La trahison à Gethsémané. — Le triple reniement de Pierre. — L’interrogatoire chez Anne. — La condamnation par Caïphe. — La fin du traître. — Jésus devant Pilate et devant Hérode. — Les Juifs lui préfèrent Barabbas. — La condamnation de Christ. Voici l’homme ! — La marche à Golgotha. — La crucifixion. — Les sept paroles du mourant accompagnées de signes dans le monde extérieur. — Le corps du Seigneur reçoit une honorable sépulture.
Notre méditation d’aujourd’hui nous conduit de Gethsémané à Golgotha. C’est la marche la plus grande et la plus décisive qui ait jamais été faite dans l’humanité. Celui qui la fit est, malgré son humble apparence, le Roi des rois, le captif, qui nous délivre, l’homme méprisé, qui nous fait arriver à l’honneur et à la gloire, le mourant, dont la mort nous procure la vie. Dans les limites resserrées d’un jour se passent coup sur coup les événements qui décident de l’éternité. Il nous faut être brefs si nous voulons ne mettre qu’une heure à les considérer.
« Levez-vous, partons d’ici ; voici, celui qui me trahit approche » : voilà les paroles que le Seigneur, après avoir été seul à soutenir le combat, adressa aux disciples endormis. Et en effet, le traître vint avec une compagnie de serviteurs et de sergents (Jean 18.3, 18), c’est-à-dire de lévites qui, avec leurs capitaines (Luc 22.4, 52), formaient la garde du temple, lévites accompagnés d’esclaves des sacrificateurs, au nombre desquels était Malchus. Cette troupe, armée à la hâte d’épées et de bâtons, et munie de flambeaux, et de lanternes malgré la pleine lune, avait été renforcée par des soldats de la garnison romaine, commandés par un officier (Jean 18.3, 12). Judas avait facilement obtenu ce renfort, car le prétexte de rébellion fut suffisant pour s’assurer le concours de Pilate. Il s’agissait d’arrêter l’homme qui mettait le peuple en émoi.
Jésus vient librement à la rencontre de cette troupe. Judas, passé maître dans la scélératesse, avait choisi le signe de l’affection cordiale comme mot d’ordre de la trahison. Nous étonnerons-nous que Jean en particulier en ait un tel dégoût, qu’il s’abstient de répéter ce que les autres en avaient dit. L’Eglise des premiers siècles avait coutume d’interdire à cause de Judas l’usage du baiser fraternel le jour du vendredi saint. Le Seigneur reprend cet acte abominable par une parole empreinte d’une grande douceur : « Ami, pourquoi es-tu venu ? » Il est vrai que le mot grec n’est pas celui qui désigne l’intimité du cœur, et qu’il se traduit plus exactement par compagnon ou camarade. Par cette parole, le Seigneur fait ressortir ce qu’il y a d’odieux dans l’action de cet homme, admis dans son cercle intime, trahissant le Fils de l’homme par un baiser. Il sauvegarde en même temps sa propre dignité en lui disant : Je sais ce que tu fais. C’est sa dernière parole adressée au disciple infidèle pour le convaincre de son crime et non plus pour le sauver.
Jean nous rapporte la question adressé par le Seigneur à ceux qui venaient le saisir : « Qui cherchez vous ? » et, après qu’ils lui eurent répondu : « Jésus de Nazareth, » il mentionne cette parole majestueuse : « C’est moi ! » qui les fit reculer et tomber à terre. Leur frayeur, à la pensée de mettre la main sur cet homme puissant en œuvres, fut cause que l’impression produite par sa personne opéra un miracle involontaire. Ils croyaient le surprendre et c’est lui qui les surprend ; ils sentent qu’il pourrait les foudroyer s’il le voulait. Le baiser de Judas précéda-il cette épouvante ? Dans ce cas on a quelque peine à comprendre pourquoi Jésus adresse encore cette question, et pourquoi les soldats y répondirent et tombèrent à terre ! D’un autre côté, si Judas n’avait donné le baiser qu’après coup, il n’aurait plus pu avoir le caractère d’un signe de trahison. Dans ce cas, Judas aurait été le premier qui, par son effronterie, et voulant tenir parole, s’approcha de Jésus, pour montrer qu’on pouvait le faire impunément, et raffermir le courage de ses compagnons ébranlés. Mais comme cette explication s’éloigne davantage du texte, voici celle que je préfère : Judas, en précédant les autres, s’est approché rapidement du Seigneur, et celui-ci, aussitôt après avoir reçu le baiser, a dû aller au-devant de la troupe et adresser la question mentionnée par Jean à ces hommes stupéfaits, dont quelques-uns ne le connaissaient peut-être pas personnellement. Peut-être aussi les soldats, pour se donner du courage, avaient-ils commencé à mettre la main sur les disciples ; mais Jésus commanda qu’on les laissât aller, et les soldats durent obéir à cette injonction. C’est ainsi que le Seigneur garde les siens d’un danger corporel pour préserver aussi leurs âmes.
Quant aux disciples, qui s’étaient munis de deux épées, ils demandèrent s’ils devaient frapper, et, sans attendre la réponse de Jésus, l’un d’eux porta un coup et enleva l’oreille droite du serviteur du souverain sacrificateur. Jean seul nous dit que ce fut Pierre qui frappa et Malchus qui fut atteint, tandis qu’il n’y a que Luc qui rapporte que le Sauveur guérit immédiatement la blessure de cet esclave. C’est comme s’il avait demandé aux ennemis un moment de répit pour faire du bien à l’un d’eux. Il importait que le scandale fût incontinent ôté, afin qu’on ne pût pas reprocher à Jésus d’avoir souillé sa sainte cause par la violence. Il ne faut pas qu’à cause de lui on fasse mal à quelqu’un ; il faut au contraire que cette oreille coupée soit guérie, et que cette âme soit sauvée, si cela est possible. Quant à Pierre, qui voulait protéger son maître, c’est au contraire celui-ci qui le protège contre la vengeance.
En guérissant ce blessé, le Seigneur donnait un signe de sa liberté et de sa puissance de se sauver, s’il n’avait pas fallu que les Ecritures fussent accomplies et qu’il bût la coupe du Père. Ceux qui furent renversés par sa parole, et qui virent ce miracle de guérison, durent sentir que ce n’était pas une vaine assertion que celle par laquelle il affirmait qu’il pourrait appeler à son aide plus de douze légions des anges qui contemplaient sa passion. Mais au lieu de frapper ses ennemis par ce pouvoir miraculeux, il faut qu’il fasse preuve de la puissance de l’amour parfait, qui ne rend en aucune manière le mal pour le mal. C’est pourquoi il faut que Pierre apprenne que son épée n’a rien à faire dans la cause du Seigneur ; car celui qui tire l’épée de son chef doit être puni par l’épée, qu’un ordre ancien et sacré a confiée aux magistrats, qui en sont armés pour le service de Dieu. Celui qui est puni par l’autorité, pour avoir excité à la rébellion, ne meurt pas comme martyr. Mais le Seigneur a aussi une parole de courageuse réprimande pour reprocher aux principaux leur lâcheté. Quelques-uns des sacrificateurs avaient suivi la troupe (Luc 22.52), et c’est à eux que le Seigneur dit qu’ils n’ont pas osé s’emparer de lui dans le temple. Mais quand même c’est leur heure, dans laquelle les ténèbres de l’enfer exercent leur puissance, cette heure leur est accordée par le conseil de Dieu ; c’est donc en même temps l’heure du Seigneur, dans laquelle il traverse volontairement les souffrances pour arriver à la gloire.
Ils le lient et l’amènent au souverain sacrificateur. Jean dit qu’on se rendit d’abord chez Anne, le beau-père de Caïphe, très considéré lui-même pour avoir exercé les mêmes fonctions. Parmi les disciples, qui tous s’enfuirent, et dont l’un laissa son vêtement aux mains de ceux qui voulaient le saisir (Marc 14.52), Pierre se ravisa, et avec lui ce disciple mentionné par Jean seul et qui évidemment est Jean lui-même. Celui-ci entra ouvertement dans cette maison, où il était connu, et il en procura aussi l’entrée à Pierre. Pourquoi faut-il qu’il profite de cette permission ? Que va-t-il lui arriver ?
