Le printemps, qui est en Chine la meilleure saison pour évangéliser, approchait. À peine revenu, Hudson Taylor projetait un nouveau voyage. Dans l'estuaire du Yangtze, à quarante-cinq kilomètres environ de Shanghaï, se trouve la grande île de Tsungming, peuplée d'environ un million d'habitants. Malgré sa proximité, elle n'avait encore jamais été visitée par des missionnaires protestants ; aussi décida-t-il de s'y rendre avec M. Burdon.
Cinquième Voyage (avril 1855)
Leur but était de pénétrer aussi loin que possible à l'intérieur pour voir beaucoup de localités et se rendre compte des possibilités qu'elles présentaient, plutôt que de passer tout leur temps dans le même endroit.
Dans la capitale, qui porte le même nom que l'île, ils passèrent plusieurs jours et y furent très encouragés. Ils firent même une visite au mandarin, homme jeune mais sérieux, qui les reçut avec courtoisie. Il accepta des exemplaires du Nouveau Testament et d'autres livres, écouta attentivement les explications des missionnaires et consentit volontiers à leur laisser visiter l'île.
Ils occupèrent pendant toute une journée le temple du dieu de la ville. Dans une des salles, Hudson Taylor s'appliquait à soigner les malades tandis que, dans la cour, M. Burdon distribuait des livres et prêchait. Lorsqu'il ne put plus parler, Hudson Taylor le remplaça. N'étant pas aussi grand que son compagnon, une chaire lui eût été nécessaire ; il ne trouva rien de mieux qu'un grand vase à encens en bronze sur lequel il grimpa, sans choquer personne, semble-t-il.
Il y avait au moins cinq à six cents personnes, écrit-il, et je crois qu'il ne serait pas exagéré de dire qu'il y en avait mille. Lorsque le calme se fut fait, je leur parlai de ma voix la plus forte; on ne peut souhaiter un auditoire en plein air plus attentif. Il était réjouissant d'entendre les uns ou les autres s'écrier : puh-ts'o, puh-ts'o, « pas mal, pas mal », comme ils le font souvent en signe d'approbation.
Avant de quitter la ville de Tsungming, ils passèrent une matinée agréable à visiter les principales écoles et à y laisser des livres chrétiens. Les maîtres qu'ils rencontrèrent étaient en général des hommes intelligents, capables de les renseigner sur les principaux centres de l'île. Les missionnaires étaient d'ordinaire suivis par une foule bruyante ; aussi l'un des deux devait-il rester à la porte pour calmer le tumulte pendant que l'autre, bien accueilli à l'intérieur, avait une occasion favorable d'annoncer l'Évangile à un auditoire restreint, mais facile à influencer.
En continuant leur voyage, ils doublèrent la pointe ouest de l'île et, ayant l'intention d'en faire le tour, donnèrent à leurs bateliers l'ordre de cingler vers l'Est. Mais ils se heurtèrent à d'innombrables objections ; à en croire ces Chinois, toute cette côte aurait été remplie de dangers inimaginables. Les missionnaires comprirent qu'il fallait surveiller leurs hommes s'ils voulaient se faire obéir. Or, il arriva ceci : les bateliers étaient bien décidés à ne point aller sur la côte orientale ; ils ne pouvaient se passer d'opium et, dans ces régions écartées, ils l'auraient payé très cher. Ils savaient que les missionnaires étaient fatigués et iraient bientôt se coucher. Ils décidèrent donc de commencer par suivre leurs instructions et d'en faire à leur tête lorsqu'ils seraient endormis. Aussi, pendant une heure ou deux, ils longèrent la côte ; puis, personne ne protestant à l'intérieur, ils se dirigèrent vers le Nord et, grâce à un bon vent, perdirent bientôt de vue l'île de Tsungming.
Les missionnaires, fatigués, dormaient toujours, et Hudson Taylor ne prit conscience de la situation qu'au moment où ils approchaient de ce qui forme aujourd'hui la côte nord du Yangtze.
