Histoire des Dogmes III — La Fin de l’Âge Patristique

7.
La théologie grecque du ve au viie siècle en dehors de la doctrine christologique.

7.1 — Dieu et la Trinité.

Dieu est transcendant et au-dessus de toute pensée (ὑπὲρ πάντα νοῦν) ; cependant nous avons de lui une certaine connaissance innée (ἔμφυτος ϑεογνωσία, et, comme il est l’auteur des créatures, nous pouvons, par elles, savoir non seulement qu’il est, mais, d’une certaine façon (ἀναλόγως), ce qu’il est : telles sont les trois idées qui résument l’enseignement de saint Cyrille sur notre connaissance rationnelle de Dieu. Cet enseignement ne s’éloigne pas de celui d’Athanase et reste, en somme, dans la tradition antérieure. Mais il devait singulièrement être développé parle faux Aréopagite.

Celui-ci pose en principe l’absolue transcendance de Dieu, telle que la concevait le néoplatonisme. Dieu ne rentre dans aucun genre ni aucune catégorie : il est ὑπὲρ λόγον καὶ νοῦν καὶ οὐσίαν : il ne possède — formellement — aucun des attributs de sagesse, de bonté, de beauté, d’intelligence que nous pouvons admirer dans le monde : aucun nom pris de la créature ne saurait proprement lui convenir : il est ἀνώνυμος.

Dieu cependant est l’auteur de tout ce qui, dans la nature, est positif et bon. Il est donc, d’une certaine manière, tout ce positif et tout ce bien, qui n’est que l’expression multipliée de son unité absolue ; et, à ce point de vue, il est aussi πολυώνυμος

On peut donc affirmer quelque chose de Dieu, mais non sans remarquer qu’en étant cela, il est cependant cela excellemment, ou plutôt qu’il est au-dessus de cela, n’étant proprement rien de ce que nous pouvons voir et concevoir, puisque nos idées et nos conceptions sont toujours prises de la créature.

De là, dans la formation de notre idée de Dieu, trois actes intellectuels que l’analyse peut distinguer. Un premier acte, par lequel nous affirmons de Dieu toutes les qualités des êtres dont il est le principe : c’est la théologie affirmative. — Un second acte, par lequel nous nions de lui ces mêmes qualités parce qu’il les dépasse (ὡς ὑπὲρ πάντα ὑπερούσης) : c’est la théologie négative. — Enfin un troisième acte, par lequel nous remarquons que notre négation ne détruit pas notre affirmation première, parce qu’elle déclare seulement que Dieu est au-dessus de tout ce que nous pouvons affirmer ou nier de lui, ὑπὲρ πᾶσαν καὶ ἀφαίρεσιν καὶ ϑέσιν. C’est ce que les scolastiques nommeront plus tard via eminentiae. Denys a rendu sensible ce processus par la multiplication des mots composés avec αὐτό, ἀρχή, ὑπέρ et privatif, appliqués à Dieu. Les premiers marquent que Dieu est l’être, la perfection essentielle, et le principe de tout être et de toute perfection ; les derniers qu’il n’est — formellement — aucune perfection déterminée, mais est au-dessus de toute perfection et de tout être.

Cette connaissance progressive toutefois n’est pas toute la connaissance que, même ici-bas, nous pouvons avoir de Dieu. A côté d’elle, ou plutôt la continuant, se place la vision directe, l’état où, tout raisonnement cessant, dans un silence absolu de la nature et une suspension complète de toutes ses facultés, dans une sorte de nirvana mystique, sans idée formelle, l’âme entre en contact immédiat avec l’Être suprême. C’est l’extase néoplatonicienne.

Cette doctrine du Pseudo-Aréopagite a naturellement passé chez son commentateur, saint Maxime. Lui aussi accentue fortement la transcendance divine, et expose la théorie des deux théologies affirmative et négative qui préparent en nous le concept de Dieu.

[A comparer la définition de Dieu donnée par Anastase le Sinaïte : ϑεὸς μέν ἐστιν οὐσία ἀναίτιος, αἰτία παναλκὴς, πάσης αἰτίας αἰτία τις ὑπερούσιος. Θεός ἐστιν ἀνώνυμος: καὶ ἀσήμαντος παρ᾽ ἀνϑρώποις ὕπαρξις, πάσης ὑπάρξεως ποιητική.]

