Le sacrement de l’Eucharistie était le troisième qu’on administrait aux néophytes baptisés. Dans cette instruction, S. Cyrille s’attache à en démontrer les figures, la réalité et l’efficacité par des témoignages puisés dans l’ancienne loi. Son dessein principal est d’établir solidement dans l’esprit de son auditoire le dogme de la transsubstantiation, c’est-à-dire le changement réel de la substance du pain et du vin eucharistique en la substance du corps et du sang de Jésus-Christ en dépit de nos sens.
En preuve de cette transsubstantiation, il cite d’abord les paroles mêmes de Jésus-Christ. Il apporte ensuite l’autorité de S. Paul dont on venait de lire la première Epître aux Corinthiens, où il est parlé de l’institution de l’Eucharistie. Il combat l’objection des Capharnaïtes, qui furent scandalisés du précepte que Jésus-Christ faisait de manger sa chair et de boire son sang.
Il oppose le pain céleste et le breuvage du salut de la nouvelle loi aux pains de proposition de l’ancienne loi, qui ont cessé avec elle.
Après avoir signalé les fruits et les effets de cet auguste sacrement figurés dans l’ancienne loi, il fait voir l’excellence de la Religion chrétienne, sa supériorité non-seulement sur l’idolâtrie, mais encore sur la loi de Moïse, et finit par exhorter ses néophytes à la communion fréquente, accompagnée d’une foi vive et d’une ferme et inébranlable espérance.
De tous les monuments que l’antiquité nous a légués, hors les Livres saints, il n’en est pas de plus précieux que cette quatrième Catéchèse mystagogique et la suivante, pour constater contre les hérétiques de nos jours la perpétuité du dogme de la présence réelle de Jésus-Christ dans le pain eucharistique.
Il est si puissant, si précis, si formel, qu’à lui seul il peut, il doit subjuguer tout hérétique qui veut, qui cherche la vérité. Grabius (J. Ernest) un des plus savants docteurs Anglicans, a été forcé de reconnaître que S. Cyrille, ainsi que S. Grégoire de Nysse et S. Jean Damascène, avait été persuadé que le Saint-Esprit communiquait, non-seulement au pain la vertu du corps de Jésus-Christ, mais que par sa puissance il changeait la substance du pain en la chair de Jésus-Christ, la même qui est sortie du sein de la Vierge, qui a été attachée à la croix, qui a été ensuite enlevée dans le ciel. (Grabius in notis in lib. 5 Irenæi, Adv. Hær. cap. II, p. 399.)
Pfaff, savant théologien luthérien, professeur à Tubingen a été également forcé de reconnaître que S. Cyrille a sur le saint sacrifice de la Messe, à peu près, les mêmes sentiments qu’on en a dans l’Eglise Romaine (Pfaff. in dissertat. de oblat. veter. Eucharistica, cap. XXXVIII) Le mot : à peu près, est un sacrifice fait à l’esprit de parti.
S. Justin, il est vrai, s’était déjà dans le deuxième siècle prononcé sur ce dogme d’une manière plus claire qu’aucun autre des Pères antérieurs à lui. La nécessité de confondre l’absurde mais horrible calomnie dont les Païens se prévalaient contre les Chrétiens, de tuer un enfant couvert de farine, de manger de sa chair et de boire son sang (voyez la Dissertation sur le secret, tom. I, p. 29) força l’apologiste à dévoiler aux Païens mêmes le mystère de l’Eucharistie, quoiqu’après lui les autres Pères Grecs et Latins l’aient presque tous tenu secret aux infidèles. Nous voudrions pouvoir citer, dans son entier, ce passage remarquable ; mais, dût-il être mutilé, nous ne pouvons résister au plaisir d’en reproduire un fragment :
« Nous ne recevons pas ces choses comme si c’était du pain ordinaire un breuvage commun ; mais comme Jésus-Christ notre Sauveur qui a été fait homme par le Verbe de Dieu, s’est revêtu de chair et de sang pour notre salut, de même, nous savons aussi que cette viande, ce breuvage, qui par le changement qu’ils reçoivent dans notre corps, nourrissent notre chair et notre sang, ayant été consacrés par les prières que ce même Verbe de Dieu nous a enseignées, sont la chair et le sang de ce même Jésus-Christ qui a été fait homme pour l’amour de nous. » Le mot de même, mérite d’être pesé. (Apologia 1,66, p. 85.)
Il faut que les hérétiques de nos jours soient absolument sous l’empire de l’esprit de vertiges et de ténèbres pour ne point sentir leur condamnation, ni dans les paroles de S. Justin, ni dans toute cette Catéchèse. Ici la mauvaise foi ne pourra jamais trouver de prétexte dans de prétendues métaphores, allégories ou hyperboles pour se soustraire à l’évidence du langage.
