Nous voici dans un champ très vaste, qui nous offre des phénomènes fort divers et quelquefois même opposés ; aussi notre premier devoir est-il d’établir des distinctions judicieuses et solides. M. de Gasparin en fait une aussi, mais, qu’il nous permette de le dire, peu fondée. Il distingue, dans la sphère chrétienne, entre un mysticisme complet, conséquent, et un autre moins complet, moins conséquent. Le premier en appellerait à des révélations proprement dites, et l’autre au sentiment qui serait à ses yeux comme une révélation intérieure. Cette distinction, déjà peu admissible en elle-même parce qu’elle flotte entre des degrés tout à fait indécis, l’est encore bien moins quand M. de Gasparin l’applique. C’est ainsi qu’il place, par exemple, dans la première catégorie, Jacob Bœhme, Swedenborg et Yung Stilling qui précisément étaient non pas des mystiques proprement dits, mais des théosophes et des visionnaires. Et dans la seconde il jette pêle-mêle tous ceux qui n’appartiennent pas à la première. Vraiment, c’est le cas de le dire, il y a là bien des gens étonnés de se trouver ensemble ! Pour nous, nous suivrons une autre distinction qui n’est pas nôtre, que d’autres ont déjà faite, et à bon droit, parce qu’elle résulte de la nature des choses. Nous distinguerons entre la Mystique et le Mysticisme. La Mystique est le produit sain d’un besoin réel et naturel ; le mysticisme est au contraire quelque chose de maladif, d’artificiel, et d’entaché plus ou moins d’arbitraire. C’est une différence tout à fait semblable à celle que l’on fait d’habitude entre la gnose et le gnosticisme, l’orthodoxie et l’orthodoxisme, la rationalité et le rationalisme.
En nous plaçant d’abord en face de la Mystique, cet élément positif et vrai dont le mysticisme n’est que la dégénération, il nous faut avant tout, pour connaître son origine et sa nature, porter notre attention sur la sphère où elle se développe. M. de Gasparin regarde ce qu’il appelle le mysticisme comme quelque chose d’indépendant, comme un principe qui existerait par lui-même, et qui flotterait dans les nuages. Il n’en est rien pourtant. La Mystique a un terrain déterminé, bien précis, dans lequel plongent tout particulièrement ses racines, et ce terrain est celui de la religion en général, et pour nous qui nous occupons ici de Mystique chrétienne, celui du christianisme même. Ainsi donc pour comprendre la Mystique, et la Mystique chrétienne, il faut prendre notre point de départ dans la nature de la religion d’abord, et puis dans celle du christianisme.
La religion est le lien vivant qui unit Dieu et l’homme. Ce rapport se fonde, par sa nature même, sur une communication de Dieu à sa créature, mais il n’est réel que lorsque la créature, acceptant cette communication divine, se relie à Dieu par une correspondance harmonique. On peut se figurer ce rapport sous la forme d’un ensemble de faits, de doctrines, et de préceptes divins, qui règlent l’union de l’homme et de Dieu ; c’est la religion conçue et saisie au point de vue objectif. Mais ce côté n’a de valeur et de but qu’autant que la religion devient subjective, et que cet ensemble extérieur passe en nous et s’y traduit en une vérité réelle et vivante. Et pour que cette assimilation intime de la religion soit complète, il faut que la créature qui a sa vie, son mouvement et son être dans son Créateur, entre dans cette communion sainte par toutes les faces de son être, le sachant et le voulant, avec conscience et liberté. Ainsi tous les éléments qui constituent la vie supérieure de l’homme, doivent aussi coopérer efficacement à sa vie religieuse. Et l’homme ne sera uni à Dieu par un rapport vrai et complet, qu’autant qu’il lui adhérera dans la plénitude de sa personnalité, par l’intelligence, par la volonté, mais aussi par le sentiment, avec un respect et un amour sans bornes au dedans de son âme, comme avec le sacrifice vivant et incessant de son corps et de sa vie extérieure. Il est bien évident que la connaissance des choses divines aura, dans cette vie complète, sa place nécessaire et inaliénable ; mais si cette connaissance est de bon aloi, elle saura aussi qu’elle a ses limites ; elle saura que Dieu est un objet infini que l’intelligence humaine ne pourra jamais parfaitement saisir, et que notre rapport avec lui ou notre vie spirituelle conservera toujours, à côté de ses clartés et de sa certitude, ses mystérieuses profondeurs.
