Elle n’a guère été développée philosophiquement à ma connaissance (au moins dans les pays de langue française) que par Charles Secrétan. Elle forme une partie constitutive et considérable de sa doctrine et peut-être la part la plus originale de son apport à la richesse philosophique du siècle dernier. On la retrouve, plus ou moins précise, dans les trois grands ouvrages principaux qui ont fait sa réputation : La philosophie de la liberté, Le principe de la morale, La civilisation et la croyance ; mais c’est dans le deuxième volume de La philosophie de la liberté que la conception est le plus développée. Elle l’est avec une magistrale grandeur, et je vous conseille vivement d’aller l’y chercher. En voici les données essentielles.
L’hypothèse a pour condition suffisante l’unité de la race et la réalité de l’espèce, principes que nous avons nous-même exposés (à propos de la chute en général), et que je considère comme acquis ; — ils sont d’ailleurs conformes à la vision de l’humanité telle qu’elle s’impose de plus en plus à la pensée moderne. L’hypothèse implique de plus une donnée nouvelle : la priorité de l’espèce sur l’individu, priorité, non de valeur seulement, mais d’existence. — Supposez en effet que l’espèce humaine, aujourd’hui sous-jacente, fragmentaire et dispersée dans les individus où elle ne se manifeste plus que sous un mode virtuel, ait eu à l’origine, et comme espèce, une existence actuelle ; supposez que ce que nous appelons l’humanité, aujourd’hui morcelée dans l’apparition successive de milliards d’individus, n’ait pas toujours existé de la sorte, mais ait réalisé au début un mode d’existence simultané, concret et personnel, dans lequel tout ce qu’elle est aujourd’hui en latence (puissance) était alors en acte. Représentez-vous, en un mot, l’espèce humaine rassemblée et comme concentrée en un seul être concret, le grand homme humain, l’homme humanité, que nous appellerons la créature primitive. Cette créature primitive, qui était l’espèce actualisée, l’espèce personnalisée, la grande, la totale, la vraie personnalité humaine, a péché. Elle, a péché librement, comme toute personnalité morale peut le faire. Elle s’est constituée dans l’expérience du mal ; elle s’est séparée de Dieu, elle s’est révoltée contre Dieu pour qui elle était faite. Elle a donc aussi péché contre elle-même ; elle est sortie de sa destinée, elle a donc failli aux conditions de son existence. Le salaire du péché, c’est-à-dire de la violation des conditions de l’être, c’est la mort. Elle est donc morte aux conditions d’existence qu’elle réalisait. Elle a cessé d’être la personnalité générique, l’espèce sous forme personnelle.
Elle était actuelle, elle est devenue virtuelle. Elle a passé de l’état de personne, libre, morale et responsable (dans lequel seul elle a pu pécher), à l’état de nature, de puissance, de nécessitéc. C’est en effet ce que nous la voyons être en ce moment, où elle n’a plus guèred d’autre mode que la solidarité naturelle, sur la base de laquelle se réalisent les individus. En un mot : l’espèce qui était actuelle (personnelle) est devenue virtuelle (impersonnelle). Je le répète, c’est l’état qui nous est maintenant connu de l’humanité, mais (je l’ai suffisamment montré) contre lequel proteste la conscience, puisque tout son effort moral la porte à reconstituer (par la solidarité dans l’amour) l’unité personnelle de l’espèce. Cet état est donc une déchéance et un châtiment. Mais il est en même temps un moyen de salut. La créature primitive s’est anéantie par sa faute comme personnalité ; elle subsiste comme virtualité, qui est désormais sa seule chance de salut. Et cette chance, en même temps qu’elle est une grâce, est une justice.
c – Le même phénomène exactement qui se passe aujourd’hui encore dans l’individu, lorsque l’acte, devenu habitude, se résout en nature. Seulement plus radical.
d – Je dis « plus guère » ; vous vous rappelez la peine que nous avons eue à saisir son caractère et sa réalité morale. Encore l’avons-nous saisie plutôt comme quelque chose qui devrait être, qui est appelé à devenir, que comme quelque chose qui est.
