Quoique harcelé lui-même par l’intolérance de ses contemporains, Zinzendorf continuait à s’employer avec zèle en faveur des malheureux qui, comme lui et plus que lui, souffraient pour leurs convictions. S’il avait perdu de son crédit auprès des théologiens, il en conservait encore assez auprès des grands pour que ses démarches ne fussent pas toujours inutiles, et il dépensait largement ce crédit au profit de toutes les victimes de la contrainte religieuse. Il serait trop long de mentionner tous les cas dans lesquels Zinzendorf intercéda pour des persécutés ; nous en avons déjà vu quelques exemples. A l’époque même où les piétistes l’attaquaient si violemment, plusieurs prédicateurs silésiens appartenant à cette école et inquiétés comme tels par le gouvernement impérial, trouvèrent en lui un courageux défenseur. Il semblerait que des obligations de cette nature eussent dû désarmer les docteurs de Halle et leur faire juger avec moins de rigueur l’homme auquel ils en étaient redevables. Mais Zinzendorf gâtait tout, en étendant cette même protection à leurs ennemis ! C’est ainsi qu’il s’intéressa vivement au sort d’un certain fanatique nommé Tuchtfeld, qui s’était posé en adversaire déclaré des piétistes de Halle et qui parlait hautement contre toutes les institutions ecclésiastiques. Il parcourait les villes et les villages, attroupant le peuple et le haranguant sur les places publiques, dans les champs ou dans les bois. Ces excentricités avaient déplu au gouvernement, et à Berlin on l’avait fait enfermer et enchaîner comme fou. Zinzendorf s’adressa directement au roi de Prusse pour implorer la grâce de ce malheureux. « Je ne veux point justifier la conduite de Tuchtfeld, » lui écrivit-il ; « mais si Votre Majesté daigne le faire mettre en liberté, je le prendrai pour quelque temps chez moi, et avec l’aide de personnes d’expérience contre lesquelles il n’aura pas de préventions, je chercherai à tempérer son zèle indiscret. Qui sait s’il ne pourra pas devenir encore un instrument utile dans l’Église de Christ ? »
Le roi s’empressa de faire apporter quelque adoucissement à la captivité de Tuchtfeld, et bientôt après ordonna son élargissement. Au bout de quelques années, celui-ci revint à des idées plus saines et, nommé prédicateur dans une cour d’Allemagne, il réalisa l’espérance de Zinzendorf.
Le voyage que le comte fit peu après à Berlebourg et à Büdingen le mit en contact avec d’autres individualités bizarres, et il est intéressant de voir la manière dont il se conduisit en telle circonstance. Disons d’abord quelle fut l’occasion de ce voyage.
La petite ville de Berlebourg en Westphalie et le village voisin de Schwarzenau étaient alors l’asile de gens de toute sorte, persécutés dans leurs pays pour leurs opinions religieuses. S’il s’était trouvé là une influence assez puissante pour faire régner l’unité de l’esprit au milieu de ces tendances divergentes, Berlebourg eût été un second Herrnhout, mais ce n’était qu’une Babel de doctrines discordantes, de sectes opposées, s’entre-heurtant, se condamnant les unes les autres.
Zinzendorf avait souvent pensé avec douleur à ces pauvres gens qui, animés de besoins religieux sincères, risquaient néanmoins de s’égarer dans les sentiers sans issue du rationalisme ou de l’illuminisme. Il avait souvent désiré les aller voir ; le comte de Wittgenstein-Berlebourg l’y avait lui-même invité, mais les difficultés survenues à Herrnhout l’en avaient quelque temps empêché. Il s’y rendit enfin au mois d’août 1730.