Le christianisme, qui est la religion parfaite basée sur la révélation, parfaite aussi, de Dieu, nous offre sous la forme la plus vivante et dans la plus pure harmonie les éléments essentiels à toute religion. Il est un ensemble de faits salutaires, émanés de la puissance créatrice d’une personnalité parfaitement unie à Dieu ; et ces faits salutaires contiennent pour toujours la règle et la mesure du vrai rapport qui doit unir l’homme et Dieu. Mais en prenant sa place, au titre de puissance nouvelle, dans la marche progressive de l’humanité, ce christianisme n’a pas voulu n’être qu’une institution extérieure, bien achevée de toute pièces, en présence du genre humain ; il a voulu s’insinuer toujours plus dans le for intérieur de l’homme et de l’humanité, pour y implanter ses vertus salutaires, et pour produire du dedans au dehors une vie nouvelle. Et cette vie nouvelle, pour être pleinement chrétienne, ne doit laisser dans l’ombre aucun des éléments fondamentaux d’une piété chrétienne complète, saine, morale, active et pratique. La connaissance évangélique doit donc y avoir sa place, y jouer son rôle, y remplir sa fonction ; qui le nie ? mais sera-t-elle jamais ici-bas autre chose qu’une connaissance par la foi, c’est-à-dire une connaissance qui, quelque assurée qu’elle soit de son objet, sait pourtant qu’elle ne voit ici-bas qu’obscurément et comme dans un miroir, et qu’il ne lui sera donné de connaître comme nous sommes connus que dans une autre économie ? (1Cor.13.12)
Figurez-vous un instant que le développement de l’Église jusqu’à nos jours eût été absolument normal. Dans ce cas tout le christianisme objectif aurait reçu à chaque époque sa complète réalisation ; l’intelligence chrétienne aurait trouvé son expression parfaitement adéquate dans le dogme ; le sentiment, dans le culte ; et la morale, dans la vie commune. Ces manifestations diverses se seraient harmonieusement déployées ; tous les actes de l’homme auraient été le calque pur de l’esprit, et n’auraient rencontré que de vives sympathies. Mais les limites ou plutôt l’étroitesse de l’esprit humain, le péché, et je ne sais combien d’influences étrangères ont empêché ce développement harmonique et vivant. Des désordres, des tendances exclusives, des corruptions sont venues le croiser en tout sens. La vie de la société chrétienne n’a pu se déployer qu’à travers des conflits et des combats ; et il ne pouvait pas ne pas se faire que dans le cours de ces luttes tel élément chrétien refoulé, et tout aussi légitime que l’élément vainqueur, ne s’opposât tôt ou tard à un triomphe exclusif, pour rétablir précisément l’équilibre nécessaire à l’ensemble.
Voyez le moyen âge ; il avait été témoin et victime d’une dégénération croissante ; le christianisme était passé presque tout entier, et grandement altéré, au dehors. On tenait à lui comme à une institution assurée de salut, comme à un dogme bien fixé, comme à un culte riche et beau, comme à une Église imposante, bien organisée et bien disciplinée. Mais on ne se mettait pas en peine de le réaliser dans la vie intérieure, et le cœur n’y prenait pas une part sincère, vraie. C’était un établissement. Quand on en est venu là, un tel édifice peut être très brillant au dehors et paraître solidement assis ; mais en réalité ce n’est qu’un sépulcre blanchi. Le dogme n’est plus qu’une formule ; le culte qu’un opus operatum, et la vie morale qu’un mécanisme froid et inanimé. Eh bien ! c’est alors qu’on voit paraître des hommes qui ont encore un cœur pour sentir l’Évangile ; qui veulent expérimenter la vérité du dogme dans leur vie propre, vivifier le culte en lui donnant une âme ; et dont la prière à Dieu peut s’exprimer par ces belles paroles d’un poète : Seigneur, que le feu de ton amour dévore nos œuvres glacées ! Ces hommes sont les mystiques, les représentants de la vie intérieure, de l’expérience personnelle, du christianisme vivant, à l’encontre d’un établissement ecclésiastique étouffant et mortel. A coup sûr ils n’aspirent pas à mettre leur moi sur le trône à la place de Dieu, puisque au contraire ils viennent proclamer de parole et d’effet que ce moi doit se renoncer sans réserve et se consacrer sans partage à Dieu.
