aL’autorité de Jésus est-elle transmissible ? Non, mais elle peut constituer elle-même une autorité secondaire, comme un père peut déléguer à un précepteur une autorité qui procède de la sienne, tout en en différant de nature.
a – Paru dans le Chrétien Évangélique en mai 1891.
Le peuple qui entourait Jésus n’était qu’une faible partie de l’auditoire qu’il avait en vue en faisant entendre son enseignement. Il avait assez clairement conscience de la grandeur de son œuvre pour en comprendre l’universalité, « Le champ c’est le monde, » disait le divin semeur lui-même. Il annonçait au peuple d’Israël l’arrivée d’une multitude de croyants futurs, « venant de l’orient et de l’occident, du septentrion et du midi, et prenant place à table, avec Abraham, Isaac et Jacob, dans le royaume des cieux. » Mais pour qu’ils vinssent, il fallait qu’ils fussent appelés, et pour faire parvenir l’invitation à ces nombreux convives encore éloignés, Jésus avait besoin de porte-voix capables de faire retentir la bonne nouvelle jusqu’aux extrémités du monde.
Ces messagers, il les choisit de bonne heure parmi le grand nombre de ses disciples ; il les choisit au nombre de douze en rapport avec leur champ de travail immédiat, les douze tribus d’Israël, et il leur fit comprendre la nature de leur mission en leur donnant le titre d’apôtres, c’est-à-dire d’envoyés. Durant sa vie terrestre, Jésus limita son œuvre au peuple élu et il en fut de même à l’égard de ses apôtres, qu’il n’envoya pour le moment qu’auprès « des brebis perdues de la maison d’Israël. » Il les prépara à cette mission par une éducation de tous les instants, en faisant d’eux les témoins journaliers de sa vie, les auditeurs constants de ses paroles et les objets de ses soins les plus assidus. Il les rendit ainsi capables de témoigner fidèlement un jour de sa personne, de son enseignement et de son œuvre. « Vous serez mes témoins, leur disait-il, au moment de les quitter, parce que vous êtes dès le commencement avec moi. » (Jean 15.27) Et comme cette tâche était aussi importante que difficile, il leur promit un secours surnaturel : « Vous me serez témoins de ces choses, et voici j’envoie sur vous la promesse du Père,… la vertu d’en haut, » (Luc 24.48-49.) Grâce à ce soutien céleste, leur parole est devenue la reproduction authentique de tout ce qu’ils avaient vu et entendu auprès de Jésus, le miroir dans lequel le monde entier a pu contempler l’image fidèle de sa personne, l’écho au moyen duquel les hommes des contrées les plus éloignées ont comme entendu le son de sa voix. Ce que le spectacle de sa vie avait été pour les apôtres, leur témoignage l’est devenu pour le monde, « Celui qui vous écoute m’écoute, » avait dit Jésus, et il avait ajouté : « Celui qui vous reçoit, me reçoit. » (Luc 10.16 ; Matthieu 10.40.)
Mais la mission des apôtres allait plus loin que ce témoignage à rendre de tout ce qu’ils avaient entendu et vu. Leur parole, — Jésus le savait et le voulait, — devait faire naître une assemblée de croyants ; Jésus lui-même avait dit : « Je ne te prie pas seulement pour ceux-ci, mais aussi pour tous ceux qui croiront en moi par leur parole. » (Jean 17.20) Le peuple ainsi créé devait se frayer sa voie à travers les milieux divers que présentait alors la société humaine. Cette voie était nouvelle, aussi bien que le peuple était nouveau lui-même. Un seul faux pas, une seule démarche erronée pouvait compromettre tout l’avenir de l’œuvre commencée. C’était aux apôtres à diriger ici-bas les premiers pas de l’Eglise ; jamais conquérant appelé à organiser un empire naissant n’eut une tâche plus importante à la fois et plus délicate. Jésus n’avait pas été sans peser les difficultés de cette situation réservée aux siens. C’est à cette tâche future qu’il pensait quand il leur disait : « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez les porter maintenant. » (Jean 12.16.) Il se proposait, en conséquence, de compléter l’enseignement qu’il leur avait donné jusqu’ici par une instruction future. Aussi ajoutait-il cet encouragement : « Quand celui-là (ce nouveau soutien dont il leur avait déjà parlé), l’Esprit de vérité sera venu, il vous conduira dans toute la vérité, » expression par laquelle il ne voulait évidemment désigner rien de plus que cette vérité du salut qu’il n’avait pu leur révéler toute entière.
Car il ne faudrait pas mettre dans cette promesse autre chose que ce qu’elle renferme : Jésus ne leur promet point une illumination universelle et absolue, portant sur tous les domaines de la connaissance humaine. La vérité qu’il a en vue et dans laquelle les apôtres doivent être introduits par le Saint-Esprit au fur et à mesure des besoins de l’Eglise, est la même que celle dont il parlait en disant : « Je suis le chemin, la vérité et la vie. » Il serait absolument contraire au contexte dont cette promesse fait partie, de l’étendre à d’autres domaines que celui-là. Il n’y avait rien non plus de magique dans cette illumination promise. Surnaturel n’est pas magique. La direction supérieure qui leur était ainsi assurée ne devait pas se produire chez eux sans préparation. Elle se rattachait au souvenir de Celui avec lequel ils avaient vécu et aux paroles pleines de sagesse qu’il avait déposées dans leur cœur comme un germe de révélations à venir. C’était de ses paroles entendues, de ses œuvres contemplées que cette action de l’Esprit devait leur faire déduire les prémices et les corollaires. En les introduisant plus profondément dans le sens de ces paroles, elle devait les guider dans l’application à en faire, à la solution des problèmes que leur posaient des circonstances toutes différentes de celles dans lesquelles ils tes avaient reçues.
