Il importe d’abord de préciser la question qui était l’objet du débat. Il importe de comprendre les difficultés qu’elle soulève et d’en apprécier la portée religieuse.
L’Église confessait la pleine divinité et la pleine humanité de Jésus-Christ. Il s’agissait de déterminer le rapport de ces deux termes, de préciser la manière dont s’accomplissait en Christ l’union de ces deux natures, qui semblent s’exclure réciproquement. Or, c’est là que commencent les difficultés, et ces difficultés paraissent insurmontables : comment, en effet, expliquer la coexistence, dans une même personne, de deux natures dont les attributs sont contradictoires : d’un côté, la divinité, avec l’immutabilité absolue, la toute-science, la toute-présence, la toute-puissance, la sainteté de nature, excluant toute possibilité de mal, de tentation, de lutte et même de choix ; de l’autre, l’humanité, sujette au développement, au progrès, à l’ignorance, à la faiblesse, à la souffrance, aux tentations, aux luttes de la vie morale et aux chutes, et dont la sainteté ne peut être qu’une sainteté conquise par le libre choix de la volonté ?
On comprend que, désespérant de concilier des termes aussi inconciliables, on puisse être tenté de sacrifier l’un ou l’autre, et d’arriver à l’unité en supprimant l’un des deux éléments de la dualité. — Si, d’ailleurs, on maintient ces deux éléments, on se trouve inévitablement poussé contre l’un ou l’autre de ces deux écueils :
1° En affirmant la distinction des deux natures, on risque de compromettre l’unité de la personne. On arrive à établir une séparation si tranchée entre la divinité et l’humanité de Jésus, que l’union entre elles devient impossible, et l’on a deux Christs au lieu d’un, un homme et un Dieu, au lieu du Dieu-homme ou de l’homme-Dieu. La personnalité vivante de Jésus-Christ se trouve alors brisée et dédoublée entre deux personnalités différentes, ayant chacune sa vie propre, et vivant côte à côte comme deux étrangères.
2° En affirmant, au contraire, l’unité de la personne, on risque de méconnaître la distinction des natures. On arrive à unir si bien ces deux natures qu’elles se confondent, s’identifient l’une à l’autre, et perdent dans cette identification leurs attributs respectifs, ce qui revient à dire qu’elles perdent leur réalité distincte, et s’annulent mutuellement par leur union même. L’union des deux natures n’est au fond que l’absorption de l’une par l’autre.
Or, cette absorption peut se faire de deux manières. Ou bien c’est l’humanité qui s’efface dans la divinité, et l’on se trouve ramené au docétisme. Ou bien c’est la divinité qui est atténuée au profit de l’humanité, et l’on se trouve ramené à l’arianisme et à l’ébionitisme. Et l’on ne peut éviter le premier résultat sans être conduit au second. Quand on veut affirmer énergiquement la nature humaine dans la réalité de ses attributs, on s’expose à diminuer la nature divine, et à sacrifier la divinité de Christ à son humanité. Et réciproquement, si l’on affirme énergiquement la nature divine dans toute la plénitude de ses perfections, on est conduit à restreindre la place de la nature humaine, et à absorber l’humanité de Christ dans sa divinité.
Que si l’on veut alors éviter cet effacement de l’un des deux termes au profit de l’autre, on est ramené de nouveau au premier écueil que j’ai signalé ; on court la chance d’accentuer la distinction des deux natures jusqu’à compromettre et à briser l’unité de la personne de Christ. Ce sont là deux extrêmes qui s’appellent mutuellement, deux écueils semblables à Charybde et à Scylla : on ne peut éviter l’un sans tomber dans l’autre.
On peut s’imaginer cependant qu’on sauvegardera à la fois la distinction des natures et l’unité de la personne, en affirmant que les deux natures, tout en restant substantiellement distinctes, échangent entre elles leurs attributs, de telle sorte que les attributs de l’une deviennent les attributs de l’autre, et que chacune des deux agit constamment dans son union avec l’autre. Mais cette solution, comme sous le nom de communicatio idiomatum, est une conception bien subtile et qui paraît peu satisfaisante. Qu’est-ce, en effet, qu’une nature divine ayant tous les attributs de l’humanité et une nature humaine ayant tous ceux de la divinité ? N’est-ce pas une autre forme de cette confusion des natures que l’on prétend éviter ?
