Si pour étudier de plus près l’humble et mystérieuse grandeur de celui qui fut le Fils de Dieu, nous nous joignons à ceux qui sur la terre eurent le privilège et de l’entendre et de recueillir dans son intimité les leçons de la Parole Sainte, et qu’avec eux nous le suivions, alors qu’allant de lieu en lieu, ou qu’assis à l’ombre de la fontaine de Jacob ou au foyer de Marthe et de Marie, il leur expose les mystères du Royaume de Dieu, ce qui nous frappe dès l’abord, et infiniment plus que son enseignement, c’est qu’en lui se manifeste dans toute sa pureté l’idéal de la liberté morale. On ne peut pas l’approcher sans être obligé de constater que, pour lui, tout autre que pour nous, est sa manière d’être à l’égard de la loi morale. Pour tous, en effet, entre la loi de Dieu et la volonté humaine, il est une opposition qui prend la forme d’une lutte violente. Plus nous la comprenons, et plus elle nous apparaît comme le joug qui nous presse et le fardeau qui nous meurtrit. Et heureux sont ceux chez lesquels elle éveille le désir et le besoin de la réconciliation et de la rédemption ! Et ils sont nombreux ceux qui croient que pour tous sans exception, le rapport de l’homme avec la loi ne peut être que celui de l’opposition et de la lutte ! De l’aveu de tous, tous les hommes, les meilleurs et les plus nobles ne sont après tout que des pécheurs. C’est au reste l’expérience universelle qui l’atteste. On dirait même que ceux-là surtout que nous avons le plus admirés et que, dans un moment de naïve et généreuse illusion, nous aimions à considérer comme des héros et des saints, nous les voyons perdre peu à peu toutes les vertus que leur prêtait notre trop complaisante admiration. De héros qu’ils étaient, ils ne sont plus que de vulgaires et simples pécheurs. C’est donc un fait d’expérience et que nul ne peut contredire : les héros et les grands du monde moral ne supportent pas d’être vus à la lumière de la loi. Pour les admirer, il faut ne les voir que de loin. Ce sont, au reste, les meilleurs qui ont le plus douloureusement ressenti la distance qui les sépare de la perfection morale, et toute la résistance que lui oppose la volonté de l’homme ; et tous ils s’écrient avec l’apôtre : « Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le fais. » (Romains 7.19). Quel implacable mystère que celui qu’évoque cette confession ! Faire un peu de bien est toujours une joie et une œuvre véritablement grande. Et dans l’accomplissement de cette œuvre, il est une indicible volupté. Et cependant, s’abstenir du mal, vivre sans souillure, quelle contradiction à souffrir, quel labeur et quelle lutte opiniâtre à subir ! Mais lorsque de ces héros selon le cœur de l’homme et que l’histoire admire, nos regards se reportent sur le Seigneur Jésus, nous sommes contraints de confesser que pour lui du moins il n’est plus de péché, et qu’en lui se rencontre la véritable grandeur morale. Ce n’est pas pour lui, mais pour les autres hommes, qu’il souffre et qu’il connaît la douleur du péché. Dans son existence, en lui, ne respirent et ne vivent que la liberté et la paix du ciel. On voit qu’il ignore par sa propre expérience la vie qui souffre sous le joug de la loi et la malédiction du péché. On sent même qu’il n’a jamais pressenti le déchirement qui se fait dans une âme humaine à subir toute la distance qui la sépare de la sainteté de la loi. On voit également que pour lui-même, il a dû toujours ignorer la joie qu’éprouve l’homme pécheur dans la réconciliation avec Dieu. Il ne sait pas non plus ce qu’éprouve l’homme devenu l’homme nouveau en son Dieu, pat l’oubli et le pardon de ses péchés ! Pour lui et en parlant de lui, il ne peut que dire : « Qui de vous me convaincra de péché ? » (Jean 8.46). Quand il convie tous les hommes à venir à lui et à se laisser instruire par lui, il s’appelle celui qui est doux et humble de cœur ! (Matthieu 11.29) Et cependant, à l’entendre, on sent qu’il ne fait injure ni à la charité, ni à