Les apôtres ont tellement senti la réalité de ce secours supérieur que, dans une des circonstances les plus critiques que l’Eglise naissante ait eu à traverser, ils ont pu, de concert avec la communauté qui les entourait, écrire sans vanterie cette parole frappante : « Il a plu au Saint-Esprit et à nous. » (Actes 15.28.) C’est dans le même sens que Pierre, à l’un des moments les plus décisifs de l’œuvre missionnaire, disait chez Corneille : « Dieu m’a montré.… » (Actes 10.28)
L’illumination divine assurée aux apôtres dans leur tâche de directeurs de l’Eglise ne se rapportait pas seulement à la reproduction fidèle des enseignements de leur Maître, ou à certaines décisions pratiques à prendre pour le bien de l’ensemble ; elle concernait aussi les enseignements nouveaux dont l’Eglise pourrait avoir besoin dans les circonstances au-devant desquelles elle marchait. Elle devait croître en connaissance et en force spirituelle, afin d’être en état de lutter contre les attaques ou les séductions venant du dehors et contre les fausses notions relatives au salut se produisant au dedans. A chacune de ces erreurs nouvelles, il fallait opposer un nouvel aspect de la vérité du salut. Ce n’était pas trop pour cela de la promesse faite par Jésus : « L’Esprit prendra de ce qui est à moi et vous l’annoncera, il me glorifiera en vous. » Les apôtres avaient eux-mêmes un respect trop profond pour leur Maître, pour son Eglise qu’ils savaient être son corps ici-bas, et pour sa cause qu’ils ne séparaient pas de celle de Dieu, pour se hasarder à annoncer à l’Eglise comme faits divins les produits de leur propre pensée. Ils se sentaient et se disaient serviteurs de la Parole. Mais on demandera peut-être si les promesses que nous citons ne s’appliquent pas à tous les croyants aussi bien qu’aux apôtres. Non pas, dans leur intention première. A quels croyants s’appliqueraient les mots : « Vous êtes dès le commencement avec moi.… J’aurais encore bien des choses à vous dire.… Il y a si longtemps que je suis avec vous.… Je vous ai dit ces choses étant encore avec vous.… Ceux qui croiront par leur parole.… » La révélation originale, créatrice n’appartient qu’aux apôtres ; celle accordée aux simples croyants est secondaire, reproductrice, impliquée dans la première.
Quelles qu’aient été l’infirmité et la peccabilité des apôtres, les faits prouvent que cette source de lumière supérieure ne leur a point fait défaut. Le succès sans exemple de leur œuvre dans le monde montre la fidélité avec laquelle Jésus a tenu sa promesse et la docilité avec laquelle ils ont eux-mêmes obéi aux directions de l’Esprit.
De même que Jésus glorifié a complété, comme il l’avait promis, la révélation du royaume donnée ici-bas à ses apôtres, il a trouvé bon d’ajouter aussi au collège des douze, quand le moment fut venu, un élément personnel nouveau. Il avait nommé ceux-ci en vue de la prédication à Israël, tout d’abord ; puis, si ce peuple avait adhéré à leur prédication et reconnu Jésus comme son Messie, les douze, à sa tête, auraient eu la mission d’annoncer l’Evangile au monde. L’apôtre des Gentils, c’eût été Israël tout entier, dirigé par eux. Telle était la destination de ce peuple, le but glorieux de son élection. C’est pourquoi Esaïe lui avait donné le titre de serviteur de Jéhova, tout en déplorant sa surdité et son aveuglement spirituel. Mais, bien loin de vouloir admettre les Gentils dans le royaume divin sans condition légale, Israël, — je parle du peuple juif, non de la partie judéo-chrétienne de l’Eglise, — prétendait maintenir son monopole et ne concéder le salut aux autres peuples qu’à la condition de les faire entrer dans son sein pour porter avec lui le joug du mosaïsme. Accepter une telle prétention, c’eût été de la part de Dieu renoncer à son plan éternel et fermer aux païens la porte du salut ; car la discipline légale leur eût rendu l’Evangile antipathique et inacceptable, et l’économie théocratique ne devait durer, selon le dessein de Dieu, que jusqu’à la venue du Messie, qui était la fin de la loi.
Quand l’homme, au lieu d’entrer dans le plan de Dieu, se met en travers de sa marche, il peut bien en modifier, mais non en empêcher l’exécution. Israël, devenu obstacle, dut être jeté de côté. Ce fait imprévu, quoique prédit, s’accomplit par un jugement. C’est ce que saint Paul, saint Pierre et saint Jean exposent tous trois à la suite des déclarations de leur Maîtreb. Ce jugement consista dans l’aveuglement contre nature dont Israël fut frappé pour ne point reconnaître le Messie dans Celui que tant de signes manifestes désignaient comme tel. Et ainsi se consomma cette rupture momentanée qui était devenue indispensable entre Israël et l’Eglise, afin que la porte du règne de Dieu pût être ouverte à deux battants aux nations païennes.
b – Romains 9.18 ; 11.7-10 ; 1 Pierre 2.8 ; Jean 12.39 et suiv. ; Matthieu 13.13 et suiv.
De ce fait qui changeait la position d’Israël par rapport à Dieu, résultait aussi pour les douze une position nouvelle. Au lieu de marcher à la conquête du monde à la tête d’un Israël croyant, comme c’eût été le cours normal des choses, ils durent consacrer leur apostolat à ce peuple que Dieu n’abandonnait point encore complètement et dont il voulait recueillir jusqu’au dernier individu capable de foi. Dans ce but les douze, au lieu de se tourner vers les païens, durent offrir encore pendant un certain temps l’Evangile à Israël sous la seule forme où il était en état de l’accepter, sous le couvert des observances légales. Et c’est là la raison pour laquelle un nouvel apostolat devint nécessaire à côté de l’ancien, une nouvelle mission spécialement établie en vue du monde païen et en dehors de celle des douze réservée au monde juif. Ainsi s’explique la vocation extraordinaire et la brusque conversion de Saul. Il est bien remarquable que cet événement si décisif suivit immédiatement l’acte sanglant qui, pour la première fois, signala la rupture morale profonde entre l’Eglise et la synagogue, le martyre d’Etienne, comme plus tard aussi, le premier envoi de Paul et de Barnabas dans le monde païen par l’Eglise d’Antioche, suivit de près la mort extraordinaire d’Hérode Agrippa, le dernier grand souverain du peuple théocratique. Ainsi se sont soudés en quelque sorte les premiers commencements de l’œuvre nouvelle avec les derniers symptômes de la décadence de l’œuvre ancienne.