Toutes ces solutions ont été essayées au ve et au vie siècles, et aucune n’a échappé à toutes les objections. On n’est jamais parvenu à éviter complètement l’un ou l’autre des écueils que nous avons signalés.
Il ne faut pas perdre de vue ces difficultés de la question, car c’est là ce qui explique la confusion des controverses sur les deux natures. C’est ce qui explique aussi cette nécessité logique, cette sorte de loi fatale, en vertu de laquelle on est poussé d’une controverse dans une autre, et qui fait surgir, les unes des autres, toute une série d’hérésies contraires, lesquelles se succèdent comme les anneaux d’une même chaîne. C’est ce qui explique enfin que le dogme ecclésiastique ait oscillé longtemps entre les deux solutions contraires, avant de se fixer dans une formule définitive.
Il ne faut pas non plus perdre de vue l’intérêt et la portée religieuse de ces controverses, qui, au premier abord, paraissent avoir un caractère exclusivement théologique. Une question d’une grande importance pour la piété s’y trouvait engagée : celle de l’humanité réelle et de la pleine divinité du Sauveur. La solution particulière que l’on donnait au problème théologique pouvait amener, soit à amoindrir la divinité de Jésus-Christ, soit à compromettre son humanité. On se retrouvait donc encore en présence des anciennes hérésies ébionites et gnostiques, qui, sous des noms nouveaux (ariens et apollinaristes, nestoriens et entychéens, etc.), compromettaient les mêmes vérités essentielles. Chaque parti imputait, non sans raison, aux opinions de ses adversaires des conséquences également funestes au point de vue de la foi et de la vie religieuse ; conséquences que l’on désavouait sans doute, mais qui découlaient logiquement des principes que l’on posait.
Or, que l’on méconnaisse l’un ou l’autre de ces deux faits, la divinité et l’humanité du Sauveur, la foi court les mêmes périls ; car un Sauveur qui n’est pas vraiment le Fils de Dieu et le Fils de l’homme, ne peut être notre Sauveur. Il n’y a qu’un seul Médiateur entre Dieu et l’homme, Jésus-Christ, Dieu fait homme, le Fils de Dieu devenu le Fils de l’homme.
C’est là ce qui explique l’ardeur passionnée avec laquelle l’Église du ve et du vie siècle suivit ces controverses et s’y engagea. Ici encore, comme dans les controverses ariennes, quoique d’une manière moins directe et moins immédiate, c’était la doctrine capitale du christianisme qui se trouvait engagée. C’est là le grand côté et le véritable intérêt de ces controverses, si mesquines et si attristantes à d’autres égards. C’est enfin ce qui leur donne une réelle importance dogmatique ; car elles eurent pour résultat de forcer l’Église à formuler, avec une précision qui coupât court à toute équivoque, sa foi en la divinité et en l’humanité du Sauveur.
Les controverses christologiques sont au nombre de quatre principales : les controverses nestorienne, eutychéenne, monophysite et monothélite. Elles forment une sorte de chaîne ininterrompue : l’une conduit à l’autre par une filiation logique et nécessaire. Elles se provoquent mutuellement, et nous font assister, à travers bien des oscillations et des vicissitudes, à l’évolution complète d’une idée qui développe jusqu’au bout ses conséquences.
Les deux premières seules offrent un véritable intérêt et demandent à être racontées avec quelque détail. Elles marquent en quelque sorte la transition entre les deux âges de controverses que nous avons signalés dans notre introduction à cette période.
Le premier, que nous avons appelé l’âge héroïque des controverses, remplit tout le ive siècle, et comprend les controverses ariennes, dont nous nous sommes déjà occupés. C’est l’époque où les grandes questions, capitales au point de vue de la foi et de la vie religieuse, sont engagées. C’est l’époque des grands docteurs et des grands conciles. Les acteurs du drame, Athanase et Arius, sont dignes du drame lui-même, et les résultats obtenus sont de grands et féconds résultats. L’œuvre des conciles de Nicée et de Constantinople est une œuvre salutaire, utile, qui a droit à la reconnaissance de l’Église et aux hommages de l’histoire.