Les formules du consubstantiel trinitaire avaient été arrêtées par les cappadociens. Il était difficile cependant que les discussions soulevées par la controverse monophysite sur le sens des termes φύσις et ὑπόστασις n’eussent pas leur retentissement dans le domaine trinitaire, et n’y donnassent pas lieu à quelques confusions. Si l’on devait, en christologie, identifier φύσις avec ὑπόστασις pourquoi ne pas les identifier en parlant de la Trinité ? La distinction cappadocienne μία φύσις, τρεῖς ὑποστάσεις n’avait plus dès lors de raison d’être, et, puisqu’on reconnaissait en Dieu trois hypostases, on devait y reconnaître aussi trois natures, trois substances. C’est la conclusion que tirait, à Constantinople, vers le milieu du vie siècle, un philosophe assez obscur, Jean Askunages, et qui fut reprise avec plus d’éclat, vers la même époque, par l’alexandrin Jean Philopon. Celui-ci était un aristotélicien distingué, auteur d’un ouvrage intitulé L’arbitre (Διαιτητής) dont saint Jean Damascène a conservé des fragments importants. Philopon y remarque que toute nature existante est forcément individuelle, et qu’étant individuelle elle est forcément une hypostase, car individu et hypostase se confondent. Il en conclut que, puisqu’il n’y a en Jésus-Christ qu’une hypostase, il n’y a non plus qu’une nature, mais aussi que, puisqu’il y a en Dieu trois hypostases, on y doit compter trois natures : Ἔστω τρεῖς φύσεις λέγειν ἡμᾶς ἐπὶ ἁγίας τριάδος. De là le nom de trithéites (τριϑεΐται) qui fut donné à ses disciples. Ce n’est pas à dire qu’ils admissent réellement trois dieux. Le prêtre Timothée, dans son De receptione haereticorum, remarque bien que s’ils confessent trois substances (οὐσίας) ou natures (φύσεις) égales, ils refusent cependant de dire qu’il y a trois dieux ou trois divinités.

Une autre erreur, procédant au contraire d’un réalisme exagéré, fut émise, presque à la même époque, par le patriarche monophysite d’Alexandrie, Damien (578-605). Autre, disait-il, est le Père, autre le Fils, autre le Saint-Esprit ; mais chacune de ces trois personnes n’est pas Dieu par nature et en soi (καϑ᾽ ἑαυτὸν ϑεὸν φύσει), mais seulement par participation de la nature divine existante en chacune d’elles inséparablement. Chacune d’elles est une hypostase : ce qui leur est commun est ϑεός, οὐσία καὶ φύσις. C’était aboutir à une quaternité si l’on ajoutait aux trois personnes le Dieu en soi, ou à une sorte de sabellianisme, si on les considérait comme de pures formes en qui Dieu se manifestait. De fait, les partisans de Damien furent accusés tantôt d’être des sabelliens, tantôt d’être des tétradites (τετραδίται). Ce dernier nom leur resta.

Ces spéculations venues tardivement attirèrent l’attention des auteurs de basse époque, et surtout de saint Jean Damascène qui les réfuta ; mais elles n’influencèrent pas l’enseignement traditionnel trinitaire tel que le ive siècle l’avait formulé. Pendant le ve siècle, cet enseignement ne fit pas de progrès sensible. Saint Cyrille et Théodoret qui, l’un et l’autre, ont écrit sur la Trinité, n’ajoutent rien, en somme, — en dehors de ce que nous dirons à propos du Saint-Esprit, — à l’œuvre de leurs devanciers. Signalons seulement l’apparition de l’expression τρόποι ὑπάρξεως, modes d’existencec, pour désigner les personnes divines, expression qui se trouve dans les fragments faussement attribués à Amphiloque, et dont on usera dans la suite ; et l’emploi plus fréquent de πρόσωπον au lieu d’ὑπόστασις ; pour désigner ces mêmes personnes divines. Mais, chez le faux Aréopagite et chez saint Maxime, la distinction des personnes de la Trinité, comme il était à prévoir, tend à s’atténuer au profit de l’unité divine, et leur concept trinitaire se rapproche du concept occidental et surtout augustinien. Le premier, fidèle à sa dialectique, n’hésite pas à écrire que les mots unité et trinité n’expriment point en réalité ce qu’est l’être transcendant de Dieu : tous deux insistent sur la circumincession des trois termes divins, conséquence de l’unité fondamentale de leur substance.

c – Le mot se trouve déjà dans saint Basile, Homilia contra sabellianos et Arium et anomoeos, dans le sens de manière d’exister du Saint-Esprit : περὶ τοῦ τρόπου τῆς ὑπάρξεως τοῦ ἁγίου Πνεύματος. Plus tard, il prit le sens de relation subsistante.