Il était inutile de se mettre en colère et de gronder nos gens. L'île était déjà à quarante ou cinquante kilomètres derrière nous et nous aurions perdu toute une journée en essayant d'y revenir. C'est pourquoi, apprenant qu'il y avait aussi beaucoup de villes et de villages sur cette nouvelle Île, nous prîmes le premier cours d'eau qui se présentait à nous, décidés à faire ce que nous pourrions dans un court laps de temps.
De là ils remontèrent le Yangtze le jour suivant et arrivèrent aux montagnes sacrées qui limitent au nord et au sud l'estuaire de ce fleuve. Ayant besoin d'un jour de repos, ils entreprirent l'ascension de la chaîne de montagnes du côté nord, désireux de découvrir le pays qui les entourait. Du sommet, sur lequel était construite une pagode, ils découvrirent un panorama magnifique ; ils le contemplèrent longtemps en silence, fixant leurs yeux, comme Moïse, sur la terre promise. Oui, c'était la Chine qu'ils voyaient enfin, sans être limités comme à Shanghaï! Quelle étendue immense ! Et, à leurs pieds, que d'obscurité, de superstition et de péché ! Ce spectacle était capable de changer une vie, et celle d'Hudson Taylor le fut, en effet. Depuis ce moment, il se libéra des influences qui l'avaient retenu et revint de plus en plus à sa manière de voir primitive et au sentiment qu'il devait prêcher l'Évangile « là où le nom de Christ n'avait pas été annoncé ».
En redescendant, il fut arrêté, dans une des cours de la pagode, par un prêtre qui l'invita à se prosterner devant Bouddha, à brûler de l'encens et à offrir le don habituel. Vivement ému, il ne put se contenir, monta sur l'estrade sur laquelle on avait voulu le faire s'agenouiller et s'adressa à la foule dans le dialecte des mandarins, lui montrant la folie du péché et de l'idolâtrie et l'amour de Dieu qui surpasse toute connaissance.
Quand j'eus terminé, relate le journal, M. Burdon continua dans le dialecte de Shanghaï... Il était évident que nous étions compris et que beaucoup, et entre autres quelques prêtres, sentaient la force de notre message. Quand ils virent la tournure que prenaient les événements, ils nous prièrent de nous en aller. Mais nous ne partîmes pas avant d'avoir fini. Comme ils se retiraient eux-mêmes, M. Burdon demanda à quelques-uns d'entre eux de rester afin qu'ils pussent nous réfuter si nous disions quelque chose de contraire à la vérité. Je crois que nous avons été visiblement soutenus d'En-haut et que nous avons été guidés ici par Dieu pour atteindre ces multitudes qui n'ont jamais entendu les précieuses vérités de l'Évangile. Ils nous écoutèrent avec beaucoup de patience et avec une attention remarquable.
La fatigue de leurs voix ne les détourna pas de leur travail du lendemain. Leur intention était de visiter la ville de Tungchow, qu'ils avaient vue du haut de la pagode et dont la mauvaise réputation était déjà parvenue à leurs oreilles. Il se passerait des mois, des années peut-être, avant que d'autres évangélistes ne s'y rendissent, et ils ne pouvaient prendre la responsabilité de laisser plus longtemps cette immense population dans l'ignorance du chemin de la Vie. S'il était impossible de prêcher, ils distribueraient en tout cas les traités qui leur restaient, en priant pour que cette bonne semence porte du fruit en vie éternelle.
Comme ils ne pouvaient s'y rendre en bateau, ils dirent à leurs hommes de les attendre et, s'ils ne les voyaient pas reparaître, de se renseigner à leur sujet et de porter au plus vite la nouvelle à Shanghaï. Leur second bateau devait rester sur place, afin qu'ils ne se trouvassent pas privés de moyens de transport.
Après s'être recommandés à leur Père céleste, ils partirent à pied pour la ville, distante de onze kilomètres environ, avec un domestique qui les accompagnait toujours dans ces expéditions. Mais, comme la marche était impossible, vu l'état des routes, ils durent avoir recours à des brouettes, seul véhicule qu'on pût obtenir.