La seconde époque commence au milieu du ve siècle, après le concile de Chalcédoine (451). C’est l’âge ingrat et aride des controverses. Au lieu des grandes questions d’autrefois, ce sont de petites questions, portant sur des points de détail indifférents à la vie religieuse et d’une solution impossible. De même, plus de grandes personnalités, plus de grands hérétiques ou de grands docteurs : les acteurs semblent s’être rapetissés avec le drame lui-même. Quant aux résultats, ou bien ils sont négatifs et n’ajoutent rien de nouveau à la doctrine déjà formulée par les précédents conciles, ou bien ils sont contestables et fâcheux ; et l’on n’aboutit qu’à des formules défectueuses qui compromettent les vérités mêmes qu’elles ont pour but de protéger.
Les controverses nestorienne et eutychéenne, qui remplissent la première moitié du ve siècle, marquent la transition entre ces deux époques. Elles rappellent la première par l’importance des questions engagées, par la valeur des personnages qui y prennent part, — Nestorius, Cyrille, Eutychès, — enfin, par les résultats obtenus : le symbole de Chalcédoine compte parmi les plus importants documents de l’histoire des dogmes. Mais elles font pressentir la seconde époque par l’abus des subtilités théologiques, par les passions et les violences qui changent souvent les controverses en querelles de partis et en guerres sanglantes.
Pour comprendre ces controverses et celles qui suivirent, il est indispensable d’en étudier les antécédents au ive siècle.
Au ive siècle, en effet, pendant les querelles de l’arianisme et de l’apollinarisme, deux tendances théologiques opposées s’étaient dessinées dans l’Église : l’école d’Antioche, en Syrie, représentée par Diodore de Tarse et Théodore de Mopsueste, et l’école d’Alexandrie, en Egypte, représentée par Athanase et les deux Grégoire.
1° Les théologiens d’Antioche furent conduits par leurs études et leur méthode exégétique à faire une grande place à l’humanité de Jésus-Christ. Ils rencontraient, en effet, dans les Évangiles, bien des textes qu’on ne peut comprendre qu’en les rapportant à Jésus homme, et non au Fils éternel de Dieu. Aussi furent-ils les adversaires d’Apollinaire. Ils accentuèrent fortement l’humanité de Jésus-Christ et la distinction des deux natures, ne voulant pas qu’on attribuât à l’une ce qui appartient à l’autre, et affirmant qu’après comme avant l’incarnation ces deux natures demeurent distinctes et conservent chacune ses attributs respectifs. Nous avons quelques fragments d’un écrit de Diodore contre Apollinaire, conservés par Marius Mercator, et une confession de foi de Théodore de Mopsueste insérée dans les canons d’Ephèse. Nous pouvons donc nous faire une idée assez exacte de leurs opinions sur les deux natures en Jésus-Christ.
Le Logos, en s’incarnant, a pris un homme complet — ἄνθρωπον εἴληφε τέλειον, — composé d’une âme intelligente et d’un corps humain — ἐκ ψυχῆς νοέρας καὶ σαρκὸς συνεστῶτα ἀνθρωπίνης — et il l’a uni à lui d’une manière ineffable — ἀποῤῥήτως συνῆψεν ἑαυτῷ— Ce n’est donc pas une identification substantielle — ἕνωσις φυσική — mais une étroite union — συνάφεια — entre le Logos et l’homme Jésus. C’est cet homme qui seul a été soumis aux diverses vicissitudes — τὸ τρεπτόν — qui ne sauraient convenir à la divinité : souffrance, tentation, ignorance, etc. C’est cet homme qui est mort sur la croix ; c’est lui que, le troisième jour, le Logos a ressuscité et a fait monter au ciel avec lui. Aussi a-t-il droit à être confondu dans une même adoration avec le Logos, qui l’a rendu participant de sa gloire.
Ce n’est pas, toutefois, qu’il y ait deux Christs et deux Seigneurs : il n’y en a qu’un — οὔτε δύο φαμὲν υἱοὺς οὔτε δὺο κυρίους — « Si nous confessons un seul Seigneur, dit Théodore de Mopsueste, nous avons en vue principalement le Logos, le Fils, mais aussi l’homme qui a été pris — τὸ ληφθέν — Jésus de Nazareth, qui, par son union avec lui, a été rendu participant de sa gloire. » — Et Diodore de Tarse : Adoramus templum propter inhabitatorem. — Bien qu’ils s’en défendissent, il est clair que les opinions de ces deux docteurs avaient pour résultat de statuer un dualisme en Christ, d’établir deux Christs, l’un né de Marie, l’autre descendu du ciel, l’un Fils de Dieu par adoption, l’autre Fils de Dieu par nature.