Il arriva donc à Berlebourg avec le désir et l’intention d’y travailler à un rapprochement entre les chrétiens, et de ramener à la simplicité de l’Évangile ceux qui tendaient à s’en écarter. Mais, il l’a dit lui-même, cette tâche l’effrayait, il se sentait impuissant pour cette œuvre et ne comptait que sur l’assistance du Seigneur. Il se fit un principe de n’entrer jamais en discussion sur des questions secondaires, mais de s’en tenir dans toutes ses paroles à la seule chose essentielle, c’est-à-dire à la grâce de Dieu en Jésus-Christ. Il se promit aussi de n’employer jamais contre les théories de l’intelligence ou les rêves de l’imagination d’autres armes que la Parole de Dieu. Enfin, une autre règle qu’il s’imposa et à laquelle il ne fut pas moins fidèle, c’était de ne jamais rebuter qui que ce fût, si extravagants que pussent être ses propos, mais de l’écouter toujours jusqu’au bout.
Un des hommes les plus remarquables qu’il y eût alors à Berlebourg était le conseiller Dippel, qui s’était fait un certain nom dans les sciences et la littérature, sous le pseudonyme de Christianus Democritus. C’était, en effet, un Démocrite chrétien, défendant la religion avec les armes que l’on dirige d’ordinaire contre elle et qu’elle n’a jamais avouées, la satire et l’ironie. Zinzendorf désapprouvait ces moyens, mais l’habileté de la dialectique de Dippel l’émerveillait. « C’est un livre presque divin, » disait-il d’un de ses ouvrages (la Démonstration évangélique). Dippel était, à tout prendre, un philosophe chrétien plutôt qu’un chrétien ; l’expérience de la grâce lui manquait, et la rédemption ce fait que l’âme du pécheur peut être contrainte de croire, mais que l’intelligence cherche inutilement à comprendre — ne trouvait pas de place dans son système. Il y avait d’ailleurs chez lui parti pris contre cette doctrine. Il la voyait, par suite de l’abus fatal qu’en faisait l’orthodoxie luthérienne, servir d’oreiller aux consciences pour s’endormir d’un sommeil de mort ; il pouvait donc croire rendre service à la religion en enlevant à ses contemporains un appui trompeur. Avant lui déjà, comme l’a remarqué Spangenberg, bien des théologiens évangéliques, Arnd, par exemple, avaient remis en relief le principe de la coopération de l’homme à l’œuvre de son salut, et protesté contre l’abus que font de l’Évangile ceux qui en prennent occasion de s’endurcir dans le péché ; peut-être même, par une réaction inévitable, avaient-ils trop peu parlé du sacrifice de Jésus-Christ, mais du moins ils n’avaient jamais prétendu renverser ce fondement de notre espérance, ce fait sans lequel il n’y a pas de vrai christianisme. Dippel, au contraire, le combattait ouvertement et avait fait de la doctrine de l’expiation le point de mire de ses attaques. L’estime qu’il avait pour le comte le disposa cependant à écouter attentivement ses prédications ; ils eurent entre eux plusieurs conversations qui eurent sur lui une influence bénie ; son cœur fut touché, ses préventions commencèrent à se dissiper.
Mais il est difficile de convertir un philosophe, surtout un philosophe chrétien. Dippel ne tarda pas à fermer de nouveau son cœur à l’Évangile. Zinzendorf rapporte ce fait, sans en expliquer suffisamment les circonstances. Ils restèrent cependant en bonnes relations ; mais bientôt le zèle indiscret des compagnons de Zinzendorf les éloigna l’un de l’autre. Le comte ne condamna point la manière d’agir de ses amis, et cependant qui sait si, sans eux, la charité « patiente et douce (1 Corinthiens 13.4) » du serviteur de Jésus n’eût point fini par triompher de la résistance du philosophe ?