Nous n'avions pas fait beaucoup de chemin quand notre domestique nous demanda de pouvoir retourner en arrière car il était effrayé par ce qu'il avait entendu dire de la soldatesque indigène. Naturellement, nous le lui permîmes, ne désirant pas l'entraîner dans nos propres difficultés. Nous décidâmes de transporter nos livres nous-mêmes et, pour avoir les forces physiques et spirituelles, de regarder à Celui qui a promis de répondre à tous nos besoins.
À ce moment, un homme à l'aspect vénérable s'approcha et nous conseilla de ne pas continuer notre route, disant que si nous allions plus loin nous apprendrions à nos dépens ce qu'étaient les troupes de Tungchow. Nous le remerciâmes de son avertissement, tout en ne pouvant en tenir compte puisque notre résolution était prise. Nous ne savions pas si nous serions capturés, emprisonnés ou mis à mort, ou si nous reviendrions sains et saufs, mais nous étions décidés, par la grâce de Dieu, de ne pas laisser plus longtemps Tungchow sans l'Évangile.
Après cela, le conducteur de ma brouette ne voulut pas aller plus loin et j'eus à en chercher un autre. Le trajet était fort désagréable dans la boue et par la pluie, et nous ne pûmes pas ne pas sentir le danger de notre situation, bien que nous n'eussions pas hésité un seul instant. Nous nous encourageâmes par des promesses de la Parole de Dieu ou par des strophes de cantiques, ce qui nous fit beaucoup de bien.
Ils approchèrent de la ville sans trop d'encombre et s'amusèrent du nom inaccoutumé que leur donnaient les passants : Heh-kwei-tsi (diables noirs). Ils s'en étonnèrent d'abord et finirent par se rendre compte que leur costume en était la cause. Les soldats qu'ils rencontrèrent et qu'on leur avait dépeints comme terribles les laissèrent passer tranquillement.
Cependant, longtemps avant d'atteindre la porte, un homme grand et fort, rendu encore plus violent par l'ivresse, nous fit voir qu'ils n'étaient pas tous aussi pacifiques et saisit M. Burdon par les épaules. Mon compagnon essaya de lui faire lâcher prise. Je me retournai pour voir ce qui se passait, et en un clin d'œil nous fûmes entourés d'au moins une douzaine de soldats qui nous emmenèrent rapidement vers la ville.
Mon sac commença de me paraître lourd. Je ne pouvais pas le changer de main et fus bientôt mouillé de sueur et presque incapable de suivre. Comme nous demandions à être conduits devant le magistrat suprême, ils nous répondirent avec les épithètes les plus blessantes qu'ils savaient ce qu'ils avaient à faire de noirs. L'homme qui avait saisi M. Burdon le lâcha, s'empara de moi et devint mon principal bourreau parce que, n'étant pas aussi grand et aussi fort que mon ami, j'offrais moins de résistance. Il me jeta par terre, me saisit par les cheveux, tira sur mon col au point de m'étouffer et m'empoigna les bras et les épaules, qui furent couverts de bleus. Si cela avait continué longtemps, je me serais évanoui. Mais, au milieu de mon épuisement, quel rafraîchissement m'apporta le souvenir d'un verset que m'avait cité ma mère dans une de ses dernières lettres :
We speak of the realms of the blest...1
Être absent du corps... présent avec le Seigneur... délivré du péché. C'est la fin de tout le mal que peut nous faire la méchanceté de l'homme.
Pendant qu'on nous entraînait ainsi, M. Burdon essaya de distribuer les quelques livres qu'il avait sous le bras, ne sachant pas s'il en aurait une autre occasion. Mais la rage des soldats et la manière dont ils demandèrent des menottes, que l'on ne put heureusement trouver, nous convainquirent que nous n'avions qu'à nous soumettre et à nous laisser emmener.
