Histoire de la Réformation du seizième siècle

10.10

Fermentation politique – Luther contre la révolte – Thomas Munzer – Agitation – La Forêt-Noire – Les douze articles – Avis de Luther – Helfenstein – Marche des paysans – Marche de l’armée impériale – Défaite des paysans – Cruauté des princes

Une fermentation politique, bien différente de celle que l’Évangile opère, travaillait depuis longtemps l’Empire. Accablé sous l’oppression civile et ecclésiastique, attaché en plusieurs pays aux terres seigneuriales et vendu avec elles, le peuple menaçait de se soulever avec fureur et de briser enfin ses chaînes. Cette agitation s’était manifestée bien avant la Réforme, par plusieurs symptômes, et déjà alors l’élément religieux s’était uni à l’élément politique ; il était impossible au xvie siècle de séparer ces deux principes, si infiniment associés dans la vie des nations. En Hollande, à la fin du siècle précédent, les paysans s’étaient soulevés, en mettant sur leurs étendards, en guise d’armoiries, du pain et du fromage, les deux grands biens de ces pauvres gens. « L’alliance des souliers » avait éclaté dans le voisinage de Spire, en 1503. En 1513, elle s’était renouvelée en Brisgau, encouragée parles prêtres. Le Wurtemberg avait vu, en 1514, « la ligue du pauvre Conrad, » dont le but était de soutenir par la révolte « le droit de Dieu. » La Carinthie et la Hongrie avaient été, en 1515, le théâtre de terribles agitations. Ces séditions avaient été étouffées par des torrents de sang ; mais aucun soulagement n’avait été accordé aux peuples. Une réforme politique n’était donc pas moins nécessaire qu’une réforme religieuse. Le peuple y avait droit ; mais, il faut le dire, il n’était pas mûr pour en jouir.

Depuis que la Réformation avait commencé, ces agitations populaires ne s’étaient pas renouvelées ; les esprits avaient été absorbés par d’autres pensées. Luther, dont l’œil perçant avait discerné l’état de son peuple, lui avait adressé, déjà du haut de la Wartbourg, de graves exhortations, pour contenir ainsi les esprits agités.

Tout faisait craindre que l’agitation populaire ne pût être plus longtemps contenue. Le gouvernement que Frédéric de Saxe avait eu tant de peine à former, et qui avait la confiance de la nation, était dissous. L’Empereur, dont l’énergie eût peut-être remplacé l’influence de cette administration nationale, était absent ; les princes, dont l’union avait toujours fait la force de l’Allemagne, étaient divisés ; et les nouvelles déclarations de Charles-Quint contre Luther, en enlevant toute espérance d’un futur accord, dépouillaient le réformateur d’une partie de l’autorité morale par laquelle, en 1522, il avait réussi à calmer l’orage. Les principales digues qui jusqu’à cette heure avaient retenu le torrent, étant rompues, rien ne pouvait plus contenir sa furie.

Ce ne fut pas le mouvement religieux qui enfanta l’agitation politique ; mais en plusieurs lieux il se laissa entraîner par ses flots tumultueux. Peut-être même faut-il aller plus loin ; peut-être faut-il reconnaître que le mouvement imprimé au peuple par la Réforme, donna une force nouvelle au mécontentement qui fermentait dans la nation. La violence des écrits de Luther, l’intrépidité de ses actions et de ses paroles, les dures vérités qu’il disait, non seulement au pape et aux prélats, mais aussi aux princes eux-mêmes, tout cela devait contribuer à enflammer des esprits déjà en effervescence. Aussi Érasme ne manqua-t-il pas de lui dire : « Nous recueillons maintenant les fruits que lu as semésa. » D’ailleurs, les réjouissantes vérités de l’Évangile, mises enfin au grand jour, remuaient tous les cœurs et les remplissaient d’attente et d’espoir. Mais beaucoup d’âmes irrégénérées n’étaient point préparées par la repentance à la foi et à la liberté chrétiennes. Elles voulaient bien rejeter le joug du pape, mais elles ne voulaient pas accepter le joug de Christ. Aussi, quand des princes dévoués à Rome cherchaient dans leur colère à étouffer la Réformation, les véritables chrétiens, il est vrai, savaient supporter avec patience ces persécutions cruelles ; mais la multitude bouillonnait, éclatait, et voyant ses désirs comprimés d’un côté, elle leur procurait une issue de l’autre. « Pourquoi, disait-on, tandis que l’Église appelle tous les hommes à une noble liberté, la servitude se perpétuerait-elle dans l’État ? Pourquoi, tandis que l’Évangile ne parle que de douceur, les gouvernements ne régneraient ils que par la force ? » Malheureusement, alors que la réforme religieuse était reçue, avec une joie égale, et des princes et du peuple, la réforme politique, au contraire, avait contre elle la partie la plus puissante de la nation ; et pendant que celle-là avait l’Évangile pour règle et pour point d’appui, celle-ci n’eut bientôt d’autres principes que la violence et l’arbitraire. Aussi, tandis que l’une fut contenue dans les limites de la vérité, l’autre dépassa rapidement, et comme un torrent fougueux, toutes celles de la justice. Mais vouloir méconnaître une influence indirecte de la Réformation sur les troubles qui éclatèrent dans l’Empire, me semblerait faire preuve de partialité. Un feu avait été allumé en Allemagne par les discussions religieuses ; il était impossible qu’il ne s’en échappât point quelques étincelles, propres à enflammer les passions du peuple.

