Vers cette époque, arriva dans les villages des bords du lac Léman, un moine mendiant de l'ordre de St-François d'Assise, auquel il est prescrit de vivre dans la mendicité. Les moines de cet ordre erraient dans le pays en demandant l'aumône de porte en porte, puis ils revenaient dans leurs couvents chargés d'argent et de tout ce qu'ils pouvaient obtenir des villageois en leur promettant le ciel pour récompense. Farel connaissait celui dont il est question, il savait que, prêchant dans un village, il avait dit que tous les auditeurs de Farel iraient en enfer.
Il arriva à Aigle, mais n'étant pas de ceux qui vont attaquer le lion dans son antre, il se garda de parler contre Farel. Les vignobles d'Aigle sont renommés, il venait seulement mendier un peu de vin pour son couvent. Aussi sa frayeur fut grande lorsque le terrible Farel se trouva devant lui dans la rue. « Je l'abordai aimablement, raconte Guillaume, ainsi que notre Seigneur veut que nous nous reprenions les uns les autres. Je lui demandai s'il avait prêché à Noville, il me répondit oui et commença à s'effrayer. Je lui demandai si le diable pouvait prêcher l'Évangile de notre Seigneur Jésus et si ceux qui vont ouïr l'Évangile sont tous damnés. Il me répondit non. Je lui dis : Pourquoi donc l'avez-vous prêché publiquement ? Je vous prie, prouvez-moi ce que vous avez prêché et si j'ai mal dit quelque chose, faites-le voir, car je consens à mourir si j'ai mal enseigné le pauvre peuple que le Seigneur Jésus a racheté. Que notre Seigneur ne m'accorde pas de vivre, si j'enseigne une autre doctrine que celle du Seigneur Jésus.
Alors le moine me dit à l'oreille, en faisant l'effrayé : j'ai ouï dire que tu es un hérétique et que tu séduis le peuple. Je lui répondis : cela ne suffit pas de dire : je l'ai ouï dire, montre-moi en quoi je suis hérétique et maintiens ce que tu as prêché, car moi je suis prêt à maintenir tout ce que j'ai enseigné, jusqu'à être brûlé.
Alors il dit : Qu'ai-je prêché de toi ? Qui l'a ouï ? Je ne suis pas ici pour disputer avec toi, mais pour faire ma quête. Si tu as bien prêché tant mieux, sinon tant pis. Et il commençait à se fâcher. Lorsque je lui répondis : Il n'y a pas besoin de nous disputer, vous n'avez qu'à maintenir ce que vous avez prêché, pour la gloire de Dieu, pour laquelle vous devez mettre toute affaire de côté, car l'honneur de Dieu doit être plus cher que toute le reste... Ainsi nous cheminions ensemble et je le priai de maintenir sa parole, mais il se tournait de çà et de là comme font les consciences mal assurées. Puis il me dit à l'oreille : Tu es un hérétique, tu tires les gens hors du bon chemin. Quelques paysans revenant des champs nous suivaient et je leur dis : Voici ce bon père qui a prêché que tout ce que j'en soigne n'est que menterie et que tous ceux qui viennent m'ouïr sont damnés. Et même il vint me dire que je suis un hérétique qui séduit le peuple. Lors, le moine me dit : Qu'est-ce que je t'ai dit ? Qui l'a ouï ? C'est dans ton imagination. Je répondis : Dieu est témoin que maintenant tu l'as dit. Pourquoi nies-tu ce que Dieu sait et connaît bien ? Si je suis hérétique, prouve-le, personne ne te fera de mal, et l'on t'entendra plus volontiers que moi. »
Le moine essaya alors de dire quelque chose des offrandes à Dieu, contre lesquelles Farel aurait parlé ; il avait peut-être peur de ne pouvoir recueillir les dons de vin sur lesquels il comptait. Farel lui répondit : « Je l'ai prêché et par la Parole de Dieu, je veux le maintenir, car il n'appartient à aucune personne vivante de rien changer au service que Dieu a commandé, nous devons l'accomplir sans y rien ajouter et sans y rien ôter, sans nous permettre de faire ce qui nous semble bon, sans dévier ni à droite ni à gauche. » Le moine répondit : Les offrandes sont faites par reconnaissance et pour la gloire de Dieu. Je répondis : Ce qui glorifie Dieu, c'est que nous secourions les pauvres et que nous gardions ses commandements. La reconnaissance se manifeste en adorant le Père en esprit et en vérité, lui offrant un cœur contrit et brisé. Car nous devrions lui demander merci de n'avoir pas gardé ce que nous avons promis à notre baptême. Nous avions alors protesté vouloir vivre et mourir en la foi et loi de notre Seigneur, or cette foi est la seule qui soit donnée au chrétien. Car il n'y a personne qui soit meilleur que Dieu pour donner une meilleure loi, ni personne qui en ait le droit.
Le moine ne sachant que répondre, ni comment se tirer de ce mauvais pas, se comporta comme un enfant mal élevé, et ôtant son bonnet il le jeta à terre et marchant dessus, il s'écria : « Je suis ébahi que la terre ne nous engloutisse pas. » Un des assistants posa la main sur son bras et lui dit : « Écoutez maître Farel, il vous écoute bien ». « Si tu mets la main sur moi, tu es excommunié, » cria le moine. Le paysan lui répondit : « Ceux qui touchent votre robe sont-ils excommuniés ? Avez-vous un autre Dieu que nous, qu'on n'ose pas vous parler ? »
Pendant ce débat, la foule s'était amassée et les autorités craignant un tumulte, arrêtèrent Farel et le moine et les enfermèrent chacun dans une des tours du château. Le lendemain on les fit paraître devant les magistrats, et Farel reçut la permission de se défendre. « Messieurs, dit-il, vous êtes lés chefs que Dieu a commandé d'honorer, parce qu'Il vous a confié l'autorité afin de l'employer à Sa gloire. Si j'ai égaré le peuple comme ce moine le prétend, je demande à être puni. Mais dans ce cas, il faut que le moine prouve en quoi ce que je prêche est contraire à la Parole de Dieu. S'il ne peut pas le prouver, je demande à être justifié devant ceux auprès desquels il m'a faussement accusé. » Le moine effrayé se jeta à genoux en criant : « Mes seigneurs, je vous demande pardon, et à vous aussi, maître Farel. Je suis prêt à reconnaître que j'ai parlé contre vous sur la foi de faux rapports. »
« Ne demandez pas mon pardon, répliqua Farel, je vous ai pardonné et j'ai prié Dieu pour vous, avant de vous avoir rencontré dans la rue. Je n'aurais rien dit s'il ne s'était agi que de moi, mais la gloire de Dieu était en question. C'est contre son Évangile béni que vous avez mal parlé. Quant à moi je ne suis qu'un pauvre pécheur sauvé uniquement par la mort de Jésus. Je ne demande pas qu'on vous punisse, mais que vous répétiez ici devant moi ce que vous avez dit derrière, alors je pourrai vous dire les motifs pour lesquels je prêche ainsi que je l'ai fait. »
Un bourgeois de Berne qui arrivait dans ce moment-là fit la proposition suivante : Le moine ira entendre le sermon de Farel, demain, s'il y trouve quelque chose de mauvais, il le prouvera par la Bible. Si au contraire il n y trouve rien qui soit opposé aux Écritures, il devra le déclarer publiquement. Tous acceptèrent cette sentence ; le moine donna sa parole d'être présent au sermon du lendemain, mais quand le jour vint, il avait disparu pour ne plus revenir !