l’humilité. Sa vie nous a été racontée par des hommes qui ont vécu avec lui, qui l’ont approché aussi librement aux heures les plus grandes et les plus solennelles, tout aussi bien qu’à celles du laisser aller et de l’abandon, dans les circonstances les plus familières et les plus humbles de la vie de chaque jour, celles qui nécessairement contraignent les plus grands à se produire tels qu’ils sont. Et cependant, il n’est pas de critique si pénétrante et si perspicace soit-elle, qui ait pu découvrir en lui une faute ou une inconséquence, ou qui ait même pu lui opposer une action ou une parole répréhensibles. Aussi les hommes qui ne connaissent que l’homme et la fatale influence que le péché exerce sur lui, ne pouvant pas croire à une vie sans péché, purement et simplement, ont pris la vie de Jésus pour une fiction. Mais quant à expliquer le miracle d’une pareille fiction, nul encore n’a pu le faire. Le poète capable de l’inventer est encore à découvrir. Car jamais on ne pourra nous montrer dans notre monde de péché la source de sainteté capable de faire jaillir ces saintes inspirations. La sainteté parfaite du Seigneur Jésus devient pour le croyant la lumière qui le rend capable de se connaître lui-même et de connaître le monde. Aussi la foi en la sainteté du Christ est-elle le commencement, le point de départ de la foi chrétienne. Au-dessous de cette croyance, on ne conçoit plus que l’incrédulité et le reniement de la foi chrétienne. Mais dès qu’apparaît cette croyance, fût-elle à elle seule le trésor tout entier du croyant, on n’aurait pas le droit de le dédaigner ou de le repousser. Si incomplète que fût sa foi, elle ne serait pas moins le grain de sénevé qui peut grandir et devenir la foi complète en Christ, le Roi de gloire ; car il admet comme un fait certain que dans ce monde de péché et de mort, est apparu un homme qui était sans péché et n’avait plus à redouter la condamnation de la loi, parce que son existence à lui était l’accomplissement de la loi. Pour lui, il y a eu dans l’histoire un homme qui s’est développé et a grandi, allant du moins au plus, sans connaître jamais l’opposition, la contradiction entre l’idéal et la réalité, parce qu’à chaque moment de son développement, toujours il a été tout ce qu’il devait être. Et cet homme, même à l’heure de son enfance, avant l’éclosion de sa propre conscience, n’a jamais eu à connaître l’influence d’une nature vouée au péché ; car, l’eût-il alors ressentie, cette même influence se fût toujours retrouvée à tous les moments subséquents de son être. Le croyant qui admet ce commencement de la foi chrétienne, admet par conséquent le miracle. Il croit que les lois de la nature d’aujourd’hui peuvent être arrêtées et suspendues au profit d’un ordre de choses plus élevées et meilleures. Mais par contre, nier ce miracle moral, c’est nier que le Christianisme soit un commencement nouveau dans l’histoire. Si Christ, en effet, n’a connu qu’une perfection et qu’une sainteté relatives, il est toujours l’homme de la loi, et c’est à elle qu’il doit rendre compte pour recevoir selon le bien ou le mal qu’il aura fait ; il est toujours l’homme de l’ancien ordre de choses. En lui, nous n’avons donc ni idéal, ni sauveur, et par conséquent notre monde n’a pas encore entrevu l’idéal de la liberté morale.
Nous ne pouvons certes imposer à personne la foi en la sainteté parfaite de Jésus, car la grandeur idéale du Seigneur Jésus ne se révèle qu’à ceux qui ont des yeux pourvoir. Mais à ceux qui voudraient la nier, nous pouvons leur opposer ce dilemme : l’homme qui s’est rendu à lui-même le témoignage d’être sans péché, revendiquant ce titre par des témoignages acquis à l’histoire et que nul ne saurait récuser, la plus haute de toutes les puissances, ou bien cet homme n’est qu’un fanatique orgueilleux que les scribes et les pharisiens ont bien fait de clouer à la croix ; ou bien il est celui qui seul a le droit de dire : « Je suis la lumière du monde ».