a – Habemus fructum tui spiritus. (Erasm. Hyperasp. b. 4.)

Les prétentions de quelques fanatiques à des inspirations célestes vinrent augmenter le mal. Tandis que la Réformation en avait sans cesse appelé, de la prétendue autorité de l’Église, à l’autorité réelle de l’Écriture sainte, ces enthousiastes rejetèrent non seulement l’autorité de l’Église, mais encore celle de l’Écriture ; ils ne parlèrent plus que d’une parole intérieure, d’une révélation de Dieu au dedans ; et méconnaissant la corruption naturelle de leur cœur, ils se livrèrent à toute l’ivresse de l’orgueil spirituel, et s’imaginèrent être des saints.

« L’Écriture sainte ne fut pour eux qu’une lettre morte, dit Luther, et tous se mirent à crier : Esprit ! Esprit ! Mais certes, je ne les suivrai pas là où leur esprit les mène ! Que Dieu, dans sa miséricorde, me préserve d’une Église où il n’y a que des saintsb. Je veux demeurer là où il y a des humbles, des faibles, des malades, qui connaissent et sentent leur péché, et qui soupirent et crient sans cesse à Dieu, du fond de leur cœur, pour obtenir sa consolation et son secours. » Ces paroles de Luther ont une grande profondeur, et signalent le changement qui s’opérait dans ses vues sur la nature de l’Église. Elles montrent en même temps combien les principes religieux des révoltés étaient en opposition avec ceux de la Réforme.

b – Der barmherzige Gott behüte mich ja für der christlichen Kirche, darin eitel Heilige sind. (Sur Jean.1.2. L. Opp. (W.) VII, p. 1469.)

Le plus distingué de ces enthousiastes fut Thomas Münzer ; il n’était pas sans talents, avait lu la Bible, avait du zèle, et eût pu faire du bien, s’il avait su recueillir ses esprits agités et trouver la paix du cœur. Mais ne se connaissant pas lui-même et dépourvu d’une vraie humilité, il était possédé du désir de réformer le monde, et oubliait, comme tous les enthousiastes, que c’était par lui-même que la Réforme devait commencer. Des écrits mystiques, qu’il avait lus dans sa jeunesse, avaient donné une fausse direction à son esprit. Il parut d’abord à Zwickau, quitta Wittemberg après le retour de Luther, mécontent du rôle inférieur qu’il y jouait, et devint pasteur de la petite ville d’Alstädt, en Thuringe. Il ne put longtemps s’y tenir tranquille, et accusa les réformateurs de fonder, par leur attachement à la lettre, un nouveau papisme, et de former des Églises qui n’étaient point saintes et pures.