Les notes nous fourniront l’occasion de répondre aux objections contre l’authenticité du texte que les Rivet, les Albertas, les Milles ont cherché à établir en désespoir de cause.
Cette instruction fut prononcée le jeudi (5° férie) de la semaine de Pâques.
I. C’est par les mystères que nous devenons unis au corps et au sang de Jésus-Christ. Après l’assertion du Sauveur, il n’est permis à personne de révoquer en doute le changement de l’Eucharistie au corps et au sang de Jésus-Christ. – II. Celui qui changea l’eau en vin à Cana est-il moins digne de foi lorsqu’il change le pain et le vin en son corps ou son sang ? – III. Par la communion nous participons à la nature divine. – IV. Incrédulité des Juifs de Capharnaüm. – V. Les pains de proposition étaient la figure de l’Eucharistie. – VI. Dans ce mystère le témoignage des sens est nul. – VII. La table spirituelle et mystique de Jésus-Christ est l’opposé de la table impure des démons. Les sacrements d’Eucharistie et de Confirmation ont été prédits par David et Salomon. – VIII. Le vêtement blanc des néophytes pendant la semaine de Pâques était le symbole de la pureté qu’ils devaient conserver. – IX. Conclusion et exhortation à conserver la foi et la pureté de conscience.
Ego enim accepi à Domino quod et tradidi vobis. (1 ad Cor. XI, 23 et seq).
« Car c’est du Seigneur que j’ai appris ce que je vous ai aussi enseigné, etc. »
Les paroles seules de l’Apôtre que vous venez d’entendre, paraissent d’abord plus que suffisantes pour vous convaincre de la réalité des divins mystères qui vous ont rendus concorporés, consanguinés[1] avec Jésus-Christ. Dans cette même nuit où Jésus-Christ fut livré, vous disait tout à l’heure S. Paul, il prit du pain ; puis ayant rendu grâces, il le rompit et le donna à ses disciples en leur disant : Prenez et mangez, ceci est mon corps. Prenant également la coupe, il rendit grâces, puis il dit : Recevez et buvez, ceci est mon sang. (Ut supra.)
[1] Qui vous ont rendus concorporés, consanguinés avec Jésus-Christ.
Si S. Jérôme, en travaillant sur l’épître aux Ephésiens, cap. III, 6, trouvait de la difficulté à traduire en latin le mot grec Σύσσωμος, et l’a rendu par celui de concorporeus, et la Vulgate par celui de concorporalis, la difficulté était encore plus grande pour moi qui voulais éviter la périphrase très-inexacte qu’ont employée les Sacy, les Carrière, les Calmet, etc.
J’ai pris le parti, à l’exemple de S. Jérôme, de hasarder un néologisme, et de dire avec lui, concorporé, comme on dit incorporé ; mais il me restait à traduire le mot grec Σύςαιμος, que le latin rend par consanguis, autre néologisme latin dont le sens est bien différent de celui de consanguineus on consanguin. Car ce dernier mot ne signifie autre chose qu’une parenté issue du même sang, tandis que l’auteur a voulu dire qu’après la communion le sang même de Jésus-Christ circulait dans nos veines, et que nous le portions en nous. Nous rendrons notre pensée plus claire par un exemple : Supposons une de ces bizarreries de la nature qui fait naître deux jumeaux ensemble, qui se tiennent l’un à l’autre par une partie du corps, ils sont concorporés et consanguinés entre eux, ils sont consanguins avec leurs père.
Au reste, cette expression si énergique, si propre pour désigner les effets de l’Eucharistie en nous, n’est pas particulière à S. Cyrille. Nous la trouvons dans S. Jean Chrysostôme (Homil. VI, in Epist. ad Hebr.) Elle est fréquente dans S. Cyrille d’Alexandrie. S. Hilaire dans son III Liv. (Contr. Constant. n. 11) avait en vue l’expression grecque lorsqu’il disait à l’Empereur : Quantùm in te est, CONCORPORATOs Christo à Christo discidisti, « Vous avez séparé du Christ ceux qui étaient concorporés avec le Christ, autant qu’il était en vous ». (Note du Trad.)
Sur des paroles aussi formelles : Ceci est mon corps, prononcées par Dieu lui-même, en tenant du pain dans ses mains, qui oserait tergiverser et douter ? Et lorsque lui-même a dit : Ceci est mon sang, quel sera le téméraire qui révoquera en doute ces paroles sorties de la bouche d’un Dieu ?
