.
Car il faut que nous devenions bons, et si, d’avance, nous croyons l’être, nous ne le serons jamais.
Il n’est pas naturel de marcher quand on se croit arrivé. Mais je l’avoue, il est aussi peu naturel de marcher quand on s’imagine qu’on n’arrivera jamais. L’Evangile n’autorise aucune de ces erreurs. Il nous déclare que nous ne sommes pas bons ; que de toute nécessité il faut l’être ; que nous pouvons le devenir. L’être humain, que vous croyez bon, voulez-vous savoir ce qu’il est aux yeux du souverain Juge ? Regardez cette croix. Celui que vous y voyez sous les traits de Jésus de Nazareth, c’est vous-même. Oui, Jésus-Christ, le saint et le juste, Jésus-Christ, au prétoire, en Gethsémané, sur la croix, c’est vous-même qu’il représente. En sa personne adorable, c’est cet homme, par vous qualifié de bon, qui pend au bois maudit. Venez et voyez votre bonté ; car elle est là, humiliée, meurtrie, délaissée de Dieu et des hommes. C’est pour cet homme, si bon à vos yeux, qu’il a fallu que les cieux mêmes fussent ébranlés, et que le Bien-aimé de l’Eternel descendît sur cette terre d’épreuve. Il est venu, dit-il lui-même, chercher et sauver ce qui était perdu[g]. Ce qui était perdu était-il bon ? Ce qui n’a pu être sauvé que par un tel miracle était-il bon ? Ceux qui n’ont pu croire sérieusement en Dieu que lorsqu’ils ont vu Dieu en croix, étaient-ils bons ? Venez, et voyez, et désabusez-vous.
[g] Luc 19.10
Vous chercher et vous sauver ! Et comment, si ce n’est en vous rendant bon, de mauvais que vous étiez ? C’est là, en effet, le dernier mot, la conclusion, la fin de l’Evangile, la consommation du salut. Etre bon, c’est aimer Dieu, et c’est pour vous contraindre doucement d’aimer Dieu, que Jésus-Christ est venu, que l’Evangile a été donné. Jésus a convoqué du haut de sa croix, et convoque éternellement du haut des cieux, un peuple de franche volonté, à qui l’amour et la gloire de Dieu, à qui, par conséquent, la justice et la vraie bonté sont plus chères que toutes choses. Oh ! puisse-t-il nous attirer tous à lui, et nous enrôler dans sa sainte milice ! Qu’il nous rende bons de toute la bonté dont les créatures sont capables, et qu’en abaissant ses divins regards sur cette nouvelle œuvre de ses mains, il puisse, à notre sujet, redire cette grande parole que prononça son Père le jour où l’univers comparut devant lui : Voici, ce que j’ai fait est bon ![h]
[h] Genèse 1.31