« Luther, disait-il, a délivré les consciences du joug du pape, mais il les a laissées dans une liberté charnelle, et ne les a point fait avancer en esprit vers Dieuc. »

Il se regardait comme appelé de Dieu à porter remède à un si grand mal. Les révélations de l’Esprit étaient selon lui le moyen par lequel sa réforme devait s’accomplir. Celui qui possède cet Esprit, dit-il, a la vraie foi, quand même il ne verrait pas l’Écriture sainte de toute sa vie. Les païens et les Turcs sont plus propres à le recevoir que bien des chrétiens qui nous nomment enthousiastes. » C’était Luther qu’il avait en vue par ces mots. Pour recevoir cet Esprit, il faut châtier son corps, disait-il encore, porter de mauvais habits, laisser croître sa barbe, avoir l’air triste, garder le silenced, aller dans des lieux retirés, et supplier Dieu de nous donner un signe de sa faveur. Alors Dieu viendra et parlera avec nous, comme autrefois avec Abraham, Isaac et Jacob. S’il ne le faisait pas, il ne mériterait pas que l’homme s’occupât de luie. J’ai reçu de Dieu la charge d’assembler ses élus en une alliance sainte et éternelle. »

c – Führete sie nicht weiter in Geist und zu Gott. (L. Opp XIX. 294.)

d – Saur sehen, den Bart nicht abschneiden. (Ibid.)

e – L’expression de Münzer est ignoble et impie : Er wollt in Gott scheissen wenn er nicht mit ihm redet, wie mit Abraham. (Hist. de Münzer par Mélanchthon (L. Opp. XIX, p. 295.)

L’agitation et la fermentation qui travaillaient les esprits, ne favorisaient que trop la propagation de ces idées enthousiastes. L’homme aime le merveilleux et ce qui flatte son orgueil. Münzer ayant entraîné dans ses vues une partie de son troupeau, abolit le chant ecclésiastique et toutes les cérémonies. Il soutint qu’obéir à des princes « dépourvus de raison, » c’était servir à la fois Dieu et Bélial. Puis marchant, à la tête de ses paroissiens, sur une chapelle qui se trouvait près d’Alstädt, et où l’on allait de tous côtés en pèlerinage, il la renversa. Obligé après cet exploit de quitter le pays, il erra en Allemagne et vint jusqu’en Suisse, emportant avec lui et communiquant à tous ceux qui voulaient l’entendre le plan d’une révolution universelle. Partout aussi il trouva les esprits préparés ; il jetait de la poudre sur des charbons ardents, et bientôt l’explosion se fit avec violence.

Luther, qui avait repoussé les entreprises guerrières de Sickingen, ne pouvait se laisser entraîner par les mouvements tumultueux des paysans. L’Évangile le gardait, heureusement pour l’ordre social ; car, que fût-il arrivé, s’il eût porté dans leur camp sa vaste influence ?… Il maintint toujours fermement la distinction entre le spirituel et le séculier ; il ne cessa de répéter que c’étaient les âmes immortelles que Christ affranchissait par sa Parole ; et si, d’une main, il attaqua l’autorité de l’Église, il soutint de l’autre avec la même force la puissance des princes. « Un chrétien, disait-il, doit endurer cent fois la mort, plutôt que de tremper le moins du monde dans la révolte des paysans. » Il écrivit à l’électeur : « Ce qui me cause une joie particulière, c’est que ces enthousiastes se vantent eux-mêmes, à qui veut les entendre, qu’ils ne sont pas des nôtres. C’est l’Esprit qui les pousse, disent ils ; et moi, je réponds : C’est un mauvais Esprit que celui qui ne porte d’autres fruits que le pillage des couvents et des églises ; les plus grands brigands de la terre en sauraient faire autant. »

En même temps, Luther, qui voulait pour les autres la liberté qu’il réclamait pour lui-même, détourna le prince de toute mesure de rigueur : « Laissez-les prêcher ce qu’ils veulent et contre qui bon leur semble, dit-il ; car il faut que ce soit la Parole de Dieu qui marche elle-même en avant, et qui leur livre bataille. Si leur Esprit est le véritable, il ne craindra pas nos rigueurs ; si le nôtre est le véritable, il ne craindra pas leur violence. Laissons les Esprits lutter entre eux et se combattref. Peut-être quelques-uns seront-ils séduits ; il n’y a pas de bataille sans blessures ; mais celui qui combat fidèlement sera couronné. Néanmoins, s’ils veulent prendre l’épée, que Vos Altesses le leur défendent, et leur ordonnent de quitter le pays. »

f – Man lasse die Geister auf einander platzen und treffen. (L. Epp. II. 347.)