Il avait parlé comme un soldat courageux, mais à cette heure nous voyons quel est l’homme vaillant. Celui qui avait tremblé devant le Père en Gethsémané est là sans crainte au milieu de ses ennemis. Par contre, le disciple qui avait promis plus que tous les autres, qui, dans sa stupide sécurité, avait négligé de veiller, qui aurait accepté un combat dans lequel on se serait étourdi en donnant et en recevant des coups, le voilà paralysé et éteint parce qu’il ne peut recourir à l’épée. Il ne comprend rien à la vaillance de la douleur ; il fuit et il revient l’instant d’après ; honteux d’avoir fui, il voudrait tenir sa promesse, mais c’en est fait de sa force. Il ment à une servante ; il se croit sous le coup d’une nécessité, et cette nécessité n’existe point. C’est ainsi qu’il devient de plus en plus faible. Une fois enlacé, et sans se laisser avertir par le premier chant du coq (Marc 14.68), il reste au lieu du danger sans se repentir de sa chute. Du péristyle, sous lequel il s’était retiré, il revient à la lueur du feu ; il chauffe son corps et met son âme en danger ; il se figure qu’il reste près du Seigneur quand en réalité il s’en éloigne de plus en plus ; il jase étourdiment jusqu’à ce que son langage le trahisse, et il s’effraye quand l’un des serviteurs lui rappelle le jardin, et cette vaillance irréfléchie, qui devient pour lui un sujet d’effroi, après avoir été un sujet d’orgueil. C’est ainsi qu’il renie son Maître, et qu’il jure avec des imprécations qu’il ne connaît point cet homme.
Renier trois fois en une heure ! (Luc 22.59) Pierre, comment es-tu tombé ? Les quatre évangélistes nous parlent d’un triple reniement, mais ils conservent leur caractère de réciproque indépendance dans la manière dont ils racontent les occasions qui amenèrent cette chute. On peut grouper leurs rapports de la manière suivante : le premier reniement eut lieu vis-à-vis de la portière ; le second fut précédé d’une conversation entre les domestiques, dans laquelle la première servante (suivant Marc) dit à la seconde (suivant Matthieu) et celle-ci, par contre, dit aux serviteurs : Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth ; après quoi l’un des serviteurs questionna Pierre, ainsi que le rapportent Luc et Jean. Sa dernière et grande détresse le saisit quand on lui dit que son langage le trahissait, et qu’on lui rappelle qu’il avait été vu au jardin avec Jésus. Tout cela eut lieu dans la cour du palais du souverain sacrificateur, et nous penserions à celui de Caïphe si Jean ne parlait de celui d’Anne. Il se peut que ce fut un seul et même bâtiment, dont Anne habitait une autre aile. Cette supposition n’est pas contredite par le fait qu’Anne envoya Jésus lié à Caïphe (Jean 18.24), car Anne avait pu prendre cette précaution pour empêcher toute fuite, alors même qu’il ne s’agissait que d’envoyer l’accusé de l’autre côté de la cour.
Lorsqu’après le troisième reniement le coq chanta pour la seconde fois, Pierre en fut frappé. A ce moment on conduisait le Seigneur d’Anne chez Caïphe, ou bien seulement dans la cour, et au milieu de sa propre détresse le Seigneur eut assez de temps, de présence d’esprit et de compassion pour se souvenir de son disciple, et pour fondre son cœur par un regard, par lequel Pierre se laissa humilier pour son salut. O cœur de Jésus, sans cesse disposé à pardonner ! Qu’il nous donne des yeux pour voir son regard !
Jésus avait dû subir, chez Anne, un interrogatoire préalable pour procurer le plaisir de la vengeance satisfaite à ce vieil ennemi. Il s’agissait en outre de questionner Jésus touchant sa doctrine et ses disciples, pour lui faire dire une parole qu’on pût tordre et changer en accusation, et c’est à cela que fut employé le temps qui s’écoula jusqu’à l’heure matinale à laquelle on put réunir le Sanhédrin. C’est pourquoi Jésus en appelle à son enseignement public en présence d’Israël. Je ne suis pas, dit-il, un prédicateur clandestin et je n’ai pas fomenté de complot. Un serviteur, effronté à la manière des lâches, que la présence des grands enhardit, veut se rendre agréable au sacrificateur, en frappant Jésus et en l’insultant par une réprimande. Mais le Saint répond humblement : Si j’ai mal parlé, prouve-le. On ne parvient pas à l’inculper. Réussit-on mieux dans l’assemblée du grand conseil présidé par Caïphe ? ils cherchent un faux témoignage contre Jésus et ne le trouvent point. C’est déjà un faux témoignage par le fait qu’ils le cherchent dans une intention homicide. Ils ne parviendront pas davantage à le convaincre de quelque chose qui soit digne de mort, par un témoignage vrai. Dans la hâte de ces heures nocturnes, ils ne parviennent pas même à trouver des imposteurs, dont les mensonges soient d’accord entre eux. Ces témoins se contredisent dans la manière dont ils citent, en la tordant, la parole de Jésus relative à la destruction et la réédification du temple. Le souverain sacrificateur est de plus en plus embarrassé, et le saint silence de Jésus ne fait qu’accroître cet embarras. Que doit dire le Seigneur en réponse à ces odieuses calomnies ? Que dire à ceux qui ne veulent pas entendre ? Ils ne comprennent pas ce qu’il pourrait dire, mais ils comprennent ce silence. La méchanceté se confond elle-même, sans qu’il en coûte une seule parole à Jésus.
Mais Caïphe se ravise ; par une inspiration qui n’est pas d’en haut, il adjure Jésus de déclarer s’il est le Christ, le Fils du Dieu vivant. Il lui défère le serment, selon la coutume de ce temps-là. Le ferait-il s’il ne comptait pas sur la véracité de Jésus ? Et cependant il n’admet pas la vérité de ce que Jésus affirme par un saint serment. Tu l’as dit ! et tu sais toi-même qu’il en est ainsi. Tandis que les menteurs le calomnient et que Pierre le renie, il rend un bon témoignage, là où le silence équivaudrait à la négation. Mais afin qu’on comprenne bien dans quel sens majestueux il se déclare le Fils du Père, il ajoute avec force : « Vous verrez ci-après le Fils de l’homme, assis à droite de la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du ciel. »
Quelle parole dans cette bouche et à cette heure ! Pourquoi cet homme puissant en œuvres est-il là lié ? N’est-il pas plus fort que Samson, et ne peut-il pas déchirer ses liens ? Pourquoi ne le fait-il pas ? Il reste lié en même temps qu’il s’exprime comme le co-régent du Père et comme le juge du monde entier ; car il ne nous est pas permis de donner un autre sens à ses paroles. Un homme placé entre la vie et la mort, devant un juge irrité ; un homme qui sait que ce qu’il va dire le fait condamner à mort, ne va pas s’exprimer en images pompeuses, vides de force et de vérité. Il promet de se manifester dès à présent, comme le co-régent de Dieu et comme le juge du monde : vous le verrez, dit-il à ceux qui avaient le pouvoir, semble-t-il, de le couvrir de confusion avant la fin du jour. Les ennemis de Jésus pouvaient dire comme les frères de Joseph : on va voir ce que valent ses rêves. Mais le Seigneur, loin d’être confondu dans ce qu’il affirmait, en obtint l’accomplissement, par la voie de l’anéantissement, ainsi qu’il en arriva des songes de Joseph.
Nous pouvons ici poser le dilemme suivant : Ou bien le souverain sacrificateur avait raison alors que, faisant paraître une horreur extrême, il déchira ses habits et que, sans examiner si Jésus était en effet ce qu’il disait être, il soutint avec une énergie pleine de colère que Jésus n’était pas et ne pouvait pas être le Messie. C’est que ni Caïphe ni ses adhérents ne voulaient voir les traits du Messie, qui se trouvaient en Jésus, parce que les traits qu’ils demandaient ne paraissaient pas en lui. Caïphe se persuada donc à lui-même et il persuada aux autres que Jésus était un malfaiteur et un blasphémateur ; et il aurait raison si Jésus n’était pas en effet le Fils unique de Dieu, hier, aujourd’hui et éternellement. Si au lieu d’être en réalité, le co-régent de Dieu et le juge du monde, il s’était seulement attribué cette qualité, ce serait là l’usurpation la plus abominable de la majesté de Dieu qu’un orgueil insensé eût jamais tentée. Dans ce cas, le souverain sacrificateur aurait raison plus que les indifférents et les tièdes, qui veulent bien voir en Jésus un homme de bien, tout en n’admettant pas son témoignage touchant son unité avec le Père, sa domination éternelle et sa qualité déjuge du monde. Par conséquent, encore une fois, ou bien Caïphe a raison, ou bien c’est Jésus qui est dans le vrai, parce qu’il est réellement ce qu’il dit être, malgré l’apparence du contraire. C’est, qu’en effet, sa gloire a pour point de départ le comble de son abaissement, et désormais tout ce qui arrive est compris dans le règne du Fils de l’homme glorifié, et annonce son jugement.