La divinité de l’apostolat de saint Paul ressort du caractère miraculeux de sa conversion, caractère qui ne saurait être nié sans rendre cet événement inexplicable. Or, ce nouvel apostolat, dû à l’intervention expresse de Jésus glorifié, ne peut avoir été doté plus faiblement que celui que le Seigneur avait établi durant sa vie terrestre. Une lumière plus vive, au contraire, était indispensable à celui qui par toutes les libres de sa conscience et de son cœur était si profondément enraciné dans le sol judaïque, et qui devait néanmoins réaliser en sa personne la rupture la plus radicale avec ce passé et frayer à la mission chrétienne la voie nouvelle voulue de Dieu. Aussi l’homme qui a été honoré d’une telle tâche déclare-t-il lui-même « que l’Evangile qu’il a prêché, il ne l’a pas reçu d’un homme, mais qu’il en a été instruit par la révélation de Jésus-Christ. » (Galates 1.11-12.) Il en est à ses yeux de son enseignement comme de sa mission : tout vient d’en haut par l’intermédiaire du Christ glorifié. (Galates 1.1) Au verset 16 de ce même chapitre il s’exprime ainsi : « Quand il plut à Dieu qui m’avait choisi dès le sein de ma mère de révéler son Fils en moi, afin que je l’annonçasse parmi les gentils.… » Les deux traits caractéristiques de cet enseignement nouveau, la parfaite gratuité du salut et son absolue universalité, constituent ce qu’il appelle la portion qui lui a été spécialement dévolue dans la répartition du mystère divin entre les apôtres (Éphésiens 3.2-3 ; Colossiens 1.23), ce qu’il désigne sous le nom de son évangile. Cette lumière nouvelle était en relation nécessaire avec l’œuvre nouvelle à accomplir ; c’était la dot de l’apôtre des Gentils. Et saint Paul a bien reconnu dès l’abord ce lien étroit entre cette lumière reçue et son œuvre à faire, comme le montre la parole de l’épître aux Galates que nous venons de citer, où il rattache immédiatement à l’acte révélateur qui accompagna sa conversion ce but divin : « Afin que je l’annonçasse parmi les Gentils. » C’est ce qu’ont reconnu également les autres apôtres en donnant place à côté d’eux, au même rang et au même titre, à Paul et à son compagnon Barnabas, à la suite de la première mission que ceux-ci venaient d’accomplir dans le monde païen. (Galates 2) Cette main d’association qu’ils se tendirent les uns aux autres à Jérusalem représentait clairement et la distinction entre les deux apostolats, et aussi leur union étroite. Il y avait un seul et unique salut, prêché sous deux formes adaptées à deux milieux différents dont les besoins exigeaient cette diversité apparente. Par cette distinction même, chaque apostolat devenait le complément de l’autre.
Le témoignage rendu de vive voix à Jésus par les apôtres est parvenu aux oreilles de leurs contemporains, mais non pas aux nôtres. Pouvons-nous en quelque manière y avoir part ?
L’Eglise, qui a survécu à l’apostolat, a pu dans une certaine mesure perpétuer encore pendant un temps le témoignage de Celui auquel était due sa fondation. Mais l’Eglise ne peut jamais rendre témoignage immédiat que de l’effet produit sur elle par la prédication apostolique, et non de la vie même du Sauveur. Les apôtres seuls pouvaient dire : « Ce que nos oreilles ont ouï, ce que nos yeux ont vu, ce que nos mains ont touché de la parole de vie.… » (1 Jean 1.1 et suiv.) Tout ce que l’Eglise pouvait faire, c’était de transmettre aux générations suivantes ce témoignage original. Mais comment, en s’acquittant de cette transmission, aurait-elle pu le préserver d’altération, d’amplification ou d’appauvrissement ? « Voilà pourquoi, comme le dit un écrivain catholique, le Seigneur ne s’est pas contenté de confier la doctrine de vie aux fragiles mémoires de ses contemporains, leur abandonnant le soin de la transmettre à d’autres dont les chances d’oubli s’accroîtraient à mesure qu’ils s’éloigneraient de l’âge où vécurent les premiers témoinsc. » Ne trouvons-nous pas déjà chez les pères du second siècle (Papias, Irénée) des traditions dont il est impossible de défendre l’exactitude ? Les plus anciens évangiles apocryphes qui nous ont été conservés (Protévangile de Jacques, Actes de Pilate) qui datent de la même époque, montrent assez combien l’image du Christ courait risque d’être promptement caricaturée si sa transmission eût été livrée à la tradition.
c – Mgr Gay, Instruction en forme de retraite, passage cité par M. l’abbé de Broglie dans le Correspondant (1890), dans ses articles sur la dogmatique de M. le professeur Gretillat.
Pour que nous eussions part au témoignage apostolique avec la certitude de posséder intact ce trésor, il n’y avait dans l’ordre naturel des choses qu’un moyen : c’est qu’il fût mis par écrit soit par les apôtres eux-mêmes, soit par quelques-uns de ceux qui le recueillaient de leur bouche, pendant qu’il possédait encore toute sa fraîcheur native et toute sa simplicité première.