En effet, les individus contenus à l’état virtuel dans l’espèce, n’ont pas participé au même degré qu’elle à sa chute. Ils ne l’ont pas pu, puisqu’ils n’existaient pas proprement en forme personnelle, libre et responsable. Ils l’ont subie, plus qu’ils ne l’ont voulue. Il leur reste possible de réparer individuellement la faute de l’espèce. Mais pour cela il faut qu’ils soient mis en situation de choisir, et donc qu’ils réalisent à leur tour un mode libre et volontaire, c’est-à-dire qu’ils passent de la virtualité impersonnelle à l’actualité personnelle. C’est également ce que nous voyons aujourd’hui. Sur une espèce déchue de sa forme personnelle, devenue nature et puissance, s’élèvent des individus actuels, seuls personnels et concrets, seuls moralement libres. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, la liberté dans laquelle ils vont être mis ne sera plus la liberté primitive, la liberté d’indifférence ou de choix. Elle ne peut plus l’être, puisque c’est sur la base d’une chute préalable de l’espèce qu’ils parviennent à l’existence morale et que cette chute les a affectés d’une prédisposition indirecte au mal ; elle ne doit plus l’être, puisque l’effort et le travail de leur liberté est essentiellement un effort et un travail rédempteur, c’est-à-dire qu’ils sont appelés à vaincre et à surmonter les conditions défectueuses, hostiles, au sein desquelles ils naissent à la liberté. Le châtiment et la déchéance de la race subsistent donc dans leurs effets, et ces effets deviendront pour l’individu un moyen d’éducation et de rédemption. L’espèce n’avait pas prévu (n’avait probablement pas pu prévoir) les conséquences de son péché, et c’est en quoi elle demeure rédemptible (c’est pourquoi elle n’est pas absolument détruite, directement anéantie). Ces conséquences par contre s’imposeront à l’individu : elles lui rappelleront la chute dont il est issu ; elles lui donneront l’horreur du péché dont il supporte et apprécie maintenant les effets. La douleur, la souffrance et la mort (conséquences d’une faute dont il est plus victime que coupable, mais qui est pourtant la sienne, puisqu’il existait dans l’espèce qui l’a commise) compenseront ce qu’il a perdu en liberté positive et de choix. Elles travailleront, avec ce qui lui reste de libre arbitre, à lui donner le mal en horreur et à lui faire désirer d’accomplir le bien. Ainsi s’explique à la fois l’état actuel et l’état primitif du monde où nous sommes. Dieu n’a pu le créer bon (exempt de mal physique) parce qu’il a été créé en dépendance du mal moral de la créature primitive, dont il doit devenir le lieu et le moyen de relèvement. On peut se demander même s’il a été créé de Dieu tel quel ; s’il n’est pas l’expression plutôt, et en quelque sorte l’incarnation, de cette créature et de sa déchéance ; si la vie qui l’anime dans toutes ses parties n’est pas la vie même de la créature primitive et déchue ; si la lente évolution progressive par laquelle la vie se cherche et se développe à travers les séries animales jusqu’à l’homme, ne se ferait pas déjà en fonction de la chute d’une part et de la restauration de l’autre ; en un mot, si l’évolution, toute l’évolution cosmique, ne serait pas le stage préparatoire (et donc déjà l’expiation rédemptrice) du relèvement pédagogique dont le terme est impliqué dans l’histoire morale de l’humanité. Ainsi s’expliquerait, par une solidarité et une unité réelles avec la faute de l’humanité primitive et avec son expiation rédemptrice, l’existence initiale et la perpétuité de la souffrance, de la douleur et de la mort dans le domaine physique.