Ce qui est le plus étonnant, c’est qu’il dise à ses ennemis qu’ils le verront à partir de ce moment. Eux, qui ne virent pas même le Ressuscité, comment devraient-ils voir son règne et sa venue suivie du jugement qui maintenant encore n’a pas en lieu ? Ils l’ont vu en vérité avec tremblement. Lorsqu’à sa mort le soleil s’obscurcit, que la terre trembla, et que le voile se déchira, n’était-ce pas là une manifestation de sa puissance ? Et quand les gardiens revinrent du sépulcre tout effrayés, cela ne fut-il pas un autre signe pour les sacrificateurs ? Et quand ils ne purent maîtriser les disciples, et qu’ils virent l’Eglise grandir de plus en plus ; quand leur ville fut détruite et que la gloire de leur temple fut changée en désolation, n’était-ce point là le règne et le jugement de Christ ? Cela continue ainsi et son avènement a commencé au moment où il a dit : « Ci-après. » Il est assis à la droite de la puissance, au-dessus, de l’atteinte de ses ennemis ; alors même que les vierges sages succombent au sommeil, ce sommeil est lui-même un signe de la venue finale du Seigneur Jésus.
En déchirant ses vêtements, Caïphe déchire l’ancienne sacrificature. Qu’avons-nous encore besoin de témoignage ? dit-il, heureux d’en avoir fini avec ces pénibles recherches. En répondant qu’il est digne de mort, les membres du Sanhédrin font consister son seul crime dans ce prétendu blasphème, qu’ils ne prouvent par rien. C’est ainsi que le faux souverain sacrificateur a condamné le souverain sacrificateur véritable ; c’est ainsi que le juge du monde a été condamné à mort, et que le Saint a été stigmatisé comme malfaiteur. C’est ainsi que l’espérance d’Israël, à peine réalisée, a été expressément rejetée par Israël. Mais pour que le fond des cœurs soit bien manifesté, les juges haut placés donnent l’exemple à leurs serviteurs par la manière dont ils insultent et maltraitent l’innocent ; ils frappent son visage voilé, et lui disent de deviner qui l’a frappé. Ils veulent avilir de leur mieux ce Messie rejeté, en même temps qu’ils s’étourdissent eux-mêmes. Les soldats l’emmènent dans la cour et continuent à le maltraiter. Mais lui ne cacha point son visage de l’opprobre et des crachats, et il n’ouvrit point la bouche, semblable à la brebis muette devant celui qui la tond (Esaie.50.6 ; 53.7).
Vers le matin tous les principaux sacrificateurs et les sénateurs du peuple tinrent encore une fois conseil (Matthieu 27.1 ; Marc 15.1) ; à cette réunion plus complète, assista aussi Joseph d’Arimathée, et il protesta contre la décision qui venait d’être prise (Luc 23.51). Dans la réunion nocturne, tous les assistants avaient adhéré à la condamnation à mort (Marc 14.64). Luc, qui passe sous silence le premier interrogatoire, rapporte ce qui eut lieu dans le second. Ils auraient bien voulu extorquer autre chose à Jésus ; mais il leur donne la même réponse. Cette seconde séance eut lieu dès que le jour fut venu (Luc 22.66), parce qu’une condamnation à mort prononcée de nuit n’était pas valable. Suivant une règle plus récente, aucune condamnation à mort ne devait être prononcée un jour de fête, ou la veille d’une fête, ou dans la nuit.
Si cette règle était déjà en vigueur à cette époque, les sacrificateurs l’avaient transgressée dans leur haine fanatique, et ils avaient hâté l’exécution du condamné, de crainte qu’il ne fût délivré. Pourvu que cette exécution soit faite par les Romains, eux-mêmes ne se trouvaient pas empêchés de célébrer la fête. N’avaient-ils pas fait une œuvre sainte en condamnant le blasphémateur ? Au surplus, ces saints hommes surent s’arranger de manière à pouvoir manger le repas du sacrifice, et à ne pas souiller le sabbat par des cadavres.
Ils n’entrèrent pas dans le prétoire, pour éviter le levain qu’on trouvait dans les maisons païennes, eux qui étaient totalement corrompus par le levain de leur propre malice. Ne faut-il pas que Judas fasse la terrible expérience de la dureté de cœur des hommes abominables avec lesquels il a traité ? Quand il voit cette issue sanglante, il s’effraye de sa trahison, dont l’aspect est maintenant tout autre qu’alors qu’il était fasciné par le profit qu’il en recueillait. Il voudrait revenir sur tout cela, tandis qu’eux se moquent de sa détresse par ces dures paroles : « Que nous importe ! Tu y pourvoiras. » Mais leur tour viendra aussi ! Judas, désespéré, pénètre dans le temple et y jette le salaire de son crime. Il voudrait en être débarrassé et en faire sa rançon devant Dieu ; mais il le fait sans vraie repentance, sans quoi il ne se pendrait pas. Sa repentance ne trouverait-elle pas la miséricorde de Dieu ? C’est lui, au contraire, qui ne trouve point la vraie repentance ! Pourquoi ne croit-il pas aux compassions de Christ ? C’est que son endurcissement, fruit de son forfait, le rend incapable de croire.
Matthieu ajoute que dans la suite les sacrificateurs ne voulurent pas garder le prix du sang dans le trésor sacré. Leur conscience délicate entend respecter les convenances, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils se condamnent eux-mêmes. A la fin, ils décident que cet argent sera consacré à une œuvre pie : ils achètent le champ d’un potier pour la sépulture des pèlerins, un cimetière pour le prix du Prince de la vie ! Matthieu reconnaît en cela le remarquable accomplissement de la prophétie. Jérémie avait brisé un vase près de la porte orientale, et il avait annoncé que Jérusalem, la ville des abominations, serait brisée ainsi, et qu’à cause du grand nombre de morts ils seraient ensevelis au lieu impur de Tophet, et la ville elle-même devait être réduite dans le même état que Tophet (Jérémie 19.12). Zacharie (Zacharie 11.12-13) avait montré le Berger d’Israël faisant le compte avec son peuple : « S’il vous semble bon, donnez-moi mon salaire. » Alors ils pesèrent son salaire, trente pièces d’argent, le misérable prix d’un esclave. Et l’Eternel dit : Quel prix honorable que celui auquel je suis taxé par eux ! jette-les pour le potier, » comme s’il voulait dire : Cela est bon pour le limon et la boue ; et ainsi ces pièces sont jetées dans la maison de Dieu, tout en n’étant que pour le potier.
C’est là le conseil de Dieu, que les méchants durent exécuter comme des instruments inconscients, comme si le Seigneur leur avait fait demander par Judas : « A quel prix m’estimez-vous ? » et ils dépensèrent trente pièces d’argent pour se débarrasser de leur Berger. Puis c’est de nouveau Judas qui jette cet argent dans la maison de Dieu, et ce sont les sacrificateurs qui le donnent pour le champ du potier, probablement pour ce même lieu touchant lequel Jérémie avait prophétisé. La trahison aboutit à cet achat, et cet achat eut pour effet l’ensevelissement au champ du potier. Tout cela fut le commencement de cette ruine dont Jérémie prophétise en ces termes : « Jérusalem deviendra semblable à Tophet. » Ils prirent les trente pièces d’argent, ce prix honorable auquel fut taxé leur Berger ; ils les prirent des fils d’Israël, dont le péché le vendit, et ils les donnèrent pour le champ du potier. C’est ainsi que ce qu’ils firent devint le remarquable accomplissement de cette prophétie.
La manière dont Pierre, avant la Pentecôte, parle de la mort de Judas, semble différer du récit de Matthieu. En disant que Judas a acquis un champ du salaire de son crime, il s’exprime comme si Judas avait acheté ce champ. Il ajoute que Judas s’est précipité, qu’il a crevé par le milieu et que toutes ses entrailles ont été répandues (Actes 1.13). Dans ce récit aussi, le nom de Haceldama, champ du sang, est mis en rapport avec l’action du traître. La rupture de la corde au moyen de laquelle Judas s’est étranglé a dû avoir l’affreuse conséquence dont parle Pierre. Tandis que Matthieu raconte ce que Judas s’est fait à lui-même, Pierre décrit l’état dans lequel on a trouvé ce misérable. Par contre, il n’est nullement nécessaire d’admettre que Judas se soit occupé de l’achat de ce champ. Ce fut plutôt l’affaire des sacrificateurs. Malgré cela, Pierre a pu dire : « Celui qui avait reçu un tel héritage avec les apôtres le perdit, et acquit comme salaire de son forfait le champ sur lequel il fut, lui le premier, enseveli comme pèlerin.