Et c’est bien ainsi que nous le trouvons dans nos évangiles canoniques. L’obligation de fixer par écrit d’une manière ineffaçable la figure et la parole du Christ a été sentie dès l’époque des apôtres. Jésus, en intercédant pour ces derniers, avait ajouté une prière en faveur de ceux qui croiraient par leur parole. Leur parole, c’était là à ses yeux le médium indispensable, qui, rendu puissant par la vertu de l’Esprit, devait créer en tout temps la foi, et, après l’avoir fait naître, l’alimenter et la faire grandir jusqu’à la hauteur de son objet. Il a été répondu à ce besoin vital de l’Eglise ; nous en avons pour garant un homme qui vivait à ce moment-là et qui a lui-même pris la plume pour rendre à l’Eglise ce service inappréciable. « Puisqu’il est de fait, dit Luc en commençant son évangile, que de nombreux écrivains se sont mis à l’œuvre pour rédiger une narration des événements qui se sont accomplis parmi nous, selon le récit que nous en ont fait ceux qui en ont été dés le commencement les témoins oculaires et qui sont devenus les serviteurs de la Parole, il m’a paru bon, à moi aussi, très excellent Théophile, après avoir pris exactement connaissance de ces choses dès leur origine, de te les écrire par ordre. » Ce il m’a aussi paru bon est l’expression d’un besoin qu’a ressenti l’Eglise entière, au moment où disparaissaient successivement les premiers témoins des faits évangéliques. La volonté providentielle se traduisit à ce moment-là en cette impulsion intérieure qu’éprouvèrent les hommes qui consignèrent alors cette histoire unique, dans laquelle était renfermé à leurs yeux le salut du monde. Les caractères de sainte sobriété et d’absolue objectivité, qui marquent ces récits d’un cachet inimitable, en garantissent la vérité. Nous possédons en eux la vraie parole des apôtres et par elle nous pouvons participer nous-mêmes, comme eux, à la parole et à la personne de Jésus, ainsi que l’affirmait un des premiers témoins devenu lui-même rédacteur de la narration évangélique : « Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, afin que vous aussi vous ayez communion avec nous » (1 Jean 1.3), c’est-à-dire afin que vous ayez part avec nous à ce que nous avons entendu et vu et que par là nous ayons tous ensemble « communion avec le Père, et avec son Fils Jésus-Christ. »
S’il en est ainsi du témoignage historique, oral d’abord, puis écrit, rendu à Jésus par les apôtres primitifs, peut-on dire la même chose de celui de Paul, exprimé par ses lettres et par ses discours conservés dans les Actes ?
D’après ce que dit Paul lui-même dans ces documents, l’autorité de son enseignement reposait à ses yeux, d’une part, sur l’impression qu’avait produite sur lui la vue du Christ glorifié ; de l’autre, sur la révélation intérieure qui avait complété l’effet produit par cette apparition extérieure. C’est par ce double moyen qu’il a compris la dignité messianique de Jésus, la valeur expiatoire de sa mort, la justification par la foi, la sanctification par l’Esprit, l’insuffisance et l’impuissance de la loi pour justifier et régénérer l’homme, l’abolition de la loi pour le croyant, la destination universelle du salut, sa complète gratuité, la divine élévation et la souveraineté du Christ, sa divinité d’essence et son abaissement volontaire. Tous ces points, étroitement liés dans son enseignement, ont été pour lui l’objet de cette illumination suprême qui s’est produite chez lui durant ces jours exceptionnels, et qu’il décrit comme un resplendissement céleste, semblable à celui qu’opéra au sein du chaos l’ordre divin : « Que la lumière soit. » (1 Corinthiens 4.6) A cette révélation fondamentale s’en ajoutèrent plus tard de nouvelles en rapport avec les besoins de son œuvre. Il déclare 2 Corinthiens 12.1, que s’il voulait se vanter lui-même, il en viendrait jusqu’aux visions et aux révélations du Seigneur, et il en cite une particulière dans laquelle il fut ravi jusque dans le lieu immédiat de la suprême manifestation divine, mais dont il ne doit pas révéler le contenu. Il ne lui a pas été interdit cependant de faire usage des autres dans son enseignement. Au contraire, il parle à plusieurs reprises de faits dont il a connaissance par voie de révélation ; ainsi la résurrection des fidèles morts et la transmutation des fidèles vivants à la Parousie (1 Thessaloniciens 4.14, ἐν λόγῳ Κυρίου, en parole du Seigneur), la conversion finale des Juifs (Romains 11.25, τὸ μυστήριου τοῦτο, ce mystère-là.) Si l’on pèse bien ses expressions, la connaissance même qu’il avait des détails du fait de la sainte cène est due à la même source. (1 Corinthiens 11.23 : ἐγὼ παρέλαβον ἀπὸ τοῦ Κυρίου, j’ai reçu, moi, du Seigneur.)
A ces éléments fondamentaux de son enseignement, il en faut ajouter d’autres qu’il possédait par le moyen de la tradition et par son contact avec les apôtres ; ainsi la connaissance des paroles et de l’histoire de Jésus. (1 Corinthiens 15.1-7) On ne peut naturellement envisager ni comme éléments dus à la tradition, ni comme objets d’une révélation immédiate les arguments par lesquels il étaie ses affirmations sur les réalités du monde spirituel et les citations de l’Ancien Testament par lesquelles il les appuie. Et il importe ici de remarquer que Paul lui-même donne ces arguments et ces citations non comme la source où il a puisé ces affirmations, mais comme un simple moyen de démonstration, de sorte qu’on peut soumettre à la critique ces éléments de ses lettres sans ébranler pour cela les faits divins eux-mêmes dont l’apôtre rend témoignage. Mais nous devons ajouter que chacun des faits supersensibles révélés à son esprit ne pouvait manquer de devenir en lui un foyer de clarté spirituelle et de former dans son intelligence une atmosphère lumineuse, et que c’était dans ce milieu qu’il enseignait et écrivait. Il nous semble voir cette expérience retracée par l’apôtre lui-même dans ce second chapitre de la première aux Corinthiens qui renferme comme la théoried des deux faits de la révélation et de l’inspiration tracée par l’un de ceux qui en furent au plus haut degré les objets : « Ces choses que l’œil n’a point vues… Dieu nous les a révélées par son Esprit,… afin que nous connaissions les grâces qui nous ont été faites par Dieu, lesquelles aussi nous annonçons, non en paroles enseignées par une sagesse humaine, mais en paroles enseignées par l’Esprit, appropriant une forme pneumatique aux choses pneumatiques. »
d – Pour comprendre ce terme de théorie, il faut relire dans le texte la totalité du passage.
Ainsi l’autorité de Paul, aussi bien que celle des douze, repose sur celle du Maître qui l’avait choisi pour lui confier toute une portion de son œuvre, de même que l’autorité de Jésus repose sur l’autorité suprême de Dieu qui l’avait envoyé pour fonder l’œuvre du salut dans son ensemble ; et comme nous avons vu que cette œuvre déterminait la limite de l’autorité de Jésus, limite qu’il ne nous paraît pas avoir jamais dépassée dans son enseignement, ainsi l’œuvre des apôtres a déterminé la limite de leur autorité, soit que nous estimions, ou que, comme je le fais, nous n’estimions pas qu’ils l’aient jamais dépassée dans leurs lettres. L’essentiel pour nous est en tout cas de pouvoir nous confier en leur parole pour tout ce qui concerne le salut divin dont ils ont rendu témoignage et que nous avons chacun à nous assimiler et à réaliser individuellement.