Ce miracle moral d’une liberté parfaitement sainte devient pour nous tout autrement significatif, quand au lieu de le saisir dans sa relation exclusive avec la volonté de Dieu et l’influence qu’à ce titre il peut exercer sur notre propre volonté, nous le concevons en lui-même dans toute la richesse et dans toute l’harmonie de sa puissante originalité. Historiquement nous concevons deux sortes de caractères. Les caractères harmoniques qui savent concilier les qualités différentes qui les distinguent, les unissant, les coordonnant entre elles, afin que toutes, celles-là même qui le plus paraissaient devoir se contredire, s’unissent et se complètent entre elles. A vrai dire, les caractères de ce genre se rencontrent difficilement. Le plus souvent, pour ne pas dire toujours, ce sont des caractères désharmoniques que l’histoire met en évidence. On peut même affirmer sur le témoignage irrécusable de l’expérience, qu’il n’existe pas de caractères véritablement harmoniques. Pour tout homme d’abord, il faut tenir compte du trouble qui résulte du péché et que ne peut qu’accuser et faire ressortir encore l’imperfection des dons qu’il a reçus. Il est donc bien rare, pour ne pas dire impossible, qu’un homme se meuve librement dans la pleine possession de lui-même, dans l’équilibre et l’égal développement de toutes ses facultés. Il faut qu’il subisse le contact social ou la bienfaisante influence du Royaume de Dieu, pour qu’il apprenne à se modérer et se posséder dans une harmonie relative. En Christ, au contraire, nous rencontrons un caractère parfaitement harmonique qui, plus nous l’étudions, plus il nous contraint au recueillement et à l’admiration. Tandis que l’histoire ne nous présente que des caractères incomplets dont les qualités exclusives ne nous donnent jamais que des fragments de la perfection, en Christ, au contraire, il n’est pas une vertu qui n’appelle la vertu, qui semble le plus la contredire, pour former avec elle la plus magnifique de toutes les harmonies. Il n’est pas rare, pour citer des exemples, de rencontrer des caractères que distingue la passion de la chose publique, l’amour de la cité ou de la patrie. Mais ces mêmes caractères, en servant de toute l’ardeur de leur énergie les intérêts généraux, négligent volontiers, si tant est qu’ils les remarquent, les intérêts privés. Pour eux, on a pu dire qu’à aimer l’humanité qu’ils ne voient pas, ils ont désappris à aimer l’homme qu’ils voient. Il en est d’autres, par contre, qui n’ont que des affections particulières et ne savent aimer que dans l’intimité de la vie domestique. Ils ont une famille, mais on dirait qu’ils n’ont point de cité et point de patrie. Mais en Christ, toutes les affections contraires se rencontrent et s’harmonisent ; il sait unir l’affection pour tous à l’affection de l’individu, l’amour de la patrie et du prochain, l’amour de l’humanité et du plus petit, et du plus humble des hommes. Lui qui voulait embrasser et unir tous les peuples, toutes les races et toutes les langues, n’en aimait pas moins ardemment l’individu, l’homme seul qui venait à lui et voulait lui ouvrir son cœur. Le bon berger laissait les quatre-vingt-dix-neuf brebis au désert et s’en allait à la recherche de celle qui était perdue. On peut citer encore des caractères qui se distinguent, par les qualités de fermeté qui font les tempéraments essentiellement énergiques et virils, ou par des qualités affectives qui, au contraire, rappellent surtout la tendresse féminine. Si en Christ on peut constater l’empreinte virile dans l’héroïsme avec lequel incessamment il lutte contre le monde et dans la surhumaine ambition avec laquelle il en poursuit la conquête, nous ne devons pas oublier que cette virilité est d’autant plus héroïque qu’elle s’affirme, sachant bien que, dédaignée et méconnue, elle doit accepter, comme condition première à son triomphe, l’opprobre et la mort. Et cependant, ce caractère si ferme et si héroïque dans sa virile obstination contre le monde, comprend toute la mansuétude et toutes les tendresses qui sont l’honneur et la force de la femme. C’est ainsi que chez lui nous retrouvons l’abandon sans réserve, cet esprit tranquille et doux que recommande saint Pierre (1 Pierre 3.4), une sensibilité exquise, tout imprégnée de pureté et de délicatesse, un tact infini pour discerner les moindres nuances de la conscience morale. Et chez lui surtout, l’on retrouve ce qui constitue la femme dans sa plus intime et plus idéale nature, cette force souveraine de la soumission passive qui consent à souffrir, à porter, sans jamais se plaindre, le dur fardeau de la douleur, toujours attentive et résignée et que jamais l’épreuve, si pénible et si dure soit-elle, ne parvient à lasser. On peut dire de lui qu’il est tout à la fois le lion et l’agneau. Dans le monde on rencontre des individualités et des caractères qui passent leur vie dans le silence de la contemplation. Ce sont les ascètes de la pensée. Ils ne vivent que pour observer et pour traduire les événements et les réalités de la vie en idées et en systèmes philosophiques, mais jamais ils ne consentent à descendre des hauteurs de la pensée pour se mêler aux luttes et aux contradictions de l’existence. Il leur suffit de les étudier et de les comprendre au travers du prisme de leur raison. Il en est d’autres dont la vie tout entière se concentre dans la préoccupation religieuse ; ce sont les mystiques et les contemplatifs.