Nous revenons aux sacrificateurs. Ils sont réduits à accuser Jésus devant Pilate, parce que le Sanhédrin d’Israël n’a plus le droit de condamner à mort. Cette dépendance pénible leur vaut au moins une protection en cas de révolte populaire et une augmentation de l’opprobre de Christ. Ce qui prouve que Pilate était déjà instruit de la chose, c’est qu’il avait accordé le concours des soldats romains pour l’arrestation de Jésus. Il n’en veut pas moins savoir de quel crime Jésus est accusé. Les sacrificateurs montrent de la susceptibilité, et déclarent qu’ils n’auraient pas accusé un innocent, comme si Pilate devait ratifier leur jugement sans avoir examiné la cause. Le gouverneur les raille en leur disant : « Jugez-le d’après votre loi, si toutefois il vous est permis de le mettre à mort. » Et pourquoi le voulaient-ils tuer ? Parce qu’il avait déclaré être le Messie, le roi d’Israël, et qu’il s’était rendu coupable de rébellion en défendant de payer le tribut à César. C’est ainsi qu’ils affirment par un odieux mensonge le contraire de ce qui était vrai, et ils calomnient leur roi précisément parce qu’il n’entendait pas être un roi tel qu’eux le voulaient ! Mais Pilate sait ce que vaut leur civisme romain. Le Seigneur répond par une brève affirmation quand Pilate lui demande s’il est le roi des Juifs, puis il se tait, malgré toutes les calomnies de ses accusateurs, et ce silence étonne le gouverneur, qui, pour interroger Jésus plus exactement, le fait entrer dans le prétoire. Ici Jésus demande à Pilate si, comme gouverneur, il est arrivé par lui-même à le soupçonner, et il parle avec tant de grandeur et de simplicité de ce royaume qui ne se trouve point dans l’enceinte de l’empire romain, et de la vérité qui constitue la puissance de ce royaume, que Pilate, bien que païen, cherche à défendre le roi des Juifs contre les Juifs. Lui, qui connaît le monde, voit bien que c’est par envie qu’ils le persécutent ; aussi répète-t-il à plusieurs reprises qu’il ne trouve aucun crime en Jésus, déclaration qui reste sans effet, parce que Pilate ne reconnaît pas son propre péché.
Une issue semble se présenter quand il entend les Juifs parler de l’activité de Jésus en Galilée. S’il vient de la Galilée, il dépend de la juridiction d’Hérode Antipas. Celui-ci, venu à Jérusalem à l’occasion de la fête, obtient la faveur longtemps désirée de voir ce fameux faiseur de miracles. Mais Jésus n’accorde ni une parole ni une œuvre à cette curiosité criminelle. Il souffre en silence l’ignominie que lui préparent les courtisans, en le revêtant par dérision comme un roi ou un sacrificateur. Hérode, à son tour, ne trouve aucun crime à imputer à Jésus ; bien que cette marque d’attention rendit amis Pilate et le tétrarque, celui-là ne fut pas dispensé de la tâche d’agir lui-même en homme.
Sans doute, il ne demande pas mieux que de protéger cet homme persécuté par un fanatisme injuste, mais il n’entend pas pour cela s’exposer à des désagréments. Il raille les Juifs par des paroles moqueuses, mais le sentiment de sa tyrannie et de sa corruptibilité l’empêche d’avoir le courage nécessaire pour résister à leur méchanceté. Josèphe aussi rapporte que plus d’une fois Pilate mécontenta le peuple par des mesures arbitraires, mais qu’ordinairement il finissait par céder. Cette fois aussi il manque de la véritable fermeté. En disant au peuple : « Cet homme est innocent ; c’est pourquoi je le ferai châtier et le relâcherai ensuite, » il use du misérable expédient qui consiste à satisfaire l’injustice jusqu’à un certain point. Mais apaise-t-on une bête féroce par un peu de sang ?
C’est alors que le peuple lui offre une occasion qu’il croit favorable, en lui rappelant qu’à la fête de Pâques, à cette fête de la délivrance de la servitude d’Egypte, il a coutume de libérer un prisonnier (Marc 15.6-7). Pilate saisit cette occasion, et il leur offre le choix entre le meurtrier Barabbas et Jésus, le roi des Juifs. Il espère qu’ils ne choisiront pas cet odieux scélérat, mais ce calcul le trompe. D’ailleurs un juge peut-il proposer de relâcher un innocent comme s’il lui accordait sa grâce, et lui est-il permis de placer cet innocent sur la même ligne que le malfaiteur ? Le contraste est d’autant plus terrible, si les anciens manuscrits, qui donnent aussi à ce meurtrier le nom de Jésus, sont dans le vrai, Jésus Barabbas, c’est-à-dire Jésus le fils du père, opposé au vrai Jésus, Fils éternel du Père éternel ! Pilate avait questionné le peuple qui s’était assemblé autour du prétoire, mais les sacrificateurs lui conseillent un choix funeste. Ces gens, pour la majeure partie, ne savent pas pourquoi ils poussent des clameurs contre Jésus, et ce n’est qu’un pitoyable manque de caractère qui fait d’eux les instruments des ennemis acharnés du Seigneur, et qui leur vaut un meurtrier à la place du Prince de la vie. « Mais que ferai-je du roi des Juifs ? » leur dit Pilate, et il les exaspère par cette parole. Ils crient : « Crucifie, crucifie-le ! » La crucifixion est le supplice que les Romains infligeaient aux séditieux. Est-il permis à un juge de demander ce qu’il doit faire d’un innocent ? C’est parce que Pilate le fait qu’il est perdu ; l’audace des accusateurs grandit en raison de la lâcheté du juge. De quoi lui sert-il d’être averti par sa femme ? Claudia Procula (c’est ainsi que la nomment les Pères de l’Eglise) pouvait bien rêver de ce Juste, dont elle avait dû beaucoup entendre parler. Ce n’est pas Jésus comme magicien, ainsi que les Juifs le disent dans leurs livres apocryphes, ni le diable, parce qu’il voulait empêcher la mort expiatoire de Jésus, qui lui ont envoyé ce songe. Il y avait là tout à la fois une action divine pour elle-même, un avertissement pour Pilate et un témoignage en l’honneur du Seigneur.
La force de Pilate est brisée. Les clameurs du peuple l’ont vaincu. Bien qu’il cherche à protéger cet innocent, il ne veut pas s’exposer lui-même. Assis sur son tribunal, placé devant le prétoire, il lave ses mains, conformément à un usage des Juifs et des païens, pour protester par cette action qu’il est innocent de ce sang ! Mais il n’en est pas même innocent aux yeux des hommes, car au moment où il déclare qu’il n’est pour rien dans ce crime, il en assume la responsabilité en permettant ce qu’il aurait dû défendre. Le peuple crie : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » nous prenons sur nous la responsabilité de cette mort. Elle pèse désormais sur eux, et le jugement va les atteindre coup sur coup. Mais Pilate n’est pas déchargé pour cela : chacun porte son propre péché, et ce n’est que sur celui qui s’amende que tombe le sang de Christ, pour prononcer en sa faveur des choses meilleures que celui d’Abel.
Alors Pilate le livre à la flagellation dont il était d’usage de faire précéder la crucifixion. Si après coup il présente ce supplice comme devant suffire à leur vengeance et rendre inutile la crucifixion, ce n’est là qu’une dernière tentative de délivrer Jésus. La flagellation, c’est à la fois une grande ignominie et une rude souffrance. Elle s’exécutait au moyen de courroies garnies de petits os, qui parfois enlevaient la chair et découvraient les os. Toute la troupe se rassemble auprès de Jésus. Son audace a grandi depuis Gethsémané. Grande et sauvage est la joie des Romains de pouvoir insulter un roi des Juifs. Ils couvrent ses épaules déchirées d’un vieux manteau d’officier en guise de la pourpre royale ; ils lui pressent sur la tête une couronne d’épines ; un roseau fragile représente le sceptre, et puis ils se prosternent devant ce roi ; ils le saluent, ils l’insultent, le frappent et lui crachent au visage. Pilate survient, il regrette une fois de plus d’avoir cédé, et il fait sortir Jésus couvert d’ignominie. Voyez quel homme, leur dit Pilate pour toucher leurs cœurs. Qu’il soit flétri, ce juge qui, au lieu d’exercer la justice, veut émouvoir par de tels moyens les ennemis d’un accusé innocent ! Mais cette parole de Pilate est prophétique à l’insu de celui qui la prononce, comme celle de Caïphe. Voyez cet homme, le seul homme saint, meurtri et insulté, tandis que les coupables s’en vont librement.