[L’auteur peu spéculatif de la Théologie allemande,a et Thomas-à-Kempis si pratique d’un bout à l’autre, en sont les preuves les plus éloquentes. Le premier trouve la raison de tous les péchés dans l’égoïsme de la créature se séparant de Dieu, dans les « je, mien, à moi, moi, » et le retour au bien en ce que l’homme sort de son égoïté et rentre en Dieu. Le second prêche, on le sait assez, sur toutes les pages de son Imitation, que la chose la plus essentielle de toutes est le renoncement, la mort du moi, pour conquérir la vie en Dieu. Voyez mon livre : Les réformateurs avant la Réformation, Vol. II, pages 235, etc., 154, etc.]
a – Ouvrage anonyme qui a fortement influencé Luther. (ThéoTEX)
Ils n’aspirent pas davantage à écarter le dogme et à renverser l’ordre de l’Église ; mais ils veulent que le dogme soit en même temps une certitude intérieure, une foi personnelle ; mais ils veulent que l’ordre ecclésiastique favorise la communion intime et immédiate du fidèle avec Dieu et avec Jésus-Christ, ainsi qu’une vie pratique qui témoigne par ses fruits de son amour réel pour Dieu et pour ses frères. Ils demandent que l’organisme de l’Église n’écrase pas de son poids la vie intérieure des âmes, et que les prétentions légitimes de cette personnalité qui a été faite et refaite à l’image de Dieu, aient leur place dans la vie chrétienne. Et qui pourrait dans ce sens refuser à la Mystique du moyen âge une grande valeur ? N’est-ce pas elle qui portait le bouclier de la véritable subjectivité, de celle qui est légitime en Christ, pour résister à la pression accablante du système ecclésiastique ? Et quand nous louons à juste titre la réformation d’avoir relevé les droits imprescriptibles de la personnalité, du caractère intime de la vie chrétienne, le rapport direct de l’âme à Christ, la foi personnelle, la liberté de conscience, sans avoir abandonné le fondement objectif de la révélation, pourrions-nous oublier qu’elle n’a fait en cela que consommer l’œuvre de la Mystique qui lui servit de Jean-Baptiste ?
Mais ces misères profondes que nous venons de déplorer se glissent encore dans le développement intérieur de la vie chrétienne elle-même. Hélas oui ! les éléments principaux de cette noble vie qui devraient rester toujours unis sur la base de la foi, et de cette unité même se développer sans cesse dans une harmonieuse réciprocité d’action, se séparent, se posent en puissances indépendantes, et se faussent ainsi en voulant être, chacun, le tout, quand ils n’en sont que des parties. Qui donc ignore que déjà dans l’antiquité chrétienne, et notamment du quatrième au sixième siècle où l’Église dogmatise presque exclusivement — puis vers la fin du moyen âge — et enfin à deux époques très diverses de notre Église, celle de l’orthodoxie et celle du rationalisme, les esprits s’occupaient surtout et souvent uniquement du côté intellectuel du christianisme ? On voulait tout savoir, tout préciser, tout formuler jusqu’aux plus petits détails ; on faisait dépendre le salut de l’âme et l’unité de l’Église de ces formules intellectuelles ; et ce savoir, détaché du fondement vivant, ce savoir extérieur, froid et sans vie, finit par être critique, négatif et destructeur. Voilà ce qu’est l’intellectualisme qui s’appelle ici, dans l’Église, scolasticisme et orthodoxisme, et là, contre l’Église, gnosticisme, et rationalisme, soit pratique, soit spéculatif.