L’objection la plus fréquemment élevée contre ce résultat de notre étude est celle qu’on tire des affirmations apostoliques sur la proximité de la Parousie. Mais cette question de temps appartenait si peu à l’essence du salut que Jésus lui-même était resté ici-bas dans l’ignorance à cet égard. Et il s’était exprimé sur ce point incertain de manière à laisser les siens dans une attitude d’attente constante ; car c’était la plus favorable à leur sanctification et elle avait, en tout temps, sa vérité dans la proximité de leur propre mort qui est pour chaque individu ce que la Parousie sera pour l’Eglise. Ce qui appartient à l’intelligence du salut, sur ce point particulier, ce n’est pas la connaissance du quand, mais celle du que de la Parousie. Et si l’on prétend qu’une erreur au point de vue du quand peut altérer la juste appréciation de certaines relations de la vie morale, nous répondons par la seconde épître aux Thessaloniciens, où saint Paul impose à ses lecteurs l’obligation, soit de continuer, soit de reprendre leurs travaux ordinaires, sans aucun égard à l’attente qui remplissait leur cœur, en raison de l’incertitude complète du jour attendu. Il n’est pas exact non plus de dire que l’opinion de Paul sur le célibat des jeunes chrétiennes de son temps (1 Corinthiens 7) fût le résultat de cette attente. Il la rattache lui-même dans ce chapitre uniquement à ces deux faits : l’état critique dans lequel se trouve l’Eglise exposée à l’hostilité du monde et les conflits domestiques qui peuvent si aisément se produire, surtout dans un tel état de choses. La grande vérité qui forme le fond de l’attente apostolique de la Parousie est que dès l’ascension jusqu’à cet événement il n’y a plus aucun grand acte de révélation à attendre. Le fait du salut est consommé ; il ne reste plus qu’à se l’approprier.
Mais si l’autorité de l’enseignement oral des apôtres s’étend à leurs écrits, sommes-nous assurés que les livres dans lesquels nous croyons posséder ce témoignage émanent vraiment soit d’eux-mêmes, soit de ceux qui les ont entendus ? Le doute sur ce point remettrait aussitôt en question l’autorité que nous accordons à ces livres sur la pensée chrétienne.
Nous nous trouvons placés ici entre deux alternatives entre lesquelles il semble que nous soyons forcés de choisir.
D’un côté, la science est là qui nous dit à nous croyants : Vous avez ici besoin de moi ; à moi seule il appartient de pénétrer dans les arcanes de l’antiquité chrétienne aussi bien que de mettre au jour le contenu réel des écrits bibliques, et par conséquent de vous indiquer sûrement quels sont les écrits que vous pouvez envisager comme les réels dépositaires du témoignage et de l’enseignement apostoliques.
De l’autre côté, une voix différente, opposée même, se fait entendre : La science se contredit elle-même de génération en génération, d’un savant à l’autre dans la même génération. Et d’ailleurs, comment toi, simple croyant, la suivrais-tu dans ses recherches ? Te livreras-tu aveuglément aux résultats que t’offre un maître si peu sûr ? Il te faut un autre guide ; Jésus l’a prévu. C’est pourquoi il a délégué son autorité à l’Eglise qu’il a chargée de perpétuer son œuvre ici-bas. C’est elle qui seule peut mettre entre tes mains, avec un discernement infaillible, le vrai canon des saintes Ecritures. Sois soumis, et tu vivras.
Est-ce réellement là l’alternative à laquelle le croyant se trouve réduit, quand il s’agit pour lui de remonter à la source où il doit puiser la connaissance des faits et des vérités du salut en Christ ?
La science ? L’Eglise l’a fondée pour son usage et non pour s’en faire la servante. Et en se mettant dans sa dépendance, elle jouerait un jeu dangereux pour elle. La science est une notion abstraite. Dans la réalité il n’y a que des savants, et ces savants sont des hommes sujets à des intérêts de parti, obéissant à des idées préconçues, animés d’autres passions encore que celle de la vérité. N’y eût-il que l’antipathie d’un grand nombre d’entre eux pour le surnaturel et la volonté arrêtée d’avance de supprimer cet élément de l’histoire en général, de celle de Jésus et des apôtres en particulier, ce seul a priori suffirait déjà pour troubler leur impartialité dans l’appréciation des documents de l’histoire biblique. Strauss l’a reconnu franchement. Voici comment dans sa préface de la vie de Jésus il apostrophe ses collègues en naturalisme, qui osent se targuer de leur impartialité scientifique : « Parmi les vains oripeaux, dit-il, dont tout critique loyal doit savoir se dépouiller, il faut placer en premier lieu cette mode des théologiens libres penseurs de présenter leurs travaux comme les produits d’un intérêt purement historique. Respect à la parole de ces messieurs ! Mais je n’en crois pas moins ce qu’ils affirment là, totalement impossible ; et si même une telle manière de travailler était possible, je ne pourrais la louer. Que l’homme qui écrit sur les antiquités de Ninive ou sur les pharaons égyptiens puisse n’être poussé que par un intérêt historique, soit ! Mais le christianisme est une puissance trop active et la question de savoir comment ce fait s’est produit renferme des conséquences trop décisives en vue même de l’heure présente, pour que l’investigateur qui n’apporterait à la solution de cette question qu’un intérêt purement historique, pût être envisagé autrement que comme un homme frappé de stupiditée. »
e – Leben Jesu für das deutsche Volk, p. XIII.
Livrer à des travaux ainsi dirigés le pouvoir de décider de l’origine et de la valeur des documents bibliques, ce serait de la part de l’Eglise, qui repose tout entière sur la foi à certains faits d’essence surnaturelle, comme l’incarnation et la résurrection, ce serait de sa part, disons-nous, une véritable folie. Que dirait-on d’un peuple qui remettrait entre les mains du général ennemi les clefs de ses forteresses ?