Déjà il avait, à Cana en Galilée, changé l’eau en vin dont l’affinité avec le sang est ‘sensible[2]. Hésiterons-nous de croire à sa parole, lorsqu’il nous dit qu’il a changé le vin en sang ? Invité à des noces corporelles, il aura opéré cet étonnant prodige, et nous hésiterions de croire et de confesser qu’il a donné son corps et son sang aux fils de la couche nuptiale[3] ? (Matthieu 9.15.)
[2] L’eau en vin dont l’affinité avec le sang est sensible.
La couleur rouge est identique au vin comme au sang. Tous deux s’extraient de leurs corps respectifs, par la force le vin s’extrait du raisin foulé, le sang du corps blessé ou contusionné. L’Ecriture appelle souvent le vin, le sang de la vigne, et désigne le sang humain, surtout celui de Jésus-Christ, sous le nom de vin. C’est de ce dernier que les Pères en général ont interprété ces paroles de la Genèse (Genèse 49.11) Lavabit in vino stolam suam, et celle du prophète Isaïe : Quis est iste qui venit de Edom rubor vestium de Bosor ? (Esaïe 62.1. Sept.)
[3] Qu’il a donné son corps et son sang aux fils de la couche nuptiale.
Pour prouver le mystère de la transsubstantiation, beaucoup de Pères ont employé le même argument tiré du miracle opéré aux noces de Cana. Entre autres, Gaudence de Bresce (Serm. ad Neophyt. secundus de Manduc. Agn. Pasch.) Eusèbe (lib. ix, Demonst. Evang.) Pierre Chrysologue. (Serm. CLX, Ecclesia Gallicana. In Missali Gothico, secunda missa in die Epiphan. Mabil. pag. 208.)
Mais pour saisir toute la force de l’argument de notre saint Docteur, il faut remarquer que dans le baptême l’âme chrétienne devient l’épouse de Jésus-Christ, que la consommation de ces noces ne s’opère que dans le mystère de la sainte Eucharistie. (Voy. S. Chrysostôme, (lom. XX in Epiph.) Théodoret (totis in Cantic. Commentariis, surtout le livre II, cap. II, vers. 11) S. Ephrem (de Judicio extremo) Bruno de Signi (Serm. in Domin. XVII, post Pent.) L’auteur très-ancien du panegyrique de Ste Agnès, lui fait dire : Jam mel et lac ex ore ejus suscepi, d’après l’antique usage des Eglises d’Occident de donner du lait et du miel aux nouveaux baptisés ; puis il ajoute : Jam amplexibus ejus castis adstricta sum, jam corpus ejus corpore meo consociatum est, et sanguis ejus ornavit genas meas.
C’est donc pourquoi nous devons aller à la table sainte, y recevoir le corps et le sang de Jésus-Christ avec une pleine et entière conviction. Car, sous la figure du pain, vous recevez son corps ; et sous celle du vin, vous buvez son sang ; de manière qu’au même instant son corps et le vôtre, son sang et le vôtre n’en font qu’un. C’est ainsi qu’à juste titre nous sommes appelés Christophores (Portechrist) puisque tous nos membres participent à son corps et à son sang, et nous-mêmes à sa nature divine, comme le dit le Prince des Apôtres. (2 Pierre 1.54.)
Jésus-Christ, dans un de ses colloques avec les Juifs, leur disait : Si vous ne mangez pas ma chair, si vous ne buvez pas mon sang, vous n’aurez pas la vie éternelle. (Jean 6.54.) Ses auditeurs prenant ces paroles dans un sens grossier, se retirèrent très-scandalisés, persuadés qu’il les exhortait à manger de la chair humaine. (Jean 6.61, 63, 67.)
La loi ancienne prescrivait les pains de proposition ; mais ils ont pris fin avec la loi elle-même. Dans la nouvelle, il est un pain qui est céleste, il est une coupe de salut (Psaumes 115.4) qui sanctifient le corps et l’âme ; car ainsi que le corps exige une nourriture matérielle, de même l’âme veut la nourriture analogue, qui est le Verbe par excellence.
Gardez-vous bien de ne voir dans le pain et le vin eucharistique que des éléments nus, matériels et communs. Car ils sont le corps et le sang de Jésus-Christ, et ont pour garants de leur réalité la parole du Sauveur ; et, quoi qu’en disent vos sens, tenez-vous-en à ce que vous prescrit la foi, n’écoutez le témoignage ni de votre goût ni de vos yeux, tenez-vous en garde contre toute espèce de doute ou d’hésitation ; car la foi vous dit que Jésus-Christ vous a gratifiés de son corps et de son sang. (Voy. Catéch. XXIII, nº 20.)