Mais si ce côté théorique de la foi chrétienne devint étroit et exclusif jusqu’au point de se détruire lui-même par ses excès, le côté moral n’a pas été plus heureux. Lui aussi a été séparé de la foi vivante et de l’amour qui en découle ; à lui aussi on a voulu attribuer une existence indépendante et propre, et c’est ainsi qu’on a donné naissance au nomisme, — soit extérieur, comme nous l’offre l’Église catholique du moyen âge surtout, — soit plus intérieur, comme nous le montrent les systèmes philosophiques et théologiques à partir de la période kantienne, — soit enfin tout à fait vulgaire, comme il s’étale dans la vie de ceux qui ont pris pour devise que la vraie religion consiste à être honnête homme. Partout où vous voyez s’introduire ou régner un esprit scientifique sans amour véritable, et un esprit légal sans foi vivante, le cœur, le sentiment, l’amour fidèle ne tardent pas à réagir, et c’est cette réaction du cœur, je ne dis pas seulement naturel, mais aussi régénéré, que nous appelons la Mystique. Mais qu’on le comprenne bien, cette mystique qui veut représenter la foi et l’amour contre un christianisme intellectuel et légal, n’entend pas le moins du monde se détacher de la base objective de la révélation, ni de l’Écriture, cette règle certaine de la vie chrétienne. Et si elle relève le sentiment, ce n’est pas pour en faire une prétendue source de la religion, et pour écarter ainsi la Parole écrite ; mais parce qu’elle est convaincue que la vérité scripturaire ne devient notre propriété vraiment vivante qu’en passant par le milieu du cœur, et qu’il faut sentir ce qu’on lit pour qu’il en sorte des fruits. En d’autres termes, voici comment les choses se passent. D’abord la Mystique se vivifie elle-même dans l’Écriture où coule si fraîche, si riche et si pure, la source vive de la foi et de l’amour. Puis elle cherche à y conduire ceux qui jusqu’alors ont voulu se désaltérer à des citernes crevassées. Si la Bible est refoulée, elle la relève ; si l’on n’y voit qu’un code dogmatique ou moral, elle insiste pour qu’on creuse jusqu’au filon de sa vie, et pour qu’on se l’approprie pleinement ; si l’on s’égare trop dans les détails de la lettre, elle enseigne à contempler son ensemble vivant. C’est ainsi que la Mystique est le correctif de tous les travers, soit que l’Église, délaissant l’Écriture, ne soit plus qu’un système d’ordonnances traditionnelles, soit que l’Écriture disparaissant dans le littéralisme, ne soit plus qu’un code de lois, au lieu d’être le Livre de vie. A ce point de vue et dans ce sens, elle a représenté de tout temps l’esprit vivant de la foi et de l’amour ; elle a été la voix du sentiment méconnu et opprimé ; elle a conduit aux Livres saints comme à une source fraîche et vive, et elle en a fait passer la vérité objective dans les réalités de la vie présente et de l’expérience la plus intime. Celui qui reconnaît la vérité de ces détails, pourrait-il encore refuser à la Mystique sa reconnaissance !
Mais il y a plus. Le christianisme lui-même renferme un élément que nous ne pouvons appeler que mystique. Ne dit-il pas de lui-même qu’il est le mystère de piété, la sagesse cachée, mystérieuse, de Dieu ? Ne connaît-il pas un amour de Christ qui dépasse toute intelligence, et des choses qu’aucun œil n’a vues, qu’aucune oreille n’a entendues, qui ne sont montées dans le cœur d’aucun homme, mais que Dieu a préparées à ceux qui l’aiment ? (1Cor.13.12) Et quand il nous parle, d’un côté, de révélation et d’illumination divine d’incarnation du Fils de Dieu et de purification par son sang — du manger et du boire de sa chair et de son sang qui sont une céleste nourriture ; et de l’autre, de la foi, seul moyen par lequel nous puissions nous approprier les biens du salut — de la nécessité de la nouvelle naissance — de la vie qui en jaillit et qui est cachée avec Christ en Dieu ; vraiment ne se trouve-t-on pas en présence d’un magnifique ensemble de vérités dont la pensée chrétienne peut bien reconnaître la raison et la liaison admirable, mais qui renferme pourtant toujours bien des choses que cette pensée ne saurait ni pleinement pénétrer, ni traduire entièrement en des idées claires, ni par conséquent exprimer dans toute leur plénitude ? N’est-on pas en présence du mystérieux, du mystique ? Ce qui précède s’applique surtout à un point central du christianisme, à ce revêtement obligatoire du Christ dont nous parle l’Écriture, du Christ qui doit prendre · une forme en nous, dans lequel il nous faut vivre et qui doit aussi vivre en nous, afin qu’étant devenus un avec lui, nous le devenions aussi par lui et en lui avec Dieu, avec ce grand Dieu qui veut faire sa demeure en nous., Il s’agit ici bien évidemment d’une communion si intime, si profonde avec Christ et le Père, que l’intelligence ne saurait l’épuiser. Sans doute il nous faut relier ces faits intérieurs et ces expériences intimes d’une manière raisonnable à tout ce qui est d’ailleurs sûr et clair dans notre foi et dans notre pensée ; sans doute encore ces états spirituels de la vie chrétienne doivent prouver leur saine pureté en portant des fruits moraux, et en recherchant même, loin de la fuir, la lumière de l’intelligence. Mais, redisons-le, à quelque degré de connaissance que le chrétien puisse parvenir, il restera toujours, jusqu’à ce que la foi soit changée en vue, un fonds de vie qu’on ne pourra pas cristalliser en des idées abstraites et spéculatives, de quelque genre et de quelque ordre qu’elles soient.