2° Athanase combattit à la fois les Apollinaristes, qu’il accusait de compromettre l’humanité de Jésus-Christ, et les Syriens, qui enseignaient, disait-il, deux Christs au lieu d’un. Mais, dans son ardeur à combattre l’opinion qui portait atteinte à l’unité de la personne, il en vint à ne plus distinguer entre les deux natures. Pour lui, les deux natures, distinctes avant l’incarnation, cessaient de l’être après. Elles ne formaient plus qu’une seule nature ayant deux ordres différents d’attributs, des attributs divins, qu’il faut rapporter à l’esprit, et des attributs humains, qu’il faut rapporter à la chair. Au lieu d’une simple συνάφεια (juxtaposition), c’est une ἕνωσις φυσική, et Athanase écrit, dans son livre sur l’incarnation : Ὁμολογοῦμεν Χριστὸν εἶναι υἱὸν τοῦ Θεοῦ καὶ θεὸν κατὰ πνεῦμα, υἱὸν ἀνθρώπου κατὰ σάρκα, οὗ δύο φύσεις (τὸν ἕνα υἱόν), μίαν προσχυνητήν καὶ μίαν ἀπροσκύνητον, ἄλλα μίαν φύσιν τοῦ θεοῦ λόγου σεσαρχωμένην καὶ προσκυνουμένην μετὰ τῆς σαρκὸς αὐτοῦ μιᾷ προσκυνήσει.
[Ce passage ne se trouve pas dans le texte grec du Traité sur l’Incarnation d’Athanase qui nous est parvenu. Mais il est cité par Cyril d’Alexandrie dans sa lettre De recta fide ad Theodosium, il a donc de fortes chances d’être authentique. Il peut se traduire ainsi : Nous confessons que Christ est le Fils de Dieu, Dieu selon l’Esprit, fils de l’homme selon la chair, non pas que le Fils Un ait deux natures, l’une devant être adorée, et l’autre ne devant pas être adorée, mais une nature de la Parole de Dieu incarnée, étant adorée avec sa chair, et c’est elle seule qu’il faut adorer. (ThéoTEX)]
Ainsi, après l’incarnation, il n’y a plus de distinction entre les deux natures, mais une fusion complète, une unité absolue. Cette seule nature possède à la fois les attributs de la divinité et ceux de l’humanité, si bien que ce qui appartient à l’humanité de Jésus appartient aussi à sa divinité, et réciproquement. On peut donc dire que Dieu est né de la vierge Marie, qu’il a souffert, qu’il est mort. Et Athanase le premier emploie le fameux terme de Marie Mère de Dieu, — Μαρὶα θεοτόκος.
Il est clair que le dernier résultat de cette tendance, c’est d’absorber entièrement l’humanité de Jésus-Christ dans sa divinité. Cette conséquence est presque formulée par les disciples d’Athanase. Grégoire de Nazianze prétend que, dans cette union ou fusion des deux natures — δύο φύσεις εἰς ἓν συνδραμοῦσαι — la nature divine efface la nature humaine comme le soleil efface la clarté des étoiles : elles ne sont pas anéanties, mais elles deviennent invisibles (Orat., LI). Et Grégoire de Nysse, renchérissant encore, dit qu’en Jésus-Christ la chair a disparu dans l’océan de la divinité, comme une goutte de vinaigre versée dans la mer se perd dans son immensité, et prend toutes les qualités de la mer (Antirrhet. adv. Apollin., 42). Cette opinion était devenue populaire en Egypte, où elle s’accordait avec les instincts anthropomorphiques des moines et du peuple ; et les termes θεοτόκος, θεὸς, ἐσταυρώθη, etc., y étaient d’un usage courant.
Telles sont les deux tendances qui s’étaient constituées pendant les controverses du ive siècle. Les controverses nestorienne, eutychéenne, monophysite et monothélite ne sont que les phases diverses et successives de la lutte de ces deux tendances. Nestorius est le continuateur de Diodore et de Théodore ; Eutychès, celui d’Athanase et des deux Grégoire.