On dirait qu’en Dieu seul ils veillent et vivent, et que dans le temps ils devancent déjà l’éternité, indifférents et étrangers aux réalités d’aujourd’hui au regard desquelles ils sont insensibles et morts. En opposition à ces natures mystiques et contemplatives, il en est d’autres qui, exclusivement pratiques, ne comprennent que l’action et ne savent pas faire la part de la pensée et du recueillement. Pour eux, il n’est de réel que le tumulte de l’action, que l’incessant conflit des compétitions de ce monde. En Christ, au contraire, nous pouvons constater l’harmonie la plus parfaite entre la pensée qui toujours se recueille et la volonté qui toujours travaille. Il connaît le repos dans la contemplation, l’intimité la plus profonde dans la solitude et la prière, et cependant, avec une activité que rien ne lasse et n’arrête, il ne se contente pas d’étudier les puissances de ce monde. Constamment aux prises avec elles, il combat contre elles une guerre toujours ardente. Constamment sur l’offensive, en lutte ouverte contre l’adversaire, jamais il ne se laisse prévenir ; c’est lui qui dirige et dispose les circonstances de la lutte afin d’amener à l’heure voulue la catastrophe décisive. Quel que soit le caractère que l’histoire ou l’expérience impose à notre admiration, on peut dire qu’il est toujours, entre ces caractères et celui du Seigneur Jésus, un contraste qui forcément fait ressortir sa divinité. Voici, par exemple, une âme ; on ne peut la connaître, pénétrer dans son intimité, sans avoir conscience que pour elle le progrès s’accomplit naturellement et sans effort. On dirait d’un fleuve qui, paisible et majestueux, lentement se hâte vers l’océan. Ainsi nous apparaissent ces natures délicates et privilégiées que l’on appelle de belles âmes. Enrichies des qualités qui font l’artiste et le poète, elles possèdent les dons et les attraits les plus divins, et dans un accord si parfaitement harmonique, que l’on dirait que jamais elles n’ont eu à connaître l’effort qui rappelle la résistance et l’obstacle vaincus. Mais sous cette surface si gracieuse et si douce d’aspect, il y a toujours le péché. Si dans cet harmonieux ensemble il n’a pas encore jeté sa note discordante, c’est l’occasion absente qui seule en est la cause. Mais plus souvent on rencontre des âmes qui ne rappellent que les généreux efforts d’une lutte toujours opiniâtre. Si grandes et si libres qu’elles apparaissent, on sent que leur liberté n’est qu’une conquête. Elle n’a pas la spontanéité et la grâce d’un don naturel. En Christ, au contraire, tout est naturellement vivant et vrai, tous ses actes s’imposent comme autant de conséquences qui naturellement et sans efforts découlent du plus profond de son être. Et néanmoins, quoiqu’on ne puisse jamais pressentir ni la lutte ni l’effort dans le développement, toujours harmonique et plein de grâce, d’énergie et de résolution, on sent la liberté qui s’affirme dans une résolution toujours énergique et sainte. On a souvent dit que dans l’histoire, la passion seule pouvait accomplir de grandes choses. Si le fait était vrai, il faudrait donc nous attendre à rencontrer la passion dans le cœur de Jésus ; mais ce prétendu axiome, nous ne l’admettons que sous toute réserve, et si, au préalable, on nous permet de le traduire et de lui laisser dire : l’enthousiasme seul peut produire les grandes choses. La passion, en effet, a pour conséquence un état de surexcitation et de trouble qui exclut la grâce et l’harmonie de la liberté. Un homme passionné est celui qui, sous la domination exclusive d’une seule idée, ne sait voir que les circonstances qui peuvent le servir, fût-ce même au détriment de la vérité et de l’intégrité de son propre caractère. La passion, au surplus, implique toujours une idole et à l’idole, on immole sans hésiter toutes les victimes qu’elle réclame, sans même se demander si, parmi celles que l’on traîne à ses pieds, il en est qui s’appellent le mensonge ou la vertu, l’honneur ou l’injustice. Nous ne pouvons pas plus imputer au Sauveur