Ils crient de nouveau : Crucifie, crucifie ! Leur rage n’est pas désarmée, mais au contraire augmentée, et quand Pilate les raille et les menace tout à la fois par cette parole : Faites-le, si vous l’osez ! alors craignant de voir toute leur peine perdue, ils exposent à ce juge païen le grand motif de leur haine, en disant que c’est comme blasphémateur de leur sainte loi, que Jésus a mérité la mort. Mais cette mention d’un Fils de Dieu, au lieu de faire céder Pilate, produit un effet opposé. Ce mondain incrédule a reçu une impression. Le songe de sa femme l’inquiète, la sainte majesté de ce roi mystérieux a effleuré son âme. La vérité de Dieu s’est approchée de lui, et il s’en approche à son tour par cette question adressée à Jésus : D’où es-tu ? Mais Jésus se tait, comme pour dire : Pourquoi n’as-tu pas voulu m’entendre tout à l’heure ? L’orgueil du gouverneur se dresse en Pilate, mais combien sa vanterie n’est-elle pas indigne et sa menace mensongère ? A-t-il donc vraiment le pouvoir de faire mourir, selon son bon plaisir, celui qu’il a déclaré être innocent ? Et lui, l’homme lâche, a-t-il en effet le pouvoir de relâcher Jésus, ainsi qu’il le prétend ? Ton pouvoir est d’en haut, lui répond le Seigneur, et cet accusé se posant comme juge, montre qu’à cause de cela c’est Caïphe qui est le plus coupable. Pilate tente un dernier effort pour délivrer Jésus, mais il est trop tard, car le gouverneur est déjà trop enlacé dans son injustice. Les ennemis renforcent leur attaque : Si tu relâches cet homme, tu n’es pas l’ami de César ! Tu deviens suspect en favorisant un rebelle ! et voilà Pilate mortellement atteint, car il redoute davantage une accusation portée devant le cruel et soupçonneux Tibère, qu’il ne craint ce Fils de Dieu. Il fléchit donc après quelques paroles exprimant une raillerie à la fois amère et imprudente à l’adresse du roi des Juifs, paroles qui ne peuvent avoir d’autre effet que d’exaspérer davantage les ennemis de Jésus. En effet, les Juifs en viennent jusqu’à fouler aux pieds, avec une odieuse hypocrisie, leur foi au Messie, et à proclamer ce mensonge qu’ils n’ont d’autre roi que César. C’est ainsi qu’eux aussi sont vendus à leur péché. Quant à Pilate, il n’échappe pas pour cela à la dénonciation et à la destitutiona. Jean nous apprend que lorsque Pilate prononça ce jugement, c’était la préparation de Pâques et environ la sixième heure (Jean 19.14). Cette désignation de la sixième heure étonne, quand Marc 15.23 dit expressément que Jésus fut déjà crucifié à la troisième heure, et que les autres évangélistes rapportent que les ténèbres commencèrent à la sixième heure, c’est-à-dire à midi. Il se peut que Jean compte les heures à la manière romaine, en partant de minuit, soit parce qu’il est question d’une procédure devant le gouverneur romain, soit par rapport à la fête juive, par ce que c’est à partir de minuit, heure à laquelle l’ange exterminateur frappa l’Egypte, que la chair de l’agneau pascal était considérée comme impure. Mais en adoptant cette supposition, on ne comprend pas que les débats devant Pilate aient déjà été terminés à six heures du matin. Comment cela se peut-il, quand la seconde réunion du Sanhédrin n’eut lieu qu’au point du jour ? (Luc 22.66) Comment admettrons-nous que Jésus ait été envoyé à Hérode à une heure si matinale ? Il y a ici une difficulté, que je ne suis pas encore en état de résoudre, et qui est peut-être le fait d’une ancienne faute dans les manuscrits.
a – Josèphe, Antiquités, XVIII,4, 2.
Jésus porte sa croix, semblable à un agneau conduit à la tuerie, et c’est ainsi que le cortège s’avance vers Golgotha, la place du crâne. Comme les Juifs ne permettaient pas que les crânes des malfaiteurs y restassent, il est probable que ce nom était plutôt emprunté à la forme de cette colline. Elle était située à l’extérieur de la Jérusalem de cette époque, ou tout au moins de la ville ancienne. Le sacrifice pour le péché devait être brûlé hors du camp (Hébreux 13.11-12 ; Lévitique 16.27). Quelle sortie comparée à son entrée triomphale cinq jours auparavant ! Voilà ce roi repoussé par son peuple. Un étranger est requis de force pour un service ignominieux ; ce n’est point par pitié pour Jésus qu’ils chargent de la croix Simon, mais c’est parce que Jésus épuisé ne peut plus avancer. Il faut que Simon vienne au secours du grand Sauveur. Cette première connaissance sous l’opprobre de la croix devient une bénédiction pour lui et pour sa maison.
L’homme des douleurs marche en silence, mais il a une parole empreinte d’amour et de sérieux pour les femmes qui le plaignent. Il leur défend ces larmes stériles, qu’une émotion superficielle leur fait verser à la vue de ses souffrances corporelles. Il faut que leur cœur facile à émouvoir rentre mieux en lui-même : Pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants, pleurez sur vos péchés, avant que ne viennent ces jours de la malédiction annoncée par les prophètes. Vous ne détournerez point le jugement ; mais ne voulez-vous pas lui échapper en ce qui vous concerne ? Ce jugement approche avec une puissance irrésistible, car si l’on fait cela au bois vert, qu’arrivera-t-il au bois sec ? Le Seigneur pense ici à Ezéchiel, qui décrit en ces termes un jugement retranchant du milieu d’Israël le juste et l’injuste : « Voici, je vais allumer un feu au dedans de toi, qui consumera en toi tout le bois vert et tout le bois sec ; la flamme de l’embrasement ne s’éteindra point » (Ezech.21.3,8). L’arbre plein de sève et de vie, le juste parfait c’est lui seul. S’il souffre de tels tourments, comment les pécheurs échapperaient-ils ? C’est ainsi qu’il affirme sa sainte innocence, en même temps qu’il nous montre que, jusqu’au dernier moment, la parole prophétique nourrit son âme.
A Golgotha on le cloue sur la croix, pour le faire expirer dans un supplice infamant et cruel entre tous. Il est attaché au bois qui dépasse à peine la hauteur d’un homme. Placé à cheval sur un bloc qui fait saillieb, ses mains sont liées et clouées, et probablement aussi ses pieds. S’il est vrai d’un côté que les Pères de l’Eglise, qui affirment que les pieds furent percés, ont emprunté plus d’un trait, y compris peut-être celui-là, aux psaumes et aux prophètes, on peut dire d’un autre côté que l’incrédulité seule, qui admet une léthargie, aime à se figurer que les pieds furent épargnés. Si le Sauveur ressuscité montre à ses disciples ses mains et ses pieds (Luc 24.39-40), cela n’a de sens qu’autant que les marques des clous étaient visibles dans les unes et dans les autres. Par cette torture lente et affreuse, la mort était produite au plus tôt après douze heures ; elle pouvait même tarder jusqu’au troisième jour, partout où la loi, ainsi que c’était le cas chez les Juifs, ne défendait pas qu’un pendu passât la nuit attaché au bois (Deutéronome 21.23). Des crampes terribles, l’inflammation des plaies, une soif brûlante et une angoisse mortelle, aboutissaient enfin à une mort pleine de tourments. Si nous nous bornions à frissonner à la vue de ces souffrances corporelles, nous rendrions un mauvais service au Seigneur, mais dans notre propre intérêt, il est utile que nous ne glissions pas là-dessus à la légère. Nous devons bien réfléchir à ce qu’il endura aussi dans son corps pour nous racheter.
b – Justin, C. Tryphon, chap. XCI.