C’est le Roi-Prophète qui va vous développer l’efficacité de cet auguste mystère. Vous m’avez préparé, dit-il, une table somptueuse en face de mes persécuteurs. (Psaumes 22.5.) Voici le sens de ces paroles : « Avant votre avènement, les démons avaient servi aux hommes une table corrompue, souillée d’abominations, infectée de toute leur puissance ; mais, ô Seigneur ! vous avez préparé devant moi une table. » Et lorsque l’homme dit à Dieu ces paroles, de quoi entend-il parler ? si ce n’est de cette table mystique et spirituelle que Dieu a placée entre nous et les démons ex adverso, c’est-à-dire opposée à celle que nous offrent les puissances infernales. (Malachie 1.7.)
Il est en effet deux tables : l’une qui nous met en communion avec l’enfer, l’autre avec Dieu.
Vous avez parfumé d’huile ma tête. (Psaumes 22.5.) Oui, le Seigneur a marqué votre front [4] de son sceau, pour que vous en réalisiez le signe, et que vous soyez aux yeux de tous l’expression de ce mot : Sanctificatio Dei, la sainteté de Dieu. (Malachie 2.11.) Quelle est brillante la coupe dont vous m’enivrez ! (Psaumes 22.5.).
[4] Oui, le Seigneur a marqué votre front.
S. Cyrille compare ici l’onction du saint chrême, faite sur le front du nouveau baptisé dans le sacrement de confirmation avec la lame d’or que le Grand-Prêtre de l’ancienne loi portait sur le front, sur laquelle était gravé (Exod. XXVIII, 36, Sept.) : Ayiacμa Kupiov, Sanctum Domini, ou Dei, le Saint de Dieu. On trouve dans la bibliothèque des PP. une épître de Bacchiarius, philosophe chrétien du Ve siècle, à Januarius, où il se sert de la même comparaison. On la retrouve dans Amalarius-Fortunatus, auteur du VIIIe siècle. (Lib. 1, Eccles. offic. cap. XXVII.) De même que la lame d’or que le Grand-Prêtre portait sur le front avec cette inscription : le Saint de Dieu, de même l’âme chrétienne devait-elle se montrer sainte, consacrée, vouée au Seigneur, comme par une consécration sacerdotale.
Reconnaissez-vous ici cette coupe que Jésus prit entre ses mains, sur laquelle, après avoir rendu grâces, il prononça ces mots : Ceci est mon sang qui sera répandu pour plusieurs en rémission des péchés ? (Matthieu 26.28.)
C’est à cette grâce spéciale que Salomon fait allusion en ces termes : Venez, mangez avec joie votre pain (spirituel). (Ecclésiaste 9.7.) Venez, invitation salutaire qui nous convie au bonheur. Buvez dans la joie de votre cœur votre vin (spirituel). Que l’huile parfume votre tête. Reconnaissez-vous ici l’onction mystique du saint Chrême ? Qu’en tout temps vos vêtements soient blancs, parce que maintenant vos œuvres sont agréables à Dieu. (Ibid. 8.) Jusqu’ici, jusqu’au moment où vous fûtes admis à la grâce du baptême, toutes vos œuvres étaient vanité des vanités. (Ecclésiaste 1.2.) Mais du moment que vous vous êtes dépouillés de vos anciens vêtements pour vous couvrir de ceux-là dont la blancheur désigne la pureté de votre âme, il faut que vous les conserviez dans leur état de blancheur spirituelle. Nous ne prétendons pas dire que vous dussiez toujours être vêtus matériellement de blanc, mais que vous conserviez cette pureté intérieure et spirituelle dans tout son éclat, suivant ces paroles du Prophète : Que mon âme se réjouisse dans le Seigneur, il m’a revêtu de la robe du salut et de la tunique de joie. (Esaïe 61.10.)
Vous voilà maintenant instruits ; vous êtes pénétrés de la foi la plus inébranlable, que ce qui tombe sous nos sens avec les apparences du pain, n’est plus du pain, quoi qu’en dise le goût, mais est substantiellement et réellement le corps de Jésus -Christ ; que ce qui nous paraît même du vin au goût, est le sang même de Jésus -Christ. Voilà l’auguste mystère dont parlait David en ces termes : Vous avez fait sortir de la terre le pain pour fortifier le cœur de l’homme, le vin pour le réjouir, l’huile pour répandre de l’hilarité sur sa face. (Psaumes 103.17.)
Venez à cette table, prenez-y votre pain spirituel, fortifiez-en votre cœur, et donnez à la face de votre âme l’hilarité de la conscience. Puissiez-vous trouver dans sa pureté la sérénité de la figure, contempler la majesté de Dieu comme dans une glace, et marcher constamment de gloire en gloire en Jésus-Christ Notre-Seigneur à qui appartient honneur, puissance et gloire dans les siècles des siècles !
Ainsi soit-il.