La question de la procession du Saint-Esprit mérite de nous retenir plus longtemps. L’Église grecque du ive siècle s’était arrêtée, on s’en souvient, à une formule ἐκ πατρὸς δι᾽ υἱοῦ, que l’on pouvait à la rigueur interpréter en ce sens que le Fils est un milieu, pour ainsi parler, que traverse l’action du Père produisant le Saint-Esprit, mais que saint Epiphane en particulier paraît avoir entendue d’une réelle participation active, bien que subordonnée, du Fils dans la production de ce même Esprit. Le premier sens semble avoir été adopté par l’école d’Antioche, surtout par Théodore de Mopsueste et Théodoret. Dans le symbole cité et condamné par le concile d’Ephèse et que l’on croit être de Théodore, celui-ci confessait que le Saint-Esprit est du Père, mais il niait qu’il fût le Fils et qu’il eût reçu l’existence par le Fils : καὶ οὔτε υἱὸν νομίζομεν, οὔτε διὰ υἱοῦ τὴν ὕπαρξιν εἰληφός. D’autre part, saint Cyrille ayant écrit, dans son anathématisme ix, que le Saint-Esprit n’est pas une puissance étrangère à Jésus-Christ, mais une puissance qui lui appartient en propre, comme étant son propre Esprit (ἴδιον αὐτοῦ πνεῦμα) par lequel il opérait ses miracles, Théodoret répondit que, si par l’expression (ἴδιον τὸ πνεῦμα τοῦ υἱοῦ), Cyrille voulait dire que le Saint-Esprit est consubstantiel au Fils et procède du Père, c’était là une assertion pieuse que l’un devait recevoir ; mais que s’il voulait dire que le Saint-Esprit tient son existence du Fils ou par le Fils, c’était là un blasphème et une impiété que l’on devait repousser : εἰ δ᾽ ὡς ἐξ υἱοῦ ἢ δι᾽ υἱοῦ τὴν ὕπαρξιν ἔχον (τὸ πνεῦμα), ὡς βλάσφημον τοῦτο καὶ ὡς δυσσεβὲς ἀπορρίψομεν. Théodoret, comme son maître, refusait donc au Fils toute part active dans la production du Saint-Esprit.

[C’est bien en ce sens causal, pensons-nous, que Théodoret niait, comme Théodore, que le Saint-Esprit fût δι᾽ υἱοῦ, car d’ailleurs l’expression elle-même était trop répandue pour qu’ils la condamnassent. On ne saurait, d’autre part, imaginer que Théodoret réprouve ici seulement le sentiment qui ferait du Saint-Esprit une créature du Fils (τὴν ὕπαρξιν ἔχον), car dans l’Eranistes, il se sert précisément de cette expression pour signifier que le Saint-Esprit tient son être du Père : ἐκ τοῦ πατρὸς καὶ ϑεοῦ καὶ τοῦτο (τὸ πνεῦμα) ἔχει τὴν ὕπαρξιν. Elle est empruntée au symbole de saint Grégoire le Thaumaturge : ἓν πνεῦμα ἄγιον, ἐκ ϑεοῦ τὴν ὕπαρξιν ἔχον.]

Tout autre est la doctrine de Cyrille. Bien qu’il n’ait jamais écrit la formule définitive ἐκπορεύεται ἐξ υἱοῦ, qu’il n’ose confondre ἐκπορεύεται avec λαμβάνει, qu’il paraisse ne pas apercevoir la question de la procession ex Filio ou même l’esquiver alors qu’elle se présente naturellement à lui, son enseignement va manifestement dans le sens de la formule latine : il en suppose la substance s’il n’en contient pas l’expression. Ainsi, l’Esprit-Saint n’est pas seulement l’Esprit propre du Fils (ἴδιον), l’Esprit du Fils aussi bien que du Père, l’Esprit qui est du Fils et en lui, et son propre Esprit, (ἐξ αὐτοῦ τε καὶ ἐν αὐτῷ καὶ ἴδιον αὐτοῦ), cet Esprit est encore l’Esprit du Fils, et en lui, et de lui de même que le Fils est engendré ἐκ ϑεοῦ κατὰ φύσιν : le rapport de l’Esprit au Fils est celui du Fils au Père ; le Fils possède comme chose propre le Saint-Esprit qui est de lui et substantiellement en lui (ἴδιον ἔχων τὸ ἐξ αὐτοῦ καὶ οὐσιωδῶς ἐμπεφυκὸς αὐτῷ πνεῦμα ἅγιον). Distinguant avec soin la mission ad extra de la production ad intra, Cyrille remarque que le Saint-Esprit est dans le Fils et du (ἐξ) Fils φυσικῶς, κατὰ φύσιν ; qu’il en reçoit sa puissance, sa science, son action, parce qu’il en vient ϑεοπρεπῶς, ὡς ἐκ τῆς οὐσίας αὐτοῦ φυσικῶς προïόν); qu’il sort de la nature ineffable du Fils, ὡς δι᾽ αὐτῆς προϊόν τῆς ἀπορρήτου φύσεως αὐτοῦ. Ainsi le Saint-Esprit est de la substance du Père et du Fils, ἐκ τῆς οὐσίας τοῦ πατρòς καὶ τοῦ υἱοῦ, est essentiellement du Père et du Fils, du Père par le Fils, (τὸ οὐσιωδῶς ἐξ ἀμφοῖν, ἤγουν ἐκ πατρὸς δι᾽ υἱοῦ προχεόμενον πνεῦμα), et cela à cause de l’identité de leur substance, car le Saint-Esprit venant essentiellement de la substance divine (οὐσιωδῶς ἐν αὐτῇ καὶ ἐξ αὐτῆς προϊόν), et cette substance étant commune au Père et au Fils, le Saint-Esprit est propre aux deux et est du Père par le Fils (καὶ ἀμφοῖν ὡς ἓν ἐκ πατρὸς δι᾽ υἱοῦ διὰ τὴν ταυτότητα τῆς οὐσίαςg).