La révolte commença dans les contrées de la Forêt-Noire et des sources du Danube, si souvent agitées par des troubles populaires. Le 19 juillet 1524, des paysans thurgoviens se soulevèrent contre l’abbé de Reichenau, qui ne voulait pas leur accorder un prédicateur évangélique. Bientôt des milliers se réunirent autour de la petite ville de Tengen, pour délivrer un ecclésiastique qu’on tenait prisonnier. La révolte s’étendit avec une inconcevable rapidité, depuis la Souabe jusque dans les contrées du Rhin, de la Franconie, de la Thuringe et de la Saxe. Tous ces pays étaient soulevés en janvier 1525.

Vers la fin de ce mois, les paysans publièrent une déclaration en douze articles, par laquelle ils demandaient la liberté de se choisir eux-mêmes leurs pasteurs, l’abolition de la petite dîme, de la servitude, des droits sur les héritages, la liberté de la chasse, de la pêche, de la coupe des bois, etc. Chaque demande était appuyée par un passage. « Si nous nous trompons, disaient-ils en terminant, que Luther nous corrige par l’Écriture. »

On demanda leur avis aux théologiens de Wittemberg. Mélanchthon et Luther donnèrent le leur, chacun séparément. On y reconnaît la différence de leurs caractères. Mélanchthon, pour lequel toute espèce de trouble était un grand crime, sort des limites de sa douceur ordinaire, et ne peut exprimer assez fortement son indignation. Les paysans sont des criminels, contre lesquels il invoque toutes les lois divines et humaines. Si des négociations bénévoles sont inutiles, les magistrats doivent les poursuivre comme des brigands et des assassins. Cependant, ajoute-t-il (et il faut bien qu’un trait du moins nous rappelle Mélanchthon), qu’on ait pitié des orphelins, dans l’application de la peine de mort !

Luther pensait sur la révolte comme Mélanchthon, mais il y avait en lui un cœur qui battait pour les misères du peuple. Il se montra en cette occasion d’une haute impartialité, et il dit franchement la vérité aux deux partis. Il s’adressa d’abord aux princes, et plus particulièrement aux évêques :

« C’est vous, leur dit-il, qui êtes cause de la révolte ; ce sont vos déclamations contre l’Évangile, c’est votre oppression coupable des petits de l’Église, qui ont porté le peuple au désespoir. Ce ne sont pas des paysans, chers seigneurs, qui se soulèvent contre vous ; c’est Dieu lui-même qui veut s’opposer à votre fureurg. Les paysans ne sont que les instruments qu’il emploie pour vous humilier. Ne pensez pas échapper à la punition qu’il vous prépare. Quand même vous parviendriez à détruire tous ces paysans, Dieu pourrait, des pierres même, en faire naître de nouveaux, pour châtier votre orgueil. Si je voulais me venger, je pourrais rire sous cape, regarder faire les paysans, ou même augmenter leur colère ; mais Dieu m’en garde !… Chers seigneurs, pour l’amour de Dieu ! revenez de votre indignation, traitez avec raison ce pauvre peuple, comme des gens ivres et égarés. Apaisez ces troubles par la douceur, de peur qu’il n’en sorte un incendie qui embrase toute l’Allemagne. Parmi leurs douze articles, il y en a qui sont justes et équitables. »

g – Gott ist’s selber der setzt sich wider euch. (L. Opp. XIX. 254.

Cet exorde était propre à concilier à Luther la confiance des paysans, et à leur faire écouter avec patience les vérités qu’il avait à leur dire. Il leur représenta qu’une grande partie de leurs demandes était, il est vrai, fondée ; mais que se révolter, c’était agir en païens ; que le devoir des chrétiens était la patience, et non la guerre ; que s’ils continuaient à se lever au nom de l’Évangile contre l’Évangile même, il les regarderait comme des ennemis plus dangereux que le pape. « Le pape et l’Empereur, continuait-il, se sont unis contre moi ; mais plus le pape et l’Empereur ont tempêté, plus l’Évangile a fait de progrès… Pourquoi cela ? C’est que je n’ai jamais ni tiré l’épée, ni demandé vengeance ; c’est que je n’ai eu recours ni au tumulte ni à la révolte : j’ai remis tout à Dieu, et je me suis attendu à sa main puissante. Ce n’est ni avec le glaive, ni avec l’arquebuse, que les chrétiens combattent, mais avec les souffrances et avec la croix. Christ, leur capitaine, n’a pas manié l’épée… il a été suspendu au bois. »