Ce qui perçait son âme, c’était l’insulte cruelle qu’impliquait ce supplice. Il n’était réservé qu’aux esclaves, aux brigands et aux traîtres, et jamais on ne l’infligeait à un citoyen romain. Par là, il était mis au rang des malfaiteurs, et il le fut doublement par le fait de sa crucifixion entre deux criminels. Des sources apocryphes seules mentionnent leurs noms. Aucun des ennemis du Sauveur ne pressentait que l’un de ces suppliciés contribuerait à glorifier Jésus. Suivant la coutume romaine, les vêtements étaient attribués aux exécuteurs de la sentence ; ils se partagèrent, sous les yeux de Jésus, par la voie du sort, les quatre parties de ce butin, mais surtout la robe sans couture, pour ne point avoir à la déchirer. Cet accomplissement de la parole d’un psaume montre que rien n’arriva au Seigneur qui n’eût été prévu. Il n’y avait dans ces vêtements aucune force qui profitât aux soldats, quand même la foi, en en touchant le bord, lorsque le Seigneur les portait, obtenait des guérisons. Il n’a point laissé de reliques, et revêtir Christ vaut mieux que de posséder sa robe. Au-dessus de la croix fut attaché un écriteau annonçant dans les trois langues du monde ancien le crime de ce crucifié : « Jésus de Nazareth, le roi des Juifs ! » Les sacrificateurs sentent ce trait amer et voudraient le détourner ; mais Pilate, l’homme inébranlable, maintient l’écrit par lequel il les insulte. Cette fois encore sa parole est une prophétie : cette inscription, qui, dans l’intention du gouverneur romain, était une raillerie, a été répétée en plus de cent cinquante langues, et reçue par la foi dans des millions de cœurs. Comme ils rivalisent, le peuple et les principaux, Pilate et les soldats, les Juifs et les païens, pour insulter le Crucifié par leurs paroles et par leurs gestes ! On pousse rarement la cruauté jusqu’à se moquer d’un meurtrier supplicié ; mais il faut que le juste boive aussi cette coupe. Les sacrificateurs donnent l’exemple. Dans l’ivresse de leur triomphe imaginaire, ils ne craignent pas de proférer ces mêmes paroles qu’un psaume met dans la bouche des moqueurs impies. Ils disent comme les païens : « Si tu es roi d’Israël, » et comme Satan : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix. » Et cependant leur blasphème proclame qu’il s’est confié en Dieu, et leurs insultes le glorifient d’avoir sauvé les autres.
En parlant des moqueries des soldats, Luc rapporte qu’ils lui offrirent du vinaigre avec des paroles moqueuses. Ce n’est point là le breuvage qu’il avait d’abord repoussé, breuvage composé de mauvais vin et de substances amères et destiné à étourdir le sentiment des crucifiés. C’était par une espèce de bienveillance qu’on offrait cette liqueur au moment du supplice, comme il est dit dans les Proverbes de Salomon (Proverbes 31.6) : « Donnez de la cervoise à celui qui s’en va périr, et le vin à celui qui est dans l’amertume du cœur. » Or Jésus ne voulait pas se laisser étourdir, mais au contraire mourir en ayant pleinement l’usage des sens. Autre chose était le breuvage qu’il demanda avant de mourir pour apaiser sa soif brûlante. Les soldats, qui buvaient eux-mêmes du vinaigre, lui demandèrent probablement avec des paroles moqueuses s’il en voulait aussi. Mais l’image la plus horrible de la joie infernale du désespoir s’offre à nous dans ce meurtrier crucifié avec Jésus et qui profère des paroles de blasphème. Le voilà devenu leur compagnon ! Qui donc prétend valoir mieux que les autres ? Que ne leur est-il venu en aide, au lieu d’être la cause de ce qu’il leur faut mourir plus tôt qu’ils ne l’avaient pensé ! Nous nous détournons avec horreur de ce tableau. Matthieu et Marc disent, sans mentionner de différence, que le blasphème fut aussi proféré par les meurtriers. Si Luc nous montre dans l’un d’eux un pécheur repentant et reçu en grâce, ce n’est pas qu’on doive admettre qu’il commença par se moquer et qu’il se convertit ensuite. S’il en était ainsi, il n’aurait pas pu reprendre son compagnon de supplice, ainsi qu’il le fit.
Certes, les représentants des classes d’hommes les plus diverses ont contribué pour leur large part à ce que Jésus souffrit par eux, tandis qu’il souffrait pour eux ! L’humanité, manifestant ses sentiments, ainsi qu’elle le fait autour de cette croix, présente un spectacle horrible. Nous en sommes surtout frappés quand nous nous sentons enveloppés dans la même condamnation, engendrés de la même semence que ceux-là, et pénétrés profondément de la même corruption ! Mais au milieu du bruit des méchants, le Sauveur suspendu à la croix souffre en silence, et nous pouvons lire dans son cœur, grâce à ces précieuses paroles, au nombre de sept, qu’il prononça sur la croix, et que les évangélistes se sont partagées. C’est là son legs excellent laissé aux siens, alors qu’en fait de biens terrestres il ne lui restait pas un fil à donner. On peut dire à bon droit que ces paroles sont plus merveilleuses que les miracles. Si quelqu’un contemple avec adoration ce sanctuaire il se sent inondé des eaux de la vie éternelle, et celui qui s’étonne des miracles de Moïse et de Josué peut sentir ici ce que c’est que la vérité à la fois divine et humaine.
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! » Voilà sa prière immédiatement après sa crucifixion. Voilà sa réponse aux outrages de ses ennemis, et c’est de cette parole qu’il les couvre comme d’un bouclier. Nulle colère, nulle vengeance, nulle menace, aucune prière pour soi-même ! Le Seigneur fait ici ce qui est le plus antipathique à la nature de l’homme naturel, ce qu’il avait commandé dans le sermon sur la montagne, ce qu’Esaïe déjà avait prophétisé par ces paroles : « Il intercède pour les malfaiteurs » (Ésaïe 53.12). Ceux que cela concerne immédiatement, ce sont les soldats qui ne sont que des instruments, mais des instruments cruels. Mais les soldats n’étaient pas ici les seuls qui ne savaient ce qu’ils faisaient. Le peuple charnel et séduit ; les ambitieux, qui s’imaginaient servir Dieu ; le lâche qui sacrifiait aux considérations humaines, tous peuvent se cramponner à cette requête miséricordieuse. Judas et Caïphe ont-ils le même droit ? Ici se trouve la limite obscure. Il est vrai que plus tard Pierre dit avec bonté : « Je sais que vous l’avez fait par ignorance, ainsi que vos supérieurs » (Actes 3.17) ; mais il ne dit pas si cette parole s’applique à tous. Sans doute l’ignorance n’est pas fondée à s’excuser sous prétexte qu’il n’y a pas d’aveuglement coupable, et celui-là se trompe qui s’imagine qu’il suffit d’éclairer ceux qui sont dans l’erreur. Ce qui importe avant tout, c’est que Dieu pardonne au pécheur ignorant ; qu’il lui ouvre les yeux afin qu’il reconnaisse la grandeur de son péché, et que le Saint-Esprit opère en lui la conversion. Voilà ce que le Seigneur demande avec la pleine assurance de l’exaucement, parce qu’il ne se borne pas à prier, mais qu’il meurt précisément pour atteindre ce but. C’est comme s’il disait à son Père : Que ma mort leur obtienne le pardon, et enseigne-leur à se pardonner les uns aux autres, afin qu’ils obtiennent miséricorde !
A cette prière miséricordieuse répondent les moqueries et les insultes du monde. Mais tandis que même l’un des malfaiteurs crucifiés, vomit des blasphèmes, l’autre, par un miracle de la grâce, meurt dans la pleine possession du salut. Nous sommes surpris de trouver ce premier confesseur, qui se repent si sincèrement de ses péchés, qui en fait l’aveu sans chercher d’excuses, qui se soumet à la punition qu’il sent avoir méritée, qui exhorte l’autre malfaiteur à la repentance, en même temps qu’il confesse une foi en Jésus, dont les apôtres même n’étaient pas encore animés. « Nous souffrons ce que nos crimes méritent, mais celui-ci n’a rien fait qui soit digne de mort ! » C’est quelque chose de grand que ce confesseur. Toutefois il n’est pas nécessaire d’exclure des appels antérieurs de la grâce, auxquels jusqu’alors cet homme n’avait pas répondu.