Que faut-il donc faire ? Se jeter entre les bras de l’autorité ecclésiastique, c’est-à-dire catholique, comme nous y invite M. l’abbé de Broglie ? Il faut dans l’Eglise un pouvoir à la fois infaillible et vivant, qui ait le droit de fixer les écrits auxquels appartient le caractère canonique, qui en donne l’explication authentique et qui en détermine l’application appropriée à chaque temps. Et ce n’est naturellement qu’au Vatican que peut être cherché le siège de cette autorité.
Si nous avions à discuter ici cette thèse dont chacun comprend l’incommensurable portée, nous montrerions que l’épiscopat de saint Pierre à Rome, fondement de tout ce système, est une fiction inventée au profit de la hiérarchie et que contredisent, aux yeux mêmes des catholiques éclairés, l’épître de Paul adressée par lui à Rome avant sa captivité et celles qu’il a écrites de Rome durant cette captivité. Nous rappellerions combien cet épiscopat de Pierre à Rome, la capitale du monde païen, est incompatible avec le partage opéré à Jérusalem entre saint Pierre, comme directeur de l’évangélisation des Juifs, et saint Paul comme placé à la tête de la mission dans le monde païen. Nous ferions ressortir l’incompatibilité entre la charge d’apôtre qui mettait Pierre au-dessus de tout ministère appartenant à une Eglise particulière, et celle d’évêque, qui est une charge purement locale. Nous demanderions enfin qu’on nous cite un mot ; un seul, sorti de la bouche de Jésus ou des apôtres, qui puisse faire penser que Pierre ait jugé bon de transmettre à un successeur, bien plus, à une série indéfinie de successeurs, le primat qu’on lui attribue, à supposer que ce primat eût jamais existé réellement dans le sens qu’on lui donne.
Le fondement de l’échelle faisant défaut, elle s’écroule tout entière. Néander a prononcé cette belle parole : « Le Saint-Esprit ne se donne pas de substitut. » L’infaillibilité personnelle appartient à un seul membre de l’Eglise, la Tête, le Chef glorifié, Celui qui a dit ce que nul ne peut dire : Je suis la vérité.
Nous ne saurions donc attribuer l’infaillibilité dans la fixation des écrits canoniques du Nouveau Testament, ni au chef actuel du catholicisme, non plus qu’au concile de Trente à l’époque de la Réformation, ou au Synode de Carthage à la fin du quatrième siècle, où furent tranchées les questions controversées pendant les trois siècles précédents touchant l’origine de quelques-uns des livres du Nouveau Testament et leur admission dans le recueil canonique. Et comme nous avons également refusé au nom de l’Eglise d’accepter le joug constamment variable de cette puissance qui s’appelle la science, il s’agit maintenant de savoir à qui nous aurons recours pour déterminer le choix des livres qui doivent faire autorité dans l’Eglise. La réponse n’est pas difficile : à ces livres eux-mêmes. Car la bonne foi de ceux qui les ont écrits est pour l’Eglise un fait d’aperception morale immédiate et certaine, et la bonne foi de ceux qui les lui ont transmis n’est pas pour elle un fait moins certain.
L’Eglise ne recommence pas son existence avec chaque croyant ou avec chaque génération de croyants. Ce trésor du Nouveau Testament qui est la condition de sa vie et de son développement, elle l’a reçu des générations chrétiennes précédentes qui y avaient également trouvé leur lumière et leur force et qui l’avaient reçu elles-mêmes de ces Eglises primitives auxquelles ces écrits avaient été remis et confiés par leurs auteurs. Ces Eglises et leurs conducteurs n’étaient point si crédules qu’on le prétend parfois aujourd’hui. Pasteurs et troupeaux étaient tenus en éveil par le grand nombre d’écrits composés sous le nom des apôtres, au moyen desquels les partisans des fausses doctrines cherchaient à faire pénétrer leurs idées propres dans les communautés chrétiennes. On connaît les noms de beaucoup de livres de ce genre qui rencontrèrent une résistance opiniâtre à leur admission dans le recueil des écrits apostoliques formé pour être lu dans les assemblées de l’Eglise. Parmi nos vingt-sept écrits canoniques eux-mêmes, il en est six à l’égard desquels le jugement des Eglises resta longtemps hésitant et partagé. Ce ne fut que vers la fin du quatrième siècle que différentes décisions synodales mirent fin à la discussion. Nous pouvons donc recevoir avec d’autant plus de sécurité les vingt et un livres qui ont, dès le commencement, été accueillis sans la moindre contestation et par l’unanimité des Eglises, comme les monuments authentiques du témoignage et de l’enseignement des apôtres. Ce n’est point une autorité religieuse que nous accordons par là aux Eglises primitives sur notre foi ; c’est simplement un fait historique que nous recueillons de leur bouche. Cette attestation traditionnelle est pleinement confirmée par les caractères de vivante originalité, d’inimitable simplicité, de sainte objectivité et de sublime élévation dont sont empreints ces livres et qui les distinguent si profondément des écrits apocryphes les plus rapprochés du temps apostolique. Qu’on lise dix lignes d’un évangile apocryphe, puis dix d’un de nos évangiles canoniques, et on sentira l’abîme qui sépare la fiction humaine de la narration authentique de la réalité divine.
Ces livres, ils sont là entre les mains de l’Eglise, qui ne cesse de les lire et de les relire, et ils témoignent assez clairement de leur origine, pour qu’il soit en tout temps possible à l’Eglise de se former par elle-même un jugement assuré sur leur compte.
En tête des quatre évangiles sont inscrits des titres indiquant le nom de leurs auteurs ; ces noms unanimement admis n’ont pas été écrits là au hasard. Les chrétiens primitifs ne jouaient pas avec de pareils documents qui renfermaient les arrhes de leur salut. D’ailleurs s’ils se fussent laissé aller à leur imagination, ils auraient évidemment inscrit en tête les noms de quatre apôtres, au lieu de ceux de deux apôtres et de deux aides apostoliques plus ou moins obscurs et qu’on aurait pris à l’aventure. Ajoutons que jamais ces écrits n’ont porté d’autres noms d’auteur que ceux sous lesquels l’Eglise nous les a transmis.
Les Actes des apôtres sont le second tome du troisième évangile ; l’un de ces ouvrages ne peut être séparé de l’autre.