La malencontreuse épithète donnée par Zinzendorf à la Démonstration évangélique n’était que l’exclamation naïve d’un homme qui savait admirer. Elle lui fut bien des fois reprochée. Voici comment il s’explique là-dessus : « J’avais alors une tête philosophique. J’avais l’idée — idée erronée, mais presque générale — que l’on pouvait et devait démontrer la nécessité de l’œuvre expiatoire de Christ. Tant que j’eus cette idée-là, je fus un terrible disputeur. Je dus sincèrement reconnaître que mes adversaires m’étaient supérieurs et que Dippel était plus fort que moi en dialectique. C’est là ce qui m’a conduit à parler de son livre avec tant de respect. Mais, une fois que j’ai compris saint Paul et pourquoi il met en opposition la prédication du salut par Christ et la sagesse de ce monde, alors je ne me suis plus laissé intimider par Dippel et par ses partisans, dont il y a des milliers parmi les ecclésiastiques. Je croyais avant cela que les singulières opinions de Dippel lui étaient tout à fait particulières ; mais dès que j’eus compris Saint Paul, je vis que ses partisans s’appelaient légion et que l’on n’était guère entouré que de Dippeliens… Mais depuis que j’ai jeté de côté les armes dont je me servais auparavant, j’ai repris courage. Je les ai laissés philosopher et j’ai prêché la croix. Quand on me demandait : Pourquoi ? je répondais : Il est écrit, et je m’en tenais là. »
Les entretiens et les conférences de Zinzendorf à Berlebourg et à Schwarzenau produisirent une vive impression. Les juifs eux-mêmes se pressaient à ces réunions et versaient des larmes à ses paroles. Les chrétiens sentirent le besoin de resserrer entre eux les liens de l’union fraternelle ; ceux qui s’étaient tenus séparés de la communion de l’église abjurèrent leurs erreurs, recommencèrent à célébrer la sainte cène dont ils avaient depuis seize ans entièrement abandonné l’usage et déclarèrent qu’ils voulaient à l’avenir prendre la Parole de Dieu pour seule règle de leur conduite.
Ces résolutions ne furent malheureusement pas de longue durée ; on les abandonna avec autant de facilité qu’on les avait prises.
Il existait alors à Büdingen, dans le comté d’Ysembourg, une petite société religieuse que l’on appelait les Inspirés. Ayant appris la présence du comte à Berlebourg, ils lui écrivirent pour le prier de venir aussi les voir. Zinzendorf y consentit ; il reçut d’eux un fort bon accueil et gagna bientôt leur confiance.
Le personnage le plus influent parmi eux était un sellier nommé Jean-Frédéric Rock. On disait qu’il était parfois saisi de l’inspiration divine. « Je trouvai en lui », nous dit Zinzendorf, « un homme posé, n’ayant rien d’affecté, ni de présomptueux ; on ne remarquait point en lui la raideur d’un sectaire ; il contredisait peu et réfléchissait à ce qu’il entendait. Il avait une expérience pastorale extraordinaire. Les entretiens que j’ai eus avec lui ont été bénis pour moi et je ne les oublierai de ma vie. » Une grande intimité s’établit bientôt entre cet homme et Zinzendorf, et l’on résolut de nouer des relations entre la communauté de Herrnhout et celle de Büdingen.
Pendant son séjour à Büdingen, le comte vit Rock dans un de ses moments d’extase. Dans ces moments-là, cet homme, à l’ordinaire si calme et si réfléchi, était saisi tout à coup d’un ébranlement général ; sa tête se balançait d’avant en arrière avec une incroyable rapidité ; dans cet état, il prononçait quelques paroles entrecoupées que ses sectateurs regardaient comme inspirées et recueillaient avec soin. « Ce spectacle m’effraya, dit Zinzendorf, mais plus la chose me semblait extraordinaire et me répugnait, plus je me gardais de porter un jugement, car je n’ai jamais vu quelle figure faisaient les anciens prophètes ; et puis, de ce qu’une chose produit naturellement sur quelqu’un un effet antipathique, il ne s’ensuit point qu’elle soit fausse et qu’on la doive rejeter. »
Dans une visite que Rock fit à Herrnhout, Zinzendorf fut encore témoin de ces inspirations qui excitèrent de plus en plus sa méfiance ; il arriva enfin à les rejeter entièrement, en voyant qu’elles ne s’accordaient pas toujours avec la Parole de Dieu. Il n’en continua pas moins à considérer Rock comme un vrai chrétien, sans pour cela donner créance à ses oracles. « Il ne m’est point prouvé », lui écrivait-il, « qu’un enfant de Dieu ne puisse pas être égaré par sa raison ou son imagination. Si je ne croyais à cette possibilité, je devrais admettre la damnation de bien des âmes très pieuses, dont l’histoire rapporte les témérités et les erreurs, toutes choses qui seront consumées, tandis que les âmes elles-mêmes seront sauvées, toutefois comme à travers le feu (1 Corinthiens 3.15).