Tout ce que nous venons de dire est une vérité scripturaire qui émane de Christ lui-même, et de ses grands et profonds apôtres Paul et Jean. Or cette vérité porte un cachet mystique inaliénable. Oui, c’est là une vérité de l’Écriture, de Christ, des apôtres ; aussi la trouvons-nous mise en relief chez tous les théologiens vivants ! et comme elle est marquée du sceau mystique, elle a aussi marqué de cette empreinte toute théologie vraiment chrétienne ! Que celui qui veut un christianisme sans Mystique renonce à l’école de Jésus et de ses apôtres, et ne s’adresse pas davantage à Augustin ou à Chrysostôme, à Anselme ou à Bernard, à Calvin ou à Luther, ou à tout autre théologien réellement grand, de quelque siècle que ce soit ! Qu’il aille se jeter aux pieds d’un déiste, de Toland, par exemple, dont le principal écrit avait pour titre : Christianity not mysterious, ou d’un rationaliste, ou bien encore d’un orthodoxiste qui ne se meut que dans de sèches formules ; il y apprendra à ne rien comprendre à des éléments très essentiels de la foi évangélique, et à des phénomènes ecclésiastiques très importants et très riches de vie !
En somme, et au sens le plus général, la Mystique est cette tendance de la vie chrétienne et de la théologie qui défend une saine subjectivité contre un faux objectivisme, et les besoins de l’âme ainsi que de l’expérience personnelle contre les excès de l’intellect, de la légalité, de la doctrine et de la lettre ; cette tendance qui cultive les parties profondes de la foi que la pensée est impuissante à traduire toutes en un clair langage, et qui trouve un cachet mystérieux empreint sur tous les degrés de la connaissance. En particulier la Mystique ne se produit au grand jour qu’autant qu’elle est provoquée par l’opposition de fausses tendances. Sa mission alors est de rétablir un juste équilibre, en relevant les éléments qui lui sont propres, et de ramener ainsi l’harmonie et l’ordre par une espèce de crise. Mais qu’on n’aille pas croire qu’elle n’existe pas quand elle ne se montre point avec cette éclatante intensité, car elle est toujours active et présente partout où fleurit la vie et la pensée chrétienne, puisqu’elle en est une partie naturelle, organique, indispensable.
Mais quand nous parlons d’une mystique saine et légitime, nous supposons toujours :
- Que l’élément mystique, loin de s’attribuer une existence indépendante et une valeur souveraine, se coordonne à l’ensemble de la vie supérieure, comme le fait un membre à l’égard du corps dont il n’est qu’une partie.
- Que quoiqu’en lutte avec le faux objectivisme, il s’appuie lui-même sur les véritables bases objectives du christianisme et de l’Église.
- Que tout en maintenant les droits du sentiment, il ne dégénère pourtant pas en un sentimentalisme nuageux qui aurait peur de la pensée.
- Enfin qu’il sauvegarde les parties profondes et mystérieuses de l’Évangile, de telle sorte que l’activité raisonnable de la pensée, dans le double champ de la science et de l’Église, n’en soit point compromise ou altérée.
En dehors de ces conditions, cet élément ne tarde pas à s’abâtardir, et cet abâtardissement même est ce que nous appelons mysticisme. Il nous reste maintenant à l’étudier. N’oublions pas, en l’abordant, que les sphères de l’une et de l’autre, quoique différentes, ne sont pas cependant si nettement séparées qu’elles ne se touchent et ne se confondent même en certains points..