Mais en vain Luther faisait-il entendre des paroles si chrétiennes. Le peuple était trop exalté par les discours fanatiques des chefs de la révolte, pour prêter, comme autrefois, l’oreille au Réformateur. « Il fait l’hypocrite, disait-on ; il flatte les princes ; il a déclaré la guerre au pape, et il veut que nous nous soumettions à nos oppresseurs ! »

La révolte, au lieu de s’apaiser, devint donc plus formidable. A Weinsberg, le comte Louis de Helfenstein et les soixante et dix hommes qu’il commandait, furent condamnés à mort. Une partie des paysans tenaient leurs piques en avant, fermes et immobiles ; d’autres chassaient et acculaient contre cette forêt de fer, le comte et ses soldatsh. La femme du malheureux Helfenstein, fille naturelle de l’empereur Maximilien, tenant en ses bras un enfant de deux ans, demandait à genoux, avec de grands cris, la vie de son époux, et s’efforçait en vain d’arrêter cette marche meurtrière ; un jeune garçon, qui avait été au service du comte, et qui s’était joint aux rebelles, gambadait près de lui, et jouait sur un fifre la marche de la mort, comme s’il eût conduit à la danse les victimes. Tous périrent ; l’enfant fut blessé dans les bras de sa mère ; elle-même fut jetée sur un char de fumier et conduite ainsi à Heilbronn.

h – Und jagten den Grafen durch die Spiesse. (Mathesius, p. 46.)

A l’ouïe de ces cruautés, un cri d’horreur se fit entendre parmi les amis de la Réformation, et un terrible combat se livra dans l’âme sensible de Luther. D’un côté, les paysans se moquant de ses représentations, prétendaient à des révélations du ciel, faisaient un usage impie des menaces de l’Ancien Testament, proclamaient l’égalité des conditions et la communauté des biens, défendaient leur cause avec le fer et le feu, et se livraient à des exécutions barbares. De l’autre, les ennemis de la Réforme demandaient, avec un malin sourire, au Réformateur, s’il ne savait donc pas qu’il était plus facile d’allumer un incendie que de l’éteindre. Indigné de ces excès, épouvanté de la pensée qu’ils pourraient arrêter les progrès de l’Évangile, Luther n’hésita plus ; il ne ménagea rien ; il se déchaîna contre les rebelles avec toute la force de son caractère, et dépassa peut-être les justes bornes dans lesquelles il eût dû se contenir.

« Les paysans, dit-il, commettent trois horribles péchés envers Dieu et envers les hommes, et méritent ainsi la mort du corps et celle de l’âme. D’abord, ils se révoltent contre leurs magistrats, auxquels ils ont juré fidélité. Ensuite, ils volent, ils pillent les couvents et les châteaux. Enfin, ils couvrent ces crimes du manteau de l’Évangile. Si vous ne mettez à mort un chien enragé, vous périrez et tout le pays avec vous. Celui qui sera tué en combattant pour les magistrats, sera un véritable martyr, s’il a combattu avec une bonne conscience. » Luther dépeint ensuite avec énergie la coupable violence des paysans, qui contraignent des hommes simples et paisibles à entrer dans leur alliance, et les entraînent ainsi dans la même condamnation. Puis il ajoute : « C’est pourquoi, chers seigneurs, aidez, sauvez, délivrez, ayez pitié de ce pauvre peuple. Frappe, transperce et tue qui peut… Si tu meurs, tu ne pouvais avoir une fin plus heureuse ; car tu meurs au service de Dieu et pour sauver ton prochain de l’enferi. »

i – Deinen Nächsten zu retten aus der Hölle. (L. Opp. XIX. 266.)

Ni la douceur, ni la force ne purent arrêter le torrent populaire. Ce n’était plus pour le service divin qu’on sonnait la cloche des églises ; dès qu’au sein des campagnes on entendait retentir ces sons graves et prolongés, c’était le tocsin, et tous couraient aux armes. Le peuple de la forêt Noire s’était réuni autour de Jean Muller de Bulgenbach. D’un aspect imposant, couvert d’un manteau rouge, un bonnet rouge sur la tête, ce chef s’avança fièrement, de village en village, suivi de ses paysans. Derrière lui, sur un char orné de rubans et de feuillage, s’élevait le drapeau tricolore, noir, rouge et blanc, signal de la révolte. Un héraut, bariolé de même, lisait les douze articles, et invitait le peuple à se joindre à l’émeute. Quiconque s’y refusait était exclu de la communauté.