une passion, quelle qu’elle soit, que nous ne pourrions découvrir en lui l’indifférence apathique ou l’égoïsme d’une personnalité jalouse. Mais en revanche, nous le reconnaissons, toujours il porte dans son cœur l’enthousiasme le plus ardent et le plus ému, la soif toujours brûlante du triomphe de la cause que représente son avènement en ce monde. « Je suis venu, nous dit-il, mettre le feu sur la terre ; que je voudrais qu’il fût allumé ! » (Luc 12.44). Si cet enthousiasme, on veut l’appeler la passion, nous le voulons bien ; mais cette passion est sainte et brûle d’une flamme toujours pure et ne laisse jamais entrevoir la possibilité d’une pensée troublante, d’un élan désordonné, d’un intérêt qui, seul poursuivi, deviendrait injuste. Et cependant, il n’est pas un moment de sa vie où on ne la rencontre au profond de son être, toujours ardente et vive. Qu’elle s’affirme dans un mouvement de joie ou de tristesse, d’amour ou de haine, jamais elle n’exprime une pensée discordante et injuste, jamais elle ne trouble la sérénité et l’harmonie de son être moral. En lui, toujours agis- sent dans un constant accord, la sympathie et l’antipathie, la répulsion et l’attrait. Toujours en possession de sa conscience sainte et souveraine, jamais les émotions et les circonstances qui passionnent et qui troublent ne peuvent l’arracher à l’infinie compassion que lui inspire la grande infortune humaine. Il est à tous et à chacun dans la mesure de leur détresse. Pour tous, il est accessible, mais à le voir dans le cercle de l’intimité, avec ses plus aimés disciples, ou dans le monde, en présence des adversaires les plus acharnés, qu’on l’acclame ou qu’on l’outrage, qu’on l’adore ou qu’on le couvre d’opprobre, jamais il ne perd le sentiment de sa propre dignité ; toujours il conserve l’irrésistible sérénité de la majesté souveraine, même dans les moments du plus ’profond abaissement au pied de la croix et sur la croix. L’histoire évangélique nous atteste qu’il n’y a jamais eu pour lui une émotion, si ardente fût-elle, qui n’ait été contenue forte et sainte par l’émotion contraire. Et même le plus souvent, on dirait que l’impression de la joie dans la certitude du triomphe se fait en lui à l’heure même de l’abaissement et de la plus profonde détressea. Lorsque à coups de foudre il attaque et confond l’orgueil des pharisiens, ce n’est pas l’accent de la loi et de la justice qui seul frémit en lui, c’est aussi celui de l’amour qui souffre à se sentir méconnu. Lorsque le maître sort du temple, qu’il voue à l’anathème, c’est encore une pensée de compassion qui la dernière se fait entendre en faveur du peuple infortuné : « Je vous le dis, vous ne me verrez plus jusqu’à ce que vous disiez : béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. » Il pleure sur Jérusalem et pour donner à ses larmes toute leur signification, il va au temple et il ’en chasse les vendeurs et les acheteurs- qui le profanentb. Au moment le plus solennel de son ministère, lors de son entrée triomphale dans la ville sainte, quand retentissent encore les hosannas de la foule, c’est alors que son impression se fait la plus douloureuse. A cette heure du triomphe les hosannas de la foule lui prophétisent l’imprécation du Calvaire, la trahison de ses disciples et le cortège odieux qui le traîne à la mort. Mais c’est alors aussi, qu’au lieu d’éclater en sanglots, son cœur fait monter vers son père, dans un éclair de joie, la prière qui rend grâces pour la victoire prochaine du Royaume de Dieu ! Il en est de même à Béthanie, alors que Marie répand à ses pieds le vase de parfum, on dirait que tout entier à la douleur, il ne voit plus devant lui que de sombres images. Mais tout-à-coup pour lui se fait la certitude du triomphe, et se sentant déjà en pleine possession de l’immortalité, nous l’entendons s’écrier : « Dans tous les endroits du monde où cet Évangile sera annoncé, on racontera ce que vient de faire cette femmec. »
a – Voir Dorner sur la Sainteté parfaite de Jésus.
b – Matthieu ch. 23 et Luc ch. 19.