De là les comparaisons dont use notre auteur, et qui vont à présenter l’Esprit-Saint comme une sorte d’émanation du Fils. Celle de la fleur et du parfum est remarquable :

« Jésus-Christ ne dit pas que l’Esprit-Saint deviendra sage par une sorte de participation [extérieure] venue de lui, ni qu’il transmettra aux saints les discours du Fils à la manière d’un serviteur. Mais c’est comme si une fleur du meilleur parfum disait de l’odeur qui s’échappe d’elle et dont elle pénètre les sens de ceux qui l’entourent : Elle recevra de moi. Cette fleur désignerait [évidemment] une propriété naturelle et non pas quelque chose qui serait séparé et participé [du dehors]. C’est ainsi qu’il faut comprendre [les rapports] du Fils et du Saint-Esprit. Car étant l’Esprit de sagesse et de force, il est toute sagesse et toute force, conservant en lui l’opération de celui qui l’envoie, et manifestant dans sa propre nature celle de celui de qui il est » (ὅλην ἐξ ὄλου τὴν τοῦ προϊέντος ἐνέργειαν ἀποσῶζον ἐν ἑαυτῷ, καὶ ὡς ἐν ἰδίᾳ φύσει καταδεικνύον εὖ μάλα τὴν οὗπέρ ἐστιν).

Ailleurs, le Fils est comparé au miel, et le Saint-Esprit à la douceur du miel ; le Fils à la lumière, et le Saint-Esprit au rayon qu’elle émet ; le Fils au feu, et le Saint-Esprit à la chaleur ; le Fils à l’eau, et le Saint-Esprit à la fraîcheur qu’elle produit.

La direction de la pensée de saint Cyrille relativement à la procession du Saint-Esprit ex Filio n’est donc pas douteuse ; mais les théologiens grecs postérieurs ne le suivirent qu’imparfaitement. Gélase de Cyzique, dans son Histoire du concile de Nicée (v. 475), se contente de l’affirmation que le Saint-Esprit procède du Père et est propre (ἴδιον) au Fils. Même réserve dans le Pseudo-Aréopagite, dans l’auteur du De sectis. On arrive ainsi au viie siècle sans que les Grecs paraissent s’être aperçus des progrès qu’avait faits la doctrine latine de la procession du Saint-Esprit depuis saint Augustin. Les monothélites s’en aperçoivent enfin, mais c’est pour dénoncer comme une erreur la croyance en la procession du Saint-Esprit, ex Filio. Le pape Martin Ier avait dû sans doute l’énoncer quelque part, dans ses écrits envoyés en Orient au sujet du monothélisme. Ses adversaires l’accusèrent d’hétérodoxie. Saint Maxime, qui nous apprend le fait s’efforce de disculper le pape en expliquant que les latins, en disant que le Saint-Esprit procède du Fils, n’ont pas l’intention de faire du Fils la cause (αἰτία) de l’Esprit-Saint, car le Père seul est cause proprement des deux autres personnes, mais seulement d’indiquer que le Saint-Esprit vient par le Fils (ἀλλ᾽ ἵνα τὸ δι᾽ αὐτοῦ προϊέναι δηλώσωσι), et qu’il a même substance que lui. C’était ramener la formule latine au sens de la formule grecque. En tout cas, c’est à cette dernière formule que s’en tient personnellement saint Maxime : le Saint-Esprit, dit-il, « procède substantiellement et ineffablement du Père par le Fils engendré », ἐκ τοῦ πατρὸς οὐσιωδῶς δι᾽ υἱοῦ γεννηϑέντος ἀφράστως ἐκπορευόμενον.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant