J’ai dit que j’étais de ceux qui admettent le surnaturel, et par quels motifs. Je pourrais m’en tenir là et n’entrer dans aucune réflexion spéciale sur les miracles évangéliques. Quand on reconnaît en principe la possibilité des miracles, on n’a plus qu’à examiner la valeur des témoignages qui les attestent, et ce sera dans la seconde série de ces Méditations qu’en traitant de l’authenticité des livres saints, je m’occuperai de cet examen. Mais je ne veux éluder, sur le fond même de cette question, aucune des difficultés qu’elle présente, car là est le point d’attaque des adversaires de la foi chrétienne. L’image de Jésus-Christ selon l’Évangile serait d’ailleurs étrangement infidèle si ses miracles n’y prenaient place à côté de ses préceptes.
Je rappelle que je crois en Dieu, en Dieu créateur et souverain maître de l’univers qu’il règle et gouverne par cette action libre et continue de sa providence et de sa puissance qu’on appelle les lois de la nature. A ceux qui regardent la nature comme subsistant de toute éternité, par elle-même, et gouvernée par des lois immuables et fatales, je n’ai rien à dire de Jésus-Christ et de ses miracles ; la question qui s’agite entre eux et moi est plus grande encore que celle des miracles ; c’est la question même du panthéisme ou du christianisme, du fatalisme ou de la liberté, divine et humaine. J’en ai déjà dit ma pensée générale et ses motifs ; j’y entrerai plus avant dans la troisième série de ces Méditations, quand je parlerai des divers systèmes qui sont aujourd’hui aux prises avec la religion chrétienne. En ce moment, c’est aux déistes seuls et aux esprits incertains que je m’adresse.
Un fait est incontestable, la parfaite sincérité des apôtres et des premiers chrétiens dans leur foi aux miracles de Jésus-Christ. Sincérité d’autant plus frappante qu’elle s’allie à toutes les hésitations de l’esprit, à toutes les faiblesses de la conduite, et qu’elle n’en triomphe que lentement, tardivement, quand Jésus-Christ a quitté ses disciples et les a laissés chargés seuls de son œuvre. Pendant qu’il était avec eux, saint Pierre a failli, saint Thomas a douté ; après plusieurs miracles de Jésus, ses apôtres s’étonnent, l’interrogent, doutent encore de lui et de son pouvoir. A plusieurs reprises, Jésus les appelle « gens de peu de foi ; » et, au moment où il est arrêté, ils l’abandonnent, ils s’enfuient. Nul entraînement passionné, nulle bravade dans leur confiance et leur dévouement ; même avec eux, Jésus est en présence de toutes les incertitudes, de toutes les pusillanimités humaines ; il ne les persuade, il ne les conquiert, il ne les conserve qu’à grand’peine et à force, pour ainsi dire, de puissance comme de vertu divine. Ils ne croient vraiment en lui qu’après l’accomplissement de son sacrifice et de son dernier miracle, quand ils l’ont vu crucifié et ressuscité. Alors seulement, mais dès lors leur foi devient entière, supérieure à tous les périls, à toutes les épreuves : pleins du Saint-Esprit et associés, dans une certaine mesure, à la puissance de leur divin maître, ils poursuivent son œuvre avec une confiance et une fermeté inébranlables, sans y prétendre aucun mérite, sans aucun mouvement d’orgueil personnel. Devant « la belle porte » du temple de Jérusalem, saint Pierre a guéri et fait marcher un impotent ; « et comme l’impotent qui avait été guéri tenait par la main Pierre et Jean, tout le peuple étonné courut à eux, au portique qu’on appelle de Salomon. Mais Pierre voyant cela, dit au peuple : Hommes israélites, pourquoi vous étonnez-vous de ceci ? Ou pourquoi avez-vous les yeux arrêtés sur nous, comme si c’était par notre propre puissance ou par notre piété que nous eussions fait marcher cet homme ? … Vous avez fait mourir le prince de la vie, que Dieu a ressuscité des morts ; de quoi nous sommes témoins. C’est par la foi en son nom que son nom a raffermi cet homme que vous voyez et que vous connaissez ; et c’est la foi que nous avons en lui qui a opéré dans cet homme cette parfaite guérison, en présence de vous tous (Actes 3.1-16). » Le peuple n’était pas seul à s’étonner ; les sénateurs, les scribes, le souverain sacrificateur et tous ceux qui étaient de la race sacerdotale s’assemblèrent, firent comparaître Pierre et Jean, et après une délibération pleine de trouble, « ils leur défendirent absolument de parler, ni d’enseigner, en aucune manière, au nom de Jésus. Mais Pierre et Jean leur répondirent : Jugez vous-mêmes s’il est juste, devant Dieu, de vous obéir plutôt qu’à Dieu ; car, pour nous, nous ne pouvons pas ne point parler des choses que nous avons vues et que nous avons entendues (Actes 4.5-6, 18-20). »
Quelle sincérité et quelle fermeté plus éclatantes que celles de la foi de saint Paul ? Il en était bien plus éloigné que les autres apôtres ; il avait fait bien plus que faillir comme saint Pierre ou douter comme saint Thomas ; il avait ardemment persécuté les premiers chrétiens. Atteint et conquis à son tour, sur la route de Damas, par la voix de Jésus, il lui voue son âme et sa vie ; il raconte lui-même sa miraculeuse conversiona et l’authenticité de ses épîtres ne peut pas plus être mise en doute que sa sincérité.