Il pouvait y avoir des fanatiques, entraînés par leur zèle charnel à des attentats contre les oppresseurs d’Israël, et qui cependant ne s’étaient pas traînés dans la fange du vice. Maintenant qu’un seul coup brisait cet échafaudage de rêves insensés et criminels, il semble que des écailles tombent des yeux de cet homme égaré. Tandis que l’acquittement est souvent le meurtre de l’âme du coupable, nous voyons ici l’exemple d’une condamnation à mort féconde en fruits bénis.
Mais la repentance seule n’aurait pas suffi ; c’est la foi puissante qui voit dans ce crucifié le Messie, capable de procurer à un malfaiteur la paix et le salut. Croire si fermement en Christ et en sa gloire royale, alors que tout semblait perdu et que les disciples eux-mêmes étaient complètement troublés, cela devait paraître au monde un acte de folie. Peut-être cet homme avait-il précédemment entendu la Parole du Seigneur, alors qu’elle retentissait dans tout le pays. Il l’a méprisée d’abord, mais à cette heure la lumière se lève dans son âme ; la grâce, qui le met en contact avec Christ, ne reste pas sans effet pour lui ; cette inscription dérisoire, ces paroles de moquerie, tout cela, lui paraît digne d’une attention profonde ; il écoute la prière du Seigneur et ne peut plus détourner le regard de ce saint supplicié. Voici le Sauveur, et il n’y en a point d’autre. Maintenant encore il peut me venir en aide, et j’ose recourir à lui : Seigneur, quand tu entreras dans ton règne, comme un roi glorieux, ainsi que les prophètes l’ont annoncé, alors souviens-toi de moi et me reçois ! On peut bien dire que ce : « souviens-toi de moi » est une parole d’adoration.
A côté du malfaiteur repentant est pendu à la croix, pour servir d’avertissement, le criminel endurci, qui ne peut plus croire. Les paroles du premier sont pour Jésus un avant-goût du paradis. Sa réponse est toute pénétrée de cette joie céleste. Avec une assurance qui n’appartient qu’à Celui qui a été établi juge du monde entier, il lui fait cette promesse : Dès aujourd’hui, et non pas seulement lorsque j’établirai mon royaume, dès aujourd’hui, je ne me bornerai pas à me souvenir de toi, mais tu seras auprès de moi justifié et reçu en grâce. Le paradis est la demeure des bienheureux, et puisque c’est avant sa résurrection que le Seigneur a dit : « Aujourd’hui, » le paradis désigne ce lieu de rafraîchissement préalable, appelé le sein d’Abraham dans la parabole.
Après cette issue glorieuse pour le Seigneur des moqueries des ennemis, les amis, refoulés en arrière jusqu’à ce moment, peuvent se rapprocher. Dans ce petit groupe d’âmes fidèles réunies sous la croix se trouvent la mère du Sauveur et le disciple qu’il aimait. Marie a l’âme transpercée par une épée, ainsi que Siméon l’a prophétisé. Mais fortifiée dans sa noble douleur, elle se tient debout sous la croix et ne tombe pas en défaillance. Alors Jésus lui lègue un autre fils, et à ce fils il lègue et recommande sa mère. Il lui dit : Femme ! comme s’il parlait à une étrangère, pour lui épargner les insultes. Il délie le lien de la parenté terrestre, et c’est précisément en cela qu’il se montre pour la dernière fois le plus fidèle des fils. Il n’adresse pas son Eglise à sa mère, la reine des cieux ; mais, au contraire, il remet cette faible femme à la protection et aux soins de son nouveau fils. Celui-ci se conforme immédiatement au désir de son Maître qui, en lui confiant une grande tâche, lui donne une consolation dans sa grande tristesse, Jean emmène Marie loin de ce lieu de tourments, et quand plus tard les femmes, qui l’avaient suivi, le regardaient de loin, la mère du Sauveur n’est plus au milieu d’elles. C’est une chose précieuse que le Sauveur, après avoir prié pour le monde des pécheurs, prenne aussi soin de ses proches tendrement aimés, et que son amour crucifié, en même temps qu’il embrasse l’humanité, s’occupe aussi des plus petites choses. Il peut encore donner alors qu’il ne lui reste rien pour lui-même, et il a soin des siens par le moyen des siens.
A partir de la sixième heure jusqu’à la neuvième, les ténèbres couvrent le pays entier aussi loin que porte le regard. Ce n’est pas une éclipse de soleil naturelle, car nous sommes fondés à admettre que le temps pascal coïncidait avec la pleine lunec. Un obscurcissement extraordinaire est le signe qui accompagne la sainte mort du Fils de Dieu. Alors les moqueurs se taisent involontairement ; une frayeur de Dieu saisit la création, comme autrefois en Egypte, et un frisson du jugement se fait sentir. La nuit couvre cette œuvre des ténèbres en même temps qu’elle envahit l’âme du Sauveur. Durant trois heures son âme lutte en silence ; puis il s’écrie : Eli, Eli lama sabattani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
c – Même des rapports païens de cette époque parlent d’un complet obscurcissement du soleil ; mais si, comme il semble, ils ont en vue une éclipse totale produite par la lune, elle ne peut pas avoir eu lien dans le temps pascal, mais elle a dû se produire en novembre 29, suivant les calculs de Wurm. Si, au contraire, il est question des ténèbres du vendredi saint, à comparer à d’autres obscurcissements mentionnés par les astronomes (voy. Wurm dans les Archives de Bengel pour la théologie, II, Tubingen, 1817, p. 297), il va sans dire qu’aucun calcul n’en peut être fait par le moyen de la marche de la lune.
Quelle parole dans cette bouche ! Elle dépasse notre portée. Cette parole prise dans le vingt-deuxième psaume exprime l’angoisse de son cœur. Mais ce juste qui se confie en son Dieu, ce Fils unique peut-il être abandonné par le Père ? Il ne peut pas l’être, et aussi ne l’est-il pas complètement, puisqu’il triomphe l’instant d’après. Mais nous reconnaissons avec une émotion profonde à quel point il fut tenté jusqu’au fond de son être par les tortures qui brisèrent son corps et par l’angoisse de son âme. Il n’a plus le sentiment de la communion avec son Père ; et privé à ce moment de tout secours, il sent combien la mort est horrible. Sans cette parole nous ne pourrions croire qu’il fût descendu, pour la consolation de tous les affligés, dans la plus complète désolation de l’humanité. C’est ainsi que Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même. C’est le plus complet anéantissement de soi-même qui se montre à nous dans ce moment suprême. C’est par là que l’amour consomme son œuvre d’abaissement volontaire, de réconciliation et de rédemption. Jésus reste victorieux en ne cessant de se cramponner à son Père ; en criant : Mon Dieu, mon Dieu, il fait pénétrer son ancre jusqu’au dedans du voile. Il peut demander : pourquoi ? lui qui ne connaît aucun péché, et c’est nous qui sommes atteints par cette question. Mais bientôt il répond lui-même par un cri de victoire, car après avoir lutté durant trois heures en silence, c’est par ce cri déchirant qu’il pénètre à la lumière.
Sachant que toute son œuvre est accomplie, il dit, pour qu’elle soit achevée : « J’ai soif. » On lui donne à boire du vinaigre, qui sert de breuvage aux soldats, non sans y mêler le fiel d’une cruelle raillerie. Ce fut sans doute un Juif qui le premier tordit cet : Eli, Eli ! en disant : Ce Messie appelle son Elie ! Quand un des soldats se lève pour donner à boire à Jésus, les autres veulent l’en empêcher par cette plaisanterie cruelle : Arrête, et voyons si Elie viendra. Mais ce soldat cache sa compassion et pour l’exercer, il hurle avec les loups, en disant : Laissez-moi faire, afin qu’Elie le trouve encore ! (Marc 5.36) C’est ainsi que par fausse honte il cache son sentiment. Qu’est-ce que le Seigneur vit dans son cœur ?