Treize épîtres sont attribuées à Paul et portent dans l’adresse le nom de cet apôtre, nom qui reparaît chez plusieurs d’entre elles dans le cours de l’épître elle-même. Cette désignation serait-elle une imposture ? Il peut se trouver des savants qui l’affirment, pour trois, pour sept ou même pour la totalité. Mais l’Eglise ne conçoit pas même une telle supposition, car non seulement l’auteur se nomme, mais ses lettres abondent en détails biographiques tirés de son histoire et de ses sentiments les plus intimes. Si ces détails ne sortaient pas de la plume de Paul lui-même, il faudrait les expliquer par la tromperie la plus raffinée. Or, l’Eglise sent battre dans ces lignes le cœur d’un homme réel et vivant, d’un croyant qui parle, sent et pense dans la communion intime de ce même Sauveur dont elle expérimente elle-même la présence et la grâce. Et cela lui suffit pour écarter de l’origine de ces écrits un pareil soupçon.
L’épître aux Hébreux est souvent comptée comme quatorzième lettre de Paul ; mais ce que nous venons de dire ne peut s’appliquer à elle, car n’étant revêtue d’aucune adresse, elle ne porte pas non plus de nom d’auteur. Cependant dans les dernières lignes se trouve un passage qui prouve la relation étroite existant entre son auteur et Timothée, le collaborateur de Paul : « Vous savez que Timothée a été relâché ; dès qu’il sera arrivé, je vous reverrai avec lui. » Cette lettre provenait donc d’un des compagnons de l’apôtre des Gentils ; c’est là ce qui lui assure le respect et le profond intérêt de l’Eglise. Cet écrit est un admirable monument des dons de prophétie et d’enseignement qui dans les temps primitifs fleurissaient dans la communauté chrétienne.
D’entre les épîtres dites catholiques, la première de Pierre est désignée dans l’adresse même et plus tard encore dans le cours de l’épître comme l’œuvre de cet apôtre. Or, le ton de cette lettre est d’une simplicité et d’une cordialité parfaites, son contenu est de nature essentiellement pratique et on y rencontre fréquemment des paroles qui expriment un souvenir personnel plein de fraîcheur de la vie terrestre de Jésus-Christ. L’Eglise n’a donc aucun motif de se défier de l’affirmation renfermée dans
l’adresse et répétée dans le cours de la lettre.
La première de Jean présente une telle homogénéité de fond et de forme avec le quatrième évangile, et le cachet commun dont sont empreints ces deux écrits, est d’un genre tellement unique que dans la conscience de l’Eglise les deux écrits ne sauraient jamais être séparés.
Quant aux cinq autres lettres qui, avec ces deux dernières, forment le groupe des épîtres catholiques, l’impression de l’Eglise soit dans les premiers siècles, soit au temps de la Réformation, soit de nos jours encore, a toujours été mélangée. Celle de Jacques a paru être en contradiction avec l’enseignement de Paul ; celle de Jude emprunte des citations à des livres que l’Ancien Testament ne renferme point et qu’il faut ranger au nombre des apocryphes juifs ; et dans tous les cas, d’après leur adresse même, ces deux écrits n’ont pas pour auteurs des membres du collège des douze, mais des frères de Jésus, ces frères qui pendant la vie du Seigneur n’avaient point cru en lui (Jean 7.5). Celle appelée seconde de Pierre fait allusion aux mêmes légendes juives auxquelles se réfère celle de Jude, et le second chapitre n’est qu’une reproduction de cette dernière. Lors même qu’elle porte dans l’adresse le nom de Pierre, le style diffère tellement de celui de la première, et la transparente simplicité qui caractérise celle-ci fait tellement disparate avec le genre de l’autre, que l’Eglise a éprouvé jusqu’à la fin du quatrième siècle les doutes les plus sérieux à l’égard de son authenticité. Ce n’est qu’à cette époque tardive qu’elle a été rangée, par une décision synodale, au nombre des écrits apostoliques et canoniques. Les deux petites épîtres de Jean sont de tous points semblables à la première. Cependant elles s’en distinguent par ce titre : l’ancien, que se donne l’auteur. Ce qui a fait que dans l’ancienne Eglise on les a parfois attribuées à un autre Jean que l’apôtre de ce nom.
Reconnaissons donc qu’à l’égard de ces cinq derniers écrits le sentiment de l’Eglise ne se montre point aussi arrêté qu’il l’a toujours été à l’égard de ceux qui avaient précédé. Mais remarquons aussi que ce sont de beaucoup les moins importants. Puis à ces cinq livres ajoutons l’épître aux Hébreux qui, restée anonyme, ne peut réclamer une place parmi les écrits d’origine directement apostolique.
Depuis le troisième siècle seulement l’Apocalypse a rencontré dans une partie de l’Eglise de fortes répugnances ; plus tard Luther éprouva pour ce livre et pour les visions dont il est rempli une sorte d’antipathie. D’un autre côté, l’Eglise a toujours senti dans ce soupir de l’Epouse qui le termine : « Seigneur Jésus, viens ! » le cri que l’Esprit forme incessamment dans son propre cœur, et l’impression de la divinité de cet écrit l’a toujours emporté chez elle sur le sentiment contraire.
Tel a été en fait le jugement de l’Eglise. Sur quoi repose-t-il ? D’un côté, sur des raisons historiques ; de l’autre sur des raisons de nature morale, empruntées au domaine de la bonne foi et du bon sens. Et si la science critique, persistant à obéir à des présuppositions naturalistes, s’obstine à marcher en un sens opposé à ce sentiment qui, au fond, n’est autre pour l’Eglise que la conscience qu’elle a d’elle-même, il faudra bien que la science se résigne à voir l’Eglise la laisser marcher seule, pour continuer à se servir en toute tranquillité d’écrits, dont elle ne peut pas plus suspecter la pureté d’origine qu’elle ne peut révoquer en doute la nature sainte de la vie qu’elle ne cesse d’y puiser.
L’impossibilité pour le croyant de remplacer d’aucune manière, pour la réalisation de la destination humaine, telle qu’elle est révélée à son cœur, l’usage journalier de ces écrits, lui donne la certitude immédiate qu’il possède en eux le dépôt authentique de la révélation du salut divin. Scherer l’a senti lui-même : « La destinée de la Bible, a-t-il dit, est inséparablement liée à celle de la sainteté sur la terre. »
Mais, nous objectent les défenseurs de l’autorité de l’Eglise, vous laissez en définitive chaque croyant ou chaque groupe de croyants, libres de se composer leur Nouveau Testament à leur guise, d’après leur jugement propre et selon le plus ou moins de confiance qu’il leur plaît d’accorder à chaque livre. Avec cette méthode-là et en l’absence de toute autorité humaine, l’erreur pourra se répandre librement et impunément.
Librement, oui, car tout ce qui tient à l’acceptation du salut et à l’emploi des moyens de grâce doit, d’après le plan divin, être et rester jusqu’au bout affaire morale, c’est-à-dire de liberté !
Impunément, non. Car à défaut de toute juridiction humaine, un jugement divin s’exerce incessamment et silencieusement dans ce domaine. Celui qui ferme imprudemment un des canaux de la source par laquelle Dieu a décidé de communiquer la vie à son Eglise, se condamne lui-même à une déperdition croissante de force vitale. Celui qui supprime la fontaine entière, s’inflige la peine de mort. Vous ne voulez pas de l’épître aux Romains et du chemin de la justification par la foi qui y est tracé à l’homme pécheur et condamné. Vous êtes libre de le faire. Mais si vous demeurez sous le poids de votre condamnation et livré à votre vanité propre, sans pouvoir parvenir jamais à une communion vivante avec Dieu, vous saurez à qui vous en prendre. Vous rejetez l’Evangile de Jean, le Christ de Jean. Qui pourrait vous en empêcher ? Mais si l’Esprit saint, qui, pour glorifier le Seigneur en vous, avait besoin de cette image de sa personne terrestre, ne parvient point à réaliser en vous ce divin programme : « Tous en moi, moi en vous, » s’il vous laisse livré à vous-même comme un sarment séparé du cep, il ne faudra en accuser que vous-même. La loi de l’Esprit, comme celle du corps, est qu’on ne vit qu’à la condition de manger. L’Eglise catholique, à laquelle on voudrait nous ramener, n’en fournit-elle pas elle-même la plus triste preuve ? Que sont devenues ses populations depuis qu’elle les a presque entièrement sevrées de la Bible ?
L’histoire des Eglises primitives nous fournit sur ce point des leçons significatives.
Certaines Eglises sorties du judaïsme prétendirent s’attacher exclusivement à l’évangile de Matthieu. Cet écrit répondait mieux que les autres à leurs intimes sympathies et leur paraissait assez riche pour qu’elles crussent pouvoir se passer des autres. Que leur est-il arrivé ? Insuffisamment nourries, le marasme les a atteintes et elles ont bientôt disparu de la scène.
Irénée raconte que certains chrétiens du second siècle, appelés Docètes, qui niaient la réalité du corps de Jésus, s’étaient attachés de préférence à l’évangile de Marc qu’ils pensaient pouvoir adapter plus facilement à leurs idées favorites. Où est à cette heure le parti des Docètes ? Quel chrétien de nos jours, en dehors des théologiens, connaît seulement leur nom ?
Dans le cours du second siècle s’éleva un autre parti, nombreux et redoutable, assez puissant pour tenir, pendant un certain temps, l’Eglise en échec. C’étaient les communautés fondées par Marcion. Elles voulaient vivre uniquement des épîtres de Paul et de l’écrit de Luc, rejetant les trois autres évangiles comme composés par des apôtres encore entachés de judaïsme. Trois siècles s’écoulèrent : les Eglises marcionites avaient disparu sans laisser de rejeton.
Encore à la même époque, des chrétiens distingués par leur intelligence et leurs talents spéculatifs choisirent pour leur drapeau l’évangile de Jean, comme l’ont fait depuis dans tous les temps certains groupes mystiques qui jetaient un regard dédaigneux sur le gros de l’Eglise attaché au Christ vulgaire. Ces sectes gnostiques tracèrent dans l’histoire de la primitive Eglise un sillon profond et qui semblait destiné à devenir fécond. Mais insuffisamment ensemencé, il a été frappé de stérilité et s’est bientôt effacé comme la trace du vent dans le sable du désert.
Otez à l’Esprit les conditions de son action, son action cesse ; il se retire et le nouvel homme dépérit. Cette pénalité là, chacun est libre de l’affronter, de la braver ; elle s’exerce immanquablement. C’est là la discipline vraiment infaillible, qui ne prononce pas d’excommunications iniques, et qui n’a jamais envoyé au bûcher les fidèles témoins de la vérité.
Mais, nous dira-t-on encore, votre manière de résoudre cette question repose sur un paralogisme : Comment pouvez-vous rejeter l’autorité de l’Eglise catholique au nom de l’Ecriture, quand c’est des mains de cette Eglise que celles de la Réformation ont reçu l’Ecriture ? En faisant ce raisonnement souvent répété, on confond la main qui transmet avec l’autorité qui sanctionne ; on argumente comme le ferait un facteur postal qui, parce que c’est par lui que m’est remise officiellement une lettre à moi adressée, prétendrait avoir le droit de me garantir l’authenticité de la signature et la vérité du contenu. L’Eglise, dès les temps des apôtres, a fait son devoir en transmettant de génération en génération les écrits émanés du cercle apostolique. C’est à moi de faire le mien en ouvrant ce divin message, en en constatant la sainte origine et en m’en assimilant graduellement le contenu.
Au Nouveau Testament donc de former ma conscience chrétienne, et à ma conscience morale de reconnaître cette norme divine et d’en faire la régie de ma pensée, de ma volonté et de ma vie. Et si quelqu’un vient me demander, comme autrefois Nathanaël à Philippe : « Peut-il venir quelque chose de bon de ?… » je réponds : Prends et lis, comme Philippe répondait : « Viens et vois. » Cette réponse suffit aux Nathanaëls sans qu’il soit besoin d’aucun étalage critique ou d’une autorité qui s’impose.
Sur ce dernier point au moins, je suis heureux, en terminant ce travail, de me sentir d’accord avec ceux que je me suis vu à regret obligé de combattre.