Cette inaltérable sérénité qui toujours se retrouve dans l’intimité de sa conscience, aux heures les plus sombres, on dirait que, seule, la vue du péché et des douleurs qui lui font cortège, a la puissance de l’atteindre et de la troubler. Mais comme pure et grande, par contre, elle s’affirme en présence des splendeurs du ciel et des grâces de la nature ! Car pour lui, le monde des corps et des esprits, le visible et l’invisible, se retrouvent et se confondent ensemble dans la gloire du Royaume de Dieu devenant celui de l’humanité. Aussi, que de leçons lui suggèrent la riante nature de la Galilée, les lis des champs, les oiseaux de l’air, le grain de blé qui tombe en terre et meurt, le cep de vigne, le figuier ! La vie de l’homme, avec ses œuvres et ses incidents de chaque jour, le semeur, le berger, le fiancé et la fiancée, le père de famille et son économe, le médecin et le juge, le capitaine et le roi, sont pour lui tout autant d’exemples et de symboles à l’aide desquels il aime à nous dire ce qu’est le Royaume de Dieu. Partout autour de lui, il reconnaît la main de Dieu se complaisant à unir ce que le péché divise, l’esprit et la matière, le visible et l’invisible, la terre et le ciel. La création n’est plus pour lui que la maison que Dieu dirige et qu’il emplit de sa présence. C’est au sein de la vie domestique, de ses travaux et de ses joies à Nazareth, à Cana, à Bethanie, qu’il aime à manifester sa gloire. Volontairement, il se soumet aux lois de l’Etat et nous exhorte à rendre à César ce qui est à César (Matthieu 22.21). L’Etat et les exigences de son administration, pas plus que la mère de famille et ses enfants et les soins attentifs qu’ils réclament, ne sont pour lui des œuvres vulgaires et incompatibles avec la sainteté. Le péché seul, trouve en lui un adversaire inconciliable. Il n’est venu que pour délivrer le monde du péché, c’est-à-dire pour rétablir l’harmonie dans tous les rapports sociaux dont le péché l’a banni, et pour faire un royaume de paix, de cette terre dont il a fait l’empire du désordre et de la mort. Sa conception du monde est donc tout autre que celle de l’optimisme et du pessimisme vulgaire. Car le seul mobile qui l’inspire, le fait agir, et se retrouve dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions, c’est l’amour qui veut racheter la création et toutes les créatures.
Nous ne pouvons pas aller plus avant dans cette étude, sans nous demander quel est celui qui, semblable à nous en toutes choses, homme comme nous, vient au milieu de nous, veillant, travaillant, supportant la peine, la fatigue, la tentation. Et quel est-il ? Car alors que nous regardons à lui, à son attitude en présence de Dieu et de sa loi sainte, à l’œuvre qu’il veut accomplir, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître qu’il dépasse de bien haut les meilleurs d’entre nous. Nous laisserions-nous séduire par une illusion, serions-nous les victimes de l’irrésistible séduction d’un génie surhumain, si nous l’acclamions comme le fils de Dieu ? La seule réponse à cette question est le témoignage qu’il s’est rendu à lui-même et que ses disciples lui ont rendu. Par l’autorité de ce double témoignage, nous pouvons affirmer que pour nous, pour Dieu qui est au ciel, il est le seul de son essence. Lui-même se désigne comme le fils de l’homme, c’est-à-dire comme l’homme véritable, comme celui qui est venu pour glorifier la nature humaine, la manifester dans toute sa pureté, dans toute sa réalité, en la rendant à sa véritable destination. Si le genre humain peut être considéré comme un royaume de sujets éternels, d’âmes immortelles, le Christ nous apparaît au sein de ce royaume, de cet organisme, comme l’individualité qui concentre et vers laquelle convergent toutes les autres. Son