Il avait prié en se servant de ces psaumes, dans lesquels la soif portée à son comble apparaît comme la suprême souffrance. Il put donc voir dans la soif qui le dévorait un indice annonçant la fin de ses tourments. Il connaissait aussi cette parole : « Dans ma soif, ils m’ont donné du vinaigre » (Psaumes 69.22), et sachant que ce faible rafraîchissement lui était permis, il en fit la demande, sauf à voir si on voudrait l’écouter. Après avoir vaincu intérieurement, il sent sa soif brûlante, comme il avait autrefois senti la faim après un jeûne de quarante jours. Or, il voulait prononcer à haute voix ses dernières paroles de triomphe, et voilà pourquoi il désire ce soulagement au milieu de ses tourments. Mais qui pouvait le lui accorder si ce n’est les soldats ? N’est-ce pas le comble de son amour si humble et si miséricordieux, qu’oubliant tous les outrages et mettant de côté toute défiance, il fait entendre cette plainte à ces hommes farouches ? Plein de patience et de douceur, il ose en appeler à eux, sans savoir s’ils ne redoubleront pas leurs insultes, ou si peut-être l’un d’eux lui rendra ce service. C’est qu’il n’a pas seulement le désir d’être restauré, mais il a soif d’un amour répondant au sien. Il aspire jusqu’au dernier moment à trouver des âmes en qui il puisse éveiller la soif de la justice.
Après avoir pris ce breuvage, il s’écrie à haute voix : Tout est accompli ! Le sacrifice parfait du complet amour ; le salut de l’humanité par la parole et par l’œuvre, par la vie et par les souffrances de son Rédempteur ; tout ce qu’exige la loi et tout ce qu’annonce la promesse ; la justice et la vie du monde : tout cela est établi et accompli. C’est ainsi que dès le vendredi saint il proclame sa victoire par anticipation ; aussi bien, sa résurrection et l’envoi de son Esprit, l’établissement de son Eglise et la venue pour le jugement : tout cela réuni n’est que le fruit qui sort de ce qu’il a accompli d’une manière indestructible sur sa croix. Sa victoire est la source de toute volonté et de tout accomplissement du bien. Tandis que le monde s’imagine avoir vaincu, Jésus remercie le Père de la victoire qu’il lui a accordée, et, penchant la tête, il remet son esprit entre les mains de son Père.
Il le fait, après cette grande parole de triomphe, par une humble prière, empruntée à un psaume qui ne parle même pas de la mort. En effet, David a la ferme espérance de vivre, quand il prononce cette prière : « Je remets mon esprit en ta main ; tu m’as racheté, ô Eternel, qui es le Dieu fort de vérité » (Psaumes 31.6). Mais pour le Seigneur Jésus et pour tous ceux auxquels il l’accorde, le plus prochain moment de la vie terrestre, et le premier moment après la mort du corps sont d’une même valeur, étant l’un et l’autre non pas dans la main de l’homme mortel, mais dans celle du Père céleste. Au lieu de dire comme David : Tu m’as racheté, ô Eternel, Dieu fort de vérité ! Jésus dit simplement : Père ! Celui qui venait de crier : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » invoque de nouveau son Père avec une joyeuse assurance. Il va vers son Père, son Père gardera son esprit : voilà le fondement de son espérance.
Encore une fois un signe survenu dans la création extérieure, répond à ce qui arrive au Seigneur Jésus : la terre tremble, les rochers se fendent ; les cœurs des hommes seraient-ils donc plus durs ? Qu’est-ce qui reste debout, quand le Seigneur succombe ? Dans le temple, le voile du lieu très saint se déchire depuis le haut jusqu’en bas. L’accès auprès de Dieu, fermé dans l’ancienne alliance, est maintenant ouvert, la vue et même l’entrée libre du sanctuaire est accordée au peuple sacerdotal tout entier ; le conseil secret du Dieu d’amour se manifeste, et le propitiatoire devient accessible à tous ceux qui ont faim et soif de justice. En même temps, des sépulcres se sont ouverts, et ce signe indique que par la mort de Jésus la victoire sur la mort est acquise. A cela Matthieu ajoute qu’après la résurrection du Seigneur, plusieurs corps des saints ressuscitèrent et apparurent aux croyants de Jérusalem. Ce trait mystérieux nous fait entrevoir la victoire que le Seigneur avait remportée le vendredi saint sur le royaume des morts.
Le centenier romain s’étonna en voyant mourir Jésus si tôt et après avoir crié à haute voix, se distinguant en toutes choses d’un crucifié ordinaire, et saint dans toute sa manière d’être. En même temps les ténèbres et le tremblement de terre rendaient témoignage que celui qui mourait n’était pas un simple homme, « En vérité, dit-il, cet homme était juste, » ainsi que Pilate l’avait reconnu ; c’était en effet le Fils de Dieu, ainsi que les sacrificateurs l’avaient nommé en l’insultant. En retenant loyalement qu’il est un juste, on arrive à voir en lui le Fils de Dieu, car le juste ne ment pas en se rendant témoignage à soi-même. Quant au peuple qui l’a vu mourir, il se frappe la poitrine comme le péager le fit dans le temple, et ce fut là pour beaucoup le commencement de cette conversion qui éclate le jour de la Pentecôte.
Du petit groupe des fidèles, sort Joseph d’Arimathée (en hébreu Ramathaïm), homme juste, membre du Sanhédrin, qui n’avait pas suivi la majorité. Ce disciple secret de Jésus se déclare maintenant, et c’est une belle chose que de le voir emporter de la croix comme un précieux trésor ; celui qui venait d’y expirer comme un malfaiteur. Il comprend qu’il faut une décision prompte, si le corps de Jésus ne doit pas être enterré avec celui des meurtriers. C’est pourquoi il ose demander ce corps à Pilate, qui s’étonne d’apprendre que Jésus est déjà mort, alors que tout à l’heure les Juifs parlaient de rompre les os des crucifiés. Aussi Pilate a-t-il soin de s’informer de l’état des choses auprès du centenier. A Joseph se joint Nicodème, qui apporte cent livres (environ soixante-dix livres modernes) de myrrhe et d’aloès. L’amour de ces disciples ne croit pas trop faire en répandant ces parfums dans les plis du linceul, dans lequel leur Maître est enseveli. Quant aux femmes, elles prennent leurs mesures pour ajouter à ces poudres sèches les autres matières nécessaires pour embaumer selon les règles. Elles ne reculent pas devant la dépense, et tiennent à remplir elles-mêmes ce pieux devoir. Il est vrai que Jésus les devance, car ce n’est pas notre onction qui le conserve dans le sépulcre, mais c’est la sienne qui nous communique la vie.
Le Père avait veillé sur le corps du Fils, alors que les Juifs voulaient qu’on rompit les os des crucifiés. Cette dernière cruauté avait pour but de les mettre promptement à mort et de les empêcher de souiller le pays en restant attachés à la croix le jour du sabbat, surtout lorsque c’était le grand sabbat du jour de Pâques. Pilate accorde aux Juifs la permission qu’ils lui demandent, et les soldats l’exécutent sur les deux malfaiteurs, mais ils trouvent que Jésus est déjà mort. Par précaution, ils lui percent le côté d’un coup de lance, qui l’aurait nécessairement tué, s’il y avait encore eu de la vie en lui. L’expression grecque indique une plaie large et profonde, et cette supposition est confirmée par l’histoire de Thomas. Mais la sainte victime ne bouge plus. Jean déclare avec beaucoup d’insistance qu’il vit couler de la plaie de l’eau et du sang. Les médecins ne sont point d’accord sur l’explication de ce fait, car la décomposition du sang dans un cadavre est un cas très rare. Si la science parvenait à prouver que dans les circonstances données, ce cas exceptionnel s’était réellement présenté, il deviendrait d’autant plus évident qu’un témoin oculaire pouvait seul en faire mention, car une supposition, basée sur ce qui se passe généralement, n’aurait pas pu mentionner ce fait extraordinaire. Mais s’il fallait renoncer à expliquer ce fait par les lois de la physiologie, nous comprendrions qu’une chose extraordinaire a dû se faire pour ce cadavre, destiné à ne point voir la corruption. Jean attache la principale importance à ce fait que Jésus mourut comme l’agneau pascal, touchant lequel la loi prescrit de ne rompre aucun de ses os (Exode 12.46). Jean rappelle aussi l’accomplissement de cette parole de Zacharie (Zacharie 12.10) : « Ils regarderont vers moi, qu’ils auront percé. » Ce furent en effet les Juifs qui, par les mains des Romains, transpercèrent leur berger, dans la personne duquel ils rejetèrent leur Dieu. C’est ainsi que meurt le Fils du Très-Haut, et il est déposé dans un sépulcre neuf, appartenant à Joseph et situé dans la proximité de Golgotha. C’est à ce point qu’en est venue l’humanité ; elle a ôté la vie au Sauveur. Que deviendrait-elle sans la résurrection de Jésus ? Notre voie nous est tracée par cette parole d’un apôtre : « Si nous mourons avec lui, nous vivrons aussi avec lui » dans une gloire éternelle.