Une autre fois, il lui écrit : Quand mon cher Jean-Frédéric vient à moi et que son cœur systématique et hypostatique n’est rempli que de foi et d’amour pour Christ, je lui dis : Ce n’est pas la chair et le sang qui t’ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux (Matthieu 16.17). Mais dès que tu dis : Il y a telle institution établie par Christ que l’on peut changer, perfectionner ou abandonner et sans laquelle une église peut subsister, alors mon amour pour le Maître me pousse à te répondre sévèrement une minute après t’avoir parlé avec affection, et à te dire : Retire-toi de moi, Satan ! Tu m’es en scandale (Matthieu 16.23) »
Zinzendorf eut plus tard la douleur de se convaincre que Rock n’était pas entièrement innocent des illusions qui le dominaient. « Je le reconnais, dit-il, mais mon cœur en souffre. Et si, pour l’amour de la croix de Jésus, je suis obligé de voir en lui un ennemi, je n’aurai néanmoins pour lui ni récriminations, ni injures, ni mépris ; mais je me dis, avec une profonde tristesse, que nous vivons dans un temps et dans des circonstances où l’erreur séduirait même les élus, s’il était possible (Matthieu 24.24) » ; aussi, quand je vois des hommes aussi distingués que celui-là se heurter à la pierre d’achoppement et tomber, tandis que nous sommes encore debout, moi et mes compagnons d’œuvre, qui pourtant, par nous-mêmes, ne sommes pas à comparer à Rock, je ne puis que dire au Seigneur avec humilité et confusion : C’est toi seul qui disposes de la Grâce. A qui tu la donnes, tu la donnes gratuitement. Nul ne peut l’hériter, nul ne peut l’acquérir par quoi que ce soit, cette Grâce qui nous sauve de la morta. »
a – Ces paroles sont tirées d’un cantique.
Comment, dans tout ceci, ne pas admirer chez Zinzendorf la réunion de deux qualités qui se trouvent rarement unies ? d’un côté, cette facilité à entrer dans la pensée d’autrui, cette partialité, si l’on peut ainsi dire, pour les opinions contraires aux siennes, en un mot cette bienveillance de l’esprit qui est la plus haute expression de la bienveillance du cœur ; et, d’autre part, cette sagesse et cette fidélité à la Parole de Dieu qui l’empêchaient de faire jamais de concessions à des tendances contraires à la pureté de l’Évangile. N’est-ce pas là la prudence du serpent alliée à la simplicité de la colombe ?
Inutile de dire que cette visite de Zinzendorf aux sectaires de Berlebourg et aux inspirés de Büdingen fut jugée généralement avec une grande sévérité. « Il avait pu le prévoir, » dit Spangenberg, « mais ce n’était pas une considération de ce genre qui l’eût pu détourner d’une démarche qu’il regardait comme bonne et agréable à Dieu. La méthode alors en usage chez les protestants était de traiter très durement les gens qui étaient dans l’erreur ; aussi, les égards que le comte avait pour eux, l’amour qu’il leur témoignait, étaient suspects à bien du monde. On ne pouvait s’imaginer qu’il fût possible de ne pas trahir la vérité en la défendant de cette manière. Ce que l’on comprenait moins encore, c’était la condecendance qu’il avait pour ces gens-là. Lui-même a trouvé plus tard qu’il devait en ce point modifier un peu sa méthode, mais il disait qu’il était parfaitement sûr que Dieu, qui avait vu les intentions de son cœur, ne le condamnerait point pour la manière dont il avait agi précédemment. »