apôtre l’appelle le second Adam, l’homme nouveau, l’initiateur d’une humanité qui se transforme et se régénère par l’esprit et pour Dieu, comme la tête, le chef sous lequel vient se ranger l’humanité tout entière, pour ne plus former qu’un seul corps ; car ce n’est que par lui que les individus et les peuples peuvent entre eux et pour Dieu redevenir ce qu’ils doivent être. Il vient pour nous attirer tous à lui, pour délivrer toutes les forces et toutes les aptitudes humaines, pour rendre tout homme accompli, c’est-à-dire pour le rendre capable de réaliser sa destinée et de devenir l’homme parfait. Il ne peut donc pas être un grand homme ordinaire, avec telle ou telle faculté prédominante, avec telle ou telle mission. Il ne peut être que l’homme concentrant en sa personne tous les dons, toutes les aptitudes, toutes les volontés humaines. Et quoiqu’il apparaisse chez un peuple particulier et à une heure déterminée, il porte en lui, dans tout son être, l’empreinte de l’éternité. Il est l’homme de tous les temps et de tous les peuples. Il faut que pour tout homme il fasse entendre la parole qui retentit comme l’écho de notre propre nature. Il faut que dans toute âme d’homme, dès l’instant qu’elle ne veut pas s’enfermer dans le péché, il faut que son nom éveille le souvenir d’une âme que l’on retrouve et qui retrouve les siens. Il faut que ce mot de Pilate : « Voilà l’homme ! » devienne pour nous la vérité vraie et seule vraie. Or, c’est ici que se fait le miracle des miracles ! En Jésus nous pouvons contempler la vérité idéale incarnée, faite homme, l’homme universel. Et cependant, cet homme idéal et universel sur tous ceux qu’il approche exerce l’ascendant non pas d’une vérité abstraite, vague, indécise, mais tout au contraire de la personnalité la plus vivante et la plus humaine qui jamais ait pu se rencontrer dans l’histoire. Toutes les grâces, tous les rayons de lumière, tous les bienfaits que projette sa personne, en lui se rencontrent dans leur inépuisable plénitude, pour rappeler à ceux qui les reçoivent la plus vivante et la plus distincte de toutes les personnalités.
Mais ce n’est pas avec l’homme seul que doit être en communion le médiateur entre Dieu et le monde. Il faut en même temps que ce médiateur soit l’idéal de la liberté morale, représente cette liberté comme l’expression de sa propre personnalité et comme la manifestation de l’amour divin. En d’autres termes, il ne faut pas qu’il soit seulement le Fils de l’homme, il faut qu’il soit aussi le Fils de Dieu.
C’est une erreur bien grande et malheureusement généralement répandue, que celle qui nous fait croire que l’homme, volonté libre, pour accomplir sa destinée, n’a qu’à produire et à produire toujours plus de bonnes œuvres devant Dieu. Avant de produire, il faut qu’il reçoive et que toujours plus il reçoive de Dieu. Cette réceptivité de l’homme pour le divin, son aptitude à entrer en rapport avec Dieu, nous fait d’abord comprendre la possibilité de l’incarnation divine. Cette possibilité est, au reste, déjà impliquée par le fait d’un Royaume que Dieu remplit de sa présence réelle et vivante. Tandis que cette incarnation ne se réalise que d’une manière incomplète et toujours bien imparfaite dans les individualités humaines, membres de ce Royaume, elle apparaît définitive et souveraine en Christ, le chef de ce Royaume. Dans le nouvel Adam, le chef de l’humanité, nous pouvons contempler dans toute sa puissance la parfaite réceptivité de la nature humaine pour Dieu. Par conséquent, le Christ n’est pas seulement, comme les Prophètes, une grande personnalité qu’a touchée la grâce de Dieu ; il est cette grâce elle-même, la grâce éternelle, sous une forme humaine, agissant, se manifestant dans la liberté humaine, pour elle et par elle.
