Où l’on traite des vices généraux qui découlent de l’amour-propre, et premièrement de la volupté.
Il y a trois biens qui attachent principalement l’amour-propre. Le premier qui se fait sentir et désirer pour l’amour de lui-même : c’est le plaisir. Le second qui se fait désirer, mais qui ne se fait point sentir par lui même : c’est l’estime. Et le dernier qui ne se fait ni sentir, ni désirer par lui-même, et n’a qu’une bonté de moyen, pour parler avec l’École : ce sont les richesses. Tout cela est enfermé dans la division connue du bien en agréable, honnête et utile. A quoi il faut ajouter un quatrième bien qui semble enfermer tous ceux-là, à savoir les dignités, lesquelles selon l’idée que les hommes, sont un composé de plaisir, de gloire, et de secours pour passer la vie commodément.
L’amour du plaisir est naturel, celui de l’estime est légitime, le désir d’acquérir des richesses n’a en soi rien de criminel, mais tous ces penchants commencent à porter le nom de vice, dès qu’ils cessent d’être dirigés par la raison.
L’amour-propre s’attachant aux plaisirs contre la raison se nomme volupté ; l’amour-propre considéré dans l’amour mal réglé de l’estime, porte le nom d’orgueil. L’amour-propre ayant pour objet les richesses et les désirant avec une passion excessive s’appelle avarice ; enfin l’amour-propre se portant vers les dignités avec une passion qui choque la raison et la justice, se nomme ambition. Mais comme les biens du monde se réduisent au plaisir et à la gloire, les dérèglements les plus généraux de l’amour-propre se réduisent aussi à la volupté et à l’orgueil, dont l’examen terminera nos recherches pour le présent.
Le plaisir peut être considéré par rapport à l’homme qui a ce sentiment, par rapport à la société, et par rapport à Dieu, car il est certain qu’il est nécessaire à ces trois égards. C’est par les plaisirs que l’Auteur de la nature a intéressé notre âme dans la conservation de notre corps, nous oublierions de réitérer l’usage des aliments, s’ils n’avaient un goût agréable, c’est le plaisir qui nous fait entrer en commerce les uns avec les autres, soit dans la société économique, soit dans la société civile, puisque c’est à ce sentiment qu’on doit l’union des hommes, et même la propagation du genre humain. Enfin c’est ce plaisir que nous trouvons à aimer Dieu et à en être aimé, à espérer ses biens, à recevoir ces grâces, et à avoir des sentiments de sa paix et de son amour, il fait que nous avons commerce avec lui.
De là il s’ensuit que le plaisir est criminel, lorsqu’il est opposé au bien de l’homme qui en a le sentiment, ou à celui de la société, ou au commerce que nous devons avoir avec Dieu.
On doit mettre dans le premier rang ces voluptés empoisonnées, qui font acheter aux hommes par des plaisirs d’un instant de longues douleurs. Et comme la bonté de Dieu paraît manifestement en ce qu’il a attaché des sentiments de plaisir aux aliments, et autres choses qui se rapportent naturellement à la conservation de notre corps ; sa justice se rend aussi très sensible dans ce rigoureux fléau de l’incontinence, mais ce n’est pas seulement la volupté qui afflige le corps, que nous devons regarder comme étant contraire à l’homme, nous devons faire le même jugement de celle qui affaiblit ou qui trouble l’esprit.
On doit encore regarder le plaisir comme criminel, lorsqu’il va à détruire la société, ou à en troubler l’ordre. Telles sont ses voluptés qui sont fondées sur la mauvaise foi et sur l’infidélité, qui établissent dans la société la confusion, et qui sont suivies de soupçons, de défiance, et fort souvent de meurtres et d’attentats sur les lois les plus sacrées et les plus inviolables de la nature.
Enfin on doit regarder comme un plaisir criminel, le plaisir que Dieu défend, soit par la loi naturelle qu’il a donnée à tous les hommes, soit par une loi positive ; comme aussi le plaisir qui affaiblit, suspend ou détruit le commerce que nous avons avec lui, en nous rendant trop attachés aux créatures.
Sur ce principe, il n’est point difficile de voir, quel jugement nous devons faire de toutes les espèces différentes de la volupté, ni d’en examiner tous les caractères en général. Comme la nature a établi que la corruption des meilleures choses et toujours la pire, il est certain que aussi que plus une sorte de plaisir est nécessaire et importante à l’homme dans son usage naturel et bien réglé, plus aussi le mauvais usage de ce plaisir est dangereux et criminel.
La volupté des yeux, de l’odorat, et de l’ouïe est peut-être la moindre de toutes ; parce qu’on ne détruit point son être, qu’on ne fait tort à personne, et qu’on offense point Dieu, généralement parlant, lorsqu’on voit des objets agréables, ou qu’on flaire des odeurs exquises, ou qu’on entend des concerts mélodieux. Je dis généralement parlant, parce qu’il y a une infinité de circonstances qui peuvent rendre ces plaisirs criminels, quelque innocents qu’ils paraissent en eux-mêmes. Un homme est criminel d’avoir la passion des spectacles, des senteurs, ou de la musique, lorsqu’il néglige par là ses affaires, ou qu’il oublie de remplir les devoirs de la société, ou enfin lorsque l’usage continuel de ses plaisirs le détourne du commerce spirituel qu’on doit avoir avec Dieu, sans compter qu’il y a plusieurs espèces de volupté bien dangereuses, qui sont toutes cachées dans cette première. On croit quelquefois ne chercher que le plaisir de la vue dans ces beaux parterres et dans ces magnifiques maisons ; et on y cherche le plaisir de l’orgueil et de l’ambition, se disant à peu près ce que ce roi des Assyriens disait dans son cœur superbe : N’est-ce point ici Babylone, la grande cité que j’ai bâtie par le pouvoir de ma force ?