a – 1 Corinthiens 15.5 ; 2 Corinthiens 11.32-33 ; 12.1-5 ; Galates 1.1-24.
L’histoire de toutes les religions abonde en miracles ; mais dans toutes les religions, sauf la chrétienne, les miracles racontés par leurs historiens sont évidemment l’artifice du fondateur pour se donner crédit, ou le jeu de l’imagination humaine qui se complaît dans le merveilleux, et se livre, dans la sphère religieuse, à toutes les fantaisies de ce penchant. Rien de semblable dans les miracles évangéliques ; point d’artifice dans leur auteur ; point de merveilleux poétique ni de crédulité empressée dans leurs narrateurs. L’action miraculeuse de Jésus-Christ est essentiellement simple, pratique et morale ; il ne va point au-devant de ses miracles ; il ne les cherche et ne les étale point ; ils viennent quand un fait pressant, une occasion naturelle les provoquent, quand on les lui demande avec confiance. Il les accomplit alors sans faste, par le droit de sa mission divine. Et en les accomplissant, il se plaint du doute et de la froideur qu’il rencontre : « Malheur à toi, Chorazin, malheur à toi, Bethsaïda ! Car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous eussent été faits à Tyr ou à Sidon, il y a longtemps qu’elles se seraient repenties en prenant le sac et la cendre (Matthieu 11.21). » Jésus-Christ a pleine foi en lui-même, dans ses miracles comme dans sa doctrine ; il s’attriste seulement, sans s’en étonner, que son œuvre, l’œuvre de lumière et de salut qu’il poursuit selon la volonté de Dieu, son père, n’obtienne pas un plus prompt et plus général succès.
Pour nous, spectateurs lointains, ce n’est pas de la lenteur et des limites de ce succès, mais de sa rapidité et de son étendue que nous devons nous étonner. Toutes les religions qui ont pris place dans l’histoire du monde se sont établies à la fois par les moyens moraux et par les moyens matériels ; toutes ont employé, dès leurs premiers pas, la force aussi bien que la persuasion, le bras aussi bien que la parole. Seule, la religion chrétienne a vécu et grandi pendant trois siècles par sa seule et propre vertu, sans autre invocation que la vérité, sans autre point d’appui que la foi. Les dogmes, les préceptes, les miracles de son auteur ont été, pendant trois siècles, ses seules armes. Ces armes ont vaincu toutes les autres ; les dogmes, les préceptes et les miracles de Jésus-Christ ont conquis l’esprit humain et la société humaine sur la philosophie de la Grèce, sur la puissance de Rome, sur toutes les mythologies poétiques ou mystiques de l’antiquité. Cette victoire n’a pas mis fin, il est vrai, à toutes les luttes intellectuelles ; la lumière chrétienne n’a pas dissipé toutes les ténèbres et satisfait tous les esprits ; les explications et les commentaires des hommes ont obscurci les doctrines de Jésus-Christ ; les passions ont méconnu ses préceptes ; les légendes se sont promptement entées sur ses miracles. Mais le fait que les dogmes, les préceptes et les miracles de Jésus-Christ ont suffi, sans aucun secours humain et malgré tous les efforts humains, à faire triompher et à fonder la religion chrétienne, ce fait primitif et suprême n’en subsiste pas moins. Le divin caractère de la religion chrétienne éclate dans ce seul résultat ; et son triomphe, sans l’action miraculeuse de Dieu, serait de tous les miracles le plus impossible à accepter.