Une ou deux fois, nos bourreaux se querellèrent à notre sujet, les plus pacifiques disant que nous devions être conduits au ya-men, les autres voulant nous tuer sans recourir à aucune autorité. Notre esprit fut gardé dans une paix parfaite. Lorsque nous fûmes jetés l'un contre l'autre, nous nous rappelâmes que les apôtres se réjouirent d'avoir été jugés dignes de souffrir pour la cause de Christ Ayant réussi à glisser la main dans ma poche, je leur fis voir ma carte chinoise (si l'on peut appeler carte une grande feuille de papier rouge portant mon nom) et, dès lors, je fus traité avec plus de civilité. Je demandai qu'on fît passer cette carte au premier magistrat de la ville et que l'on nous menât à son bureau. Jusqu'alors nous n'avions pu réussir à leur faire admettre que nous étions étrangers, malgré notre costume anglais.
Oh ! les longues, les fatigantes rues dans lesquelles on nous traîna !
Il me semblait qu'elles ne finiraient jamais. Je me suis rarement senti plus reconnaissant que lorsque nous nous arrêtâmes à un endroit où devait habiter un mandarin. Presque à bout de forces, trempé de sueur, la langue collée au palais, je m'appuyai contre le mur et vis que M. Burdon était à peu près dans le même état. Je leur demandai de nous apporter des chaises, mais ils nous dirent d'attendre, et lorsque je les suppliai de me donner du thé, je reçus la même réponse. Devant la porte, une grande foule s'était rassemblée, et M. Burdon, faisant appel à ce qu'il lui restait de forces, prêcha Jésus-Christ. Nos papiers et nos livres furent présentés au mandarin, mais celui-ci se trouva être de rang inférieur. Après nous avoir retenus un certain temps, il nous envoya à son chef.
Entendant cela et comprenant que l'on voulait nous faire retourner dans les rues pleines de monde, nous refusâmes de faire un pas et insistâmes pour que l'on nous fournît des chaises à porteurs. C'est ce qu'il fut fait, après quelque hésitation, et nous fûmes emmenés. En chemin, nous fûmes si heureux du répit que ces chaises nous procuraient, et si reconnaissants d'avoir pu prêcher l'Évangile en dépit de la haine de Satan, que la joie rayonnait sur notre visage. Au passage, nous entendîmes quelques personnes dire que nous n'avions aucunement l'air d'être des malfaiteurs. D'autres eurent compassion de nous. Quand nous arrivâmes au ya-men, je me demandai où l'on nous avait amenés, car, bien que nous eussions passé par plusieurs portes ressemblant aux portes de la muraille, nous étions encore manifestement à l'intérieur de la ville. Une seconde porte me fit penser que nous entrions dans une prison. Mais, quand nous arrivâmes devant une grande enseigne portant l'inscription : Min-chï-fu-mi (Père et Mère du peuple), nous fûmes enfin soulagés, car c'est le titre que portent les magistrats civils.
Les missionnaires furent alors introduits devant le mandarin, qui devait être le premier magistrat de Tungchow. Ils furent reçus avec courtoisie. Le mandarin, qui avait été autrefois à Shanghaï, les écouta très attentivement tandis qu'ils exposaient l'objet de leur visite. Puis il leur fit servir des rafraîchissements qu'il partagea avec eux. Il leur donna aussi l'autorisation de visiter la ville et de distribuer le reste de leurs livres. Il désigna enfin des gardes pour les protéger jusqu'à leur départ. Au début de la soirée, les deux missionnaires, remplis de reconnaissance envers leur Père céleste, retrouvèrent leur bateau.
Ainsi la vision fut associée à la souffrance, et le premier contact d'Hudson Taylor avec le vaste intérieur encore inexploré fut immédiatement suivi de sa première expérience d'un danger mettant en péril sa propre vie, et cela de la part de ceux qu'il cherchait à aider et à bénir. Quoi de plus propre à approfondir, et, en même temps, à fortifier sa résolution ? L'amour d'abord, puis la souffrance, et alors un amour plus intense — c'est ainsi seulement que l'œuvre de Dieu peut être accomplie.
1 Strophe que l'on peut rapprocher de notre cantique français :
« Sainte Sion, ô patrie éternelle,
Séjour des cieux qu'habite le grand Roi,
Où doit sans fin régner l'âme fidèle,
C'est mon bonheur que de penser à toi ! »