Il est aisé de concevoir que la volupté qui consiste dans les excès de la bonne chère, est beaucoup plus criminel que celle dont nous venons de parler. Elle ruine la santé de l’homme ; elle abaisse l’esprit, le rappelant de ses hautes et sublimes contemplations pour lesquelles il est naturellement fait, à des sentiments qu’il attache bassement aux tables, comme aux sources de son bonheura :
a – Horace, satire II : Et il fixe à la terre une parcelle du souffle divin.
Atque affigit humi divinæ particulam auræ
Mais le plaisir de la bonne chère considéré en général, n’est pas à beaucoup près si criminel que celui de l’ivrognerie, qui non seulement ruine la santé et abaisse l’esprit, mais qui trouble notre raison et nous prive pendant un certain temps des glorieux caractères de créatures raisonnables. Par cette dangereuse volupté l’homme met sa raison en engagement, et se rend responsable de toutes les fautes que cette perte peut lui faire commettre ; de sorte que comme il n’en est point dont cette perte ne pût être suivie, il n’y a point de vice aussi, qui ne soit en quelque sorte compris dans l’ivrognerie.
La volupté de l’amour ne produit pas des désordres tout à fait si sensibles, mais cependant on ne peut point dire qu’elle soit d’une conséquence moins dangereuse. L’amour est une espèce d’ivresse pour l’esprit et le cœur d’une personne, qui s’abandonne à cette passion ; c’est l’ivresse de l’âme comme l’autre est l’ivresse du corps.
Le premier tombe dans une extravagance qui frappe les yeux de tout le monde, est le dernier extravague quoiqu’il paraisse avoir l’usage de la raison. D’ailleurs le premier renonce seulement à l’usage de la raison, au lieu que celui-ci renonce à son esprit et à son cœur en même temps. J’avoue néanmoins que jusqu’ici le dérèglement de l’ivrognerie est beaucoup plus sensible et peut-être plus grand en effet.
Mais quand vous venez à considérer ces deux passions dans l’opposition, qu’elles ont aux biens de la société et au commerce que nous devons avoir avec Dieu, vous trouverez que l’amour déréglé est en quelque sorte plus criminel que l’ivrognerie, parce que celle-ci ne nous cause qu’un désordre passager, au lieu que celle-là est suivi d’un dérèglement durable. L’amour est d’ailleurs plus souvent une source d’homicide que le vin. L’ivrognerie est sincère, mais l’amour est composé essentiellement d’artifice et d’infidélité. Enfin l’ivrognerie est une courte fureur qui nous ôte à Dieu pour nous faire être à nos passions ; mais l’amour illicite est une idolâtrie perpétuelle.
L’amour-propre ne s’attache pas seulement à la recherche des voluptés corporelles, mais il les mêle en une infinité de manières, qui en rehaussent le goût, et en augmentent le sentiment. La plupart des arts sont des ministres de la volupté, occupés à mêler les couleurs pour le plaisir de la vue, les odeurs et les essences pour plaire à l’odorat, les instruments, les tons et les sons agréables et harmonieux pour flatter l’oreille. On fait des mélanges voluptueux de couleurs, de sons, d’odeurs, on s’en sert pour rehausser le plaisir de la bonne chère, et on emploie celle-ci avec tous ces autres objets agréables pour accompagner les plaisirs encore plus criminels. Et ce plaisir des sens est si considérable aux hommes, que lorsqu’ils veulent se faire estimer et considérer les uns les autres, ils cherchent le moyen de flatter les sens de ceux qui les approchent. Ils aiment les parures riches et brillantes pour plaire aux yeux, les essences pour flatter l’odorat, d’avoir la voix belle, ou de savoir jouer des instruments pour donner du plaisir à l’oreille. Tout cela entre dans l’estime que les hommes ont les uns pour les autres. On confond les voluptés avec les perfections, et l’excellence ne se trouve que dans ce qui nous divertit.
Quoique cette volupté paraisse d’autant plus criminelle qu’elle occupe davantage notre âme, et d’autant plus dangereuse qu’elle est plus commune entre les hommes, j’avoue néanmoins que je ne suis point du sentiment de ceux, qui par des subtilités et des spéculations raffinées semblent nous vouloir contester l’usage légitime et naturel des créatures, et qui s’imaginent ou que tous les plaisirs sont criminels, ou qu’on ne peut goûter aucun sans crime, à moins qu’on n’ait l’intention expresse dans ce moment de le rapporter à la gloire de Dieu. Il y a de l’excès dans cette pensée, puisqu’il existe une infinité d’occasions où nous prenons des divertissements honnêtes, sans que nous y trouvions aucun rapport avec la gloire de Dieu. Il suffit donc que nous en usions avec reconnaissance et actions de grâces pour le Créateur sans vouloir spiritualiser et consacrer des choses qui ne sont point susceptibles de ce raffinement.