Homme véritable, le Christ est l’union personnelle de l’esprit, de l’âme et du corps. Si toute âme d’homme est destinée à être un temple, une demeure de Dieu, capable à ce titre de s’unir à Dieu, conformément à sa nature, l’âme du Christ, entre toutes les âmes et par-dessus toutes les âmes, est celle dans laquelle, non seulement se réalise mais se rencontre, dans la plénitude de l’humanité, la plénitude de la divinité. Et cette plénitude n’est pas en lui, comme un hôte à demeure ou de passage, pour un peu de temps et pour lui conférer un don spécial, ainsi qu’il en a été pour les prophètes. Car une habitation du divin qui ne serait en lui que pour un temps et pour une mission spéciale, pourrait supposer un état de péché ; et un état d’âme réceptif seulement en vue d’une grâce spéciale ne pourrait pas non plus contenir la plénitude divine. Ce n’est donc pas une inhabitation, mais une incarnation qu’appelle cette plénitude, autant dire une union du divin et de l’humain si complète, qu’elle existe déjà, alors que l’âme encore inconsciente ignore sa force et les infinies richesses qu’elle doit produire un jour, et ne les possède que virtuellement. Au chapitre, sur les notions préliminaires à l’anthropologie, nous avons déjà dit que, dans toute âme d’homme, il est un principe nouveau et qui ne peut s’expliquer ni par l’influence des ancêtres, ni par le milieu dans lequel se produit la naissance, ni par cette naissance elle-même et ne peut être que le résultat d’un acte créateur. Si cette vérité est applicable à toute âme d’homme, elle l’est surtout à l’âme du Christ. Ce serait inutilement que l’on chercherait dans une ascendance pécheresse et corrompue l’origine de l’âme du Sauveur. C’est donc au sens le plus réel et le plus concret que la naissance du Christ nous met en présence du surnaturel. Et comment en serait-il autrement ? Ne sommes-nous pas d’abord obligés de croire que cette naissance de toute éternité a été voulue et préparée dans le sein de l’humanité (la Vierge Marie) ? Et en en sus, n’est-elle pas une nouvelle création ? Dans le berceau du Christ, on voit donc se faire l’incarnation et la création. C’est la Parole éternelle qui entre dans le sein de l’humanité et revêt notre chair. Le Christ ne peut donc pas être, comme les autres hommes, d’une essence et d’une individualité terrestres. Toujours en rapport permanent avec la divinité, il doit faire visible cette communion dans notre chair et dans les limites de notre nature humaine. La vie du Christ s’affirme néanmoins dans un progrès humain continuel : « Il croissait en grâce et en sagesse » (Luc 2.52). C’est l’Évangile lui-même qui nous l’apprend, car il faut qu’à le contempler, nous puissions dire : « Voilà l’homme ! » et quel homme ! Mais en même temps, il faut que nous ayons le droit de dire : Voici Dieu ! Emmanuel, Dieu avec nous ! Dieu manifesté en chair : Qui me voit contemple mon Père (1 Timothée 3.16 ; Jean 14.9). C’est ici qu’apparaît la splendeur de la gloire du Père, l’image empreinte de sa personne divine (Hébreux 1.3). Ici encore nous sommes en présence, non seulement de l’amour d’un homme pour Dieu, mais de l’amour de Dieu pour l’homme, se manifestant sous une forme humaine. Et qui nous l’atteste ? Le Fils de l’homme, il ne dit que ce qu’il sait et que ce qu’il a vu (Jean 3.11). Il n’est pas une seule de ses paroles qui ne soit l’expression d’un fait dont il est le témoin. Et ce fait n’est que l’expérience qu’il a eue et qu’il a vue dans le sein du Père. Et c’est lui qui vient nous dire qu’il est un avec le Père ! (Jean 10.30) Sa venue en ce monde, pour lui, n’est que la suite et le prolongement de son existence céleste, avant et en dehors du temps, alors qu’il était dans la gloire du Père, bien avant la fondation du monde (Jean 17.5 ; 8.58). Il nous atteste donc qu’il est de toute éternité, qu’il est, avant qu’il ne descendît sur cette terre, pour chercher et sauver ce qui est perdu, en donnant aux enfants des hommes le pain de vie et la source des eaux vives (Jean 6.35-51). Avant de se manifester au monde, il était dans le monde, comme la lumière immanente et universelle éclairant toute âme humaine (Jean 1.9), avant qu’il se fît connaître au monde comme celui en qui habite personnellement la plénitude de la divinité. Quoique en son humanité, il manifeste une gloire telle que celle du Fils unique du Père, son apparition sur la terre et sa vie au milieu de nous n’en sont pas moins un dépouillement et un abaissement, car il est venu pour porter le péché du monde et pour reconquérir par l’obéissance ce que la désobéissance avait perdu. Cette œuvre, il ne peut l’accomplir qu’à la condition de connaître la pauvreté, la tentation, la souffrance et la mort. Tel est l’abaissement du Fils de Dieu, l’apôtre le décrit dans son épître aux Philippiens (Philippiens 2.5-7) : « Celui qui était en forme de Dieu ne tint pas pour quelque chose qu’il dût ravir, d’être égal à Dieu, mais il prit la forme d’un serviteur et devint un homme comme les autres. Il s’abaissa lui-même et se fit obéissant jusqu’à la mort, et même jusqu’à la mort de la croix. »