Quoi qu’il en soit, ce qui serait bien certain c’est que l’état dans lequel nous voyons se débattre une humanité, où l’espèce (l’unité morale) est virtuelle et l’individu (la pluralité concrète des êtres) seul actuel, serait à la fois le châtiment d’une faute et le moyen de sa réparation. Les souffrances de l’évolution seraient une manifestation de justice et de grâce, tendant à la rédemption. En effet, pour que son salut soit moral il faut que la créature primitive se relève par elle-même ; d’autre part elle ne peut plus se relever sous sa forme primitive qu’elle a perdue par sa faute. Ce serait donc à l’histoire telle que nous la connaissons, c’est-à-dire à l’individualisation successive de l’humanité, qu’incomberait de réparer une faute et les conséquences d’une faute commise en dehors de l’histoire (du moins en dehors de l’histoire telle que nous la connaissons, car il est bien certain que là où il y a eu acte de liberté créaturale et chute, il y a eu histoire). Il appartiendrait aux individus de prendre chacun pour soi cette décision du bien que l’humanité générique primitive avait prise dans le mal ; il appartiendrait aux individus de reconstituer l’espèce par une solidarité voulue ; de la reconstituer à travers l’histoire ce qu’elle était avant l’histoire, et de produire, au terme de l’histoire, une espèce humaine régénérée, redevenue actuelle, une et personnelle, sur laquelle Dieu régnerait à jamais, comme il devait régner sur la première. — Remarquez, en effet, que le bien pour l’individu c’est de vouloir la solidarité, comme le mal c’est de s’y soustraire ; que l’affirmation du mal, étant celle de l’égoïsme, est l’affirmation de l’état de déchéance ; que l’affirmation du bien, étant celle de la solidarité, est l’affirmation de l’état primitif tel qu’il devait être, et tel qu’il doit être ; que toute solidarité voulue, consentie, aimée, est une réaffirmation, une reconstitution partielle de l’espèce, laquelle s’actualise dans la mesure exacte où s’actualise la solidarité individuelle. Or la solidarité humaine ne peut être que subie, tant que l’individu reste dans le mal c’est-à-dire dans l’égoïsme ; elle n’est aimée, désirée, voulue que par l’amour, c’est-à-dire dans le bien. Le bien à son tour n’est pleinement réalisé que dans l’obéissance religieuse et dans l’amour de Dieu. — Le terme de l’évolution historique, ou la réintégration de la créature primitive, se confond donc avec l’établissement du « règne de Dieu », pour l’avènement duquel nous prions tous les jours lorsque nous disons : « Que ton règne vienne ». Ce désir, qui travaille sourdement l’humanité entière, et dont l’Évangile attribue la formule au plus humain d’entre les fils des hommes, à l’homme par excellence, n’est autre chose que l’aveu de la chute et la prière du salut. Et lorsque l’apôtre parle de l’humanité croyante comme du « corps de Christ », c’est-à-dire d’un organisme personnel embrassant tous les individus comme un organisme embrasse ses cellules, il ne fait que se mouvoir dans l’horizon que nous venons d’indiquer et prolonger les lignes d’une conception que l’Évangile fait sienne et prétend consommer.
Telle est l’hypothèse dans ses grands traits. Elle appartient en propre à Charles Secrétan. Libre à chacun de l’adopter, ou de la rejeter, ou de la modifier. Elle a sur la première (celle de la chute intelligible individuelle) un avantage immense : celui de présenter une hypothèse ou un postulat (la chute), 1° conforme à l’ordre moral (qui explique le mal physique par le mal moral), 2° conforme à la justice, à la bonté et à l’amour de Dieu (le mal physique primitif dépend de la chute, il est une manifestation de justice en même temps qu’un moyen de rédemption), et 3° qui s’explique intégralement par les données expérimentales actuelles (unité et antériorité de l’espèce sur l’individu, actualisation de l’espèce virtuelle par la solidarité morale volontaire des individus).
Passons maintenant à la dernière hypothèse, la plus générale, après tout, qui fut longtemps un dogme, en laquelle se sont longtemps absorbées toutes les anciennes hypothèses relatives au problème du mal qu’avait élaborées l’humanité (apparemment parce qu’elles y trouvaient mieux leur satisfaction), sur laquelle a vécu, des siècles durant, la pensée du philosophe et celle du simple, et qui, ne fût-ce qu’à ce titre, a droit à notre attention.