Bientôt cette marche, d’abord pacifique, devint plus inquiétante. « Il faut, s’écria-t-on, forcer les seigneurs à se soumettre à l’alliance. » Et pour les y amener, on pille les greniers à blé, on vide les caves, on pêche les étangs seigneuriaux, on réduit en ruine les châteaux des nobles qui résistent, et on brûle les couvents. La résistance a enflammé la colère de ces hommes grossiers ; l’égalité ne leur suffit plus ; ils veulent du sang… et ils jurent de faire mordre la poussière à quiconque porte un éperon au pied.

A l’approche des paysans, les villes hors d’état de résister ouvrent leurs portes et s’unissent à eux. Dans tous les lieux où ils entrent, les images sont déchirées, les crucifix brisés, des femmes armées parcourent les rues et menacent les moines. Sont-ils battus en un endroit, ils se rassemblent en un autre, et bravent les forces les plus redoutables. Un comité de paysans s’établit à Heilbronn. Les comtes de Lowenstein sont pris ; on les revêt d’une blouse, on leur met un bâton blanc à la main, et on les contraint de jurer les douze articles. « Frère George, et toi, frère Albert, » dit un chaudronnier d’Ohringen aux comtes de Hohenlohe, qui s’étaient rendus au camp, « jurez nous de vous conduire en frères ; car vous aussi, vous êtes maintenant des paysans ; vous n’êtes plus seigneurs. » L’égalité des conditions, ce rêve de tous les démocrates, est établie dans l’aristocratique Allemagne.

Un grand nombre de nobles, les uns par crainte ; les autres par ambition, se joignirent alors aux révoltés. Le fameux Gôtz de Berlichingen, voyant les siens lui refuser obéissance, voulut s’enfuir vers l’électeur de Saxe ; mais sa femme, qui se trouvait en couches, cacha, pour le retenir près d’elle, la réponse de l’électeur. Götz, serré de près, fut obligé de se mettre à la tête de l’armée des rebelles. Le 7 mai, les paysans entrèrent dans Wurtzbourg, où les bourgeois les reçurent avec acclamations. Les forces des princes et des chevaliers de la Souabe et de la Franconie, qui étaient réunies dans cette cité, l’évacuèrent, et se retirèrent avec précipitation dans la citadelle, dernier boulevard de la noblesse.

Mais déjà le mouvement s’est étendu à d’autres parties de l’Allemagne. Spire, le Palatinat, l’Alsace, la Hesse ont reconnu les douze articles, et les paysans menacent la Bavière, la Westphalie, le Tyrol, la Saxe et la Lorraine. Le margrave de Bade, ayant repoussé les articles, est forcé de s’enfuir. Le coadjuteur de Foulde y accède en riant. Les petites villes disent qu’elles n’ont pas de lances à opposer aux révoltés. Mayence, Trêves, Francfort, obtiennent les libertés qu’elles réclament.

Une immense révolution se prépare dans tout l’Empire. Les droits ecclésiastiques et séculiers qui oppriment les paysans, seront supprimés ; on sécularisera les biens du clergé, pour dédommager les princes et pourvoir aux besoins de l’Empire ; les impôts seront abolis, sauf un tribut qui se payera tous les dix ans ; la puissance impériale, reconnue par le Nouveau Testament, subsistera seule ; tous les autres princes cesseront de régner ; soixante-quatre tribunaux libres seront établis, et des hommes de toutes les classes y siègeront ; tous les états retourneront à leur destination primitive ; les ecclésiastiques ne seront plus que pasteurs des églises ; les princes et les chevaliers ne seront que défenseurs des faibles ; l’unité des poids et des mesures sera introduite, et l’on ne frappera dans tout l’Empire qu’un seule monnaie.

Cependant les princes étaient sortis de leur première stupeur, et George de Truchsess, général en chef de l’armée impériale, s’avançait du côté du lac de Constance. Il bat les paysans, le 2 mai, à Beblingen, marche sur la ville de Weinsberg, où le malheureux comte de Helfenstein avait péri, la brûle, la rase, et ordonne que les ruines en soient respectées, comme un éternel monument de la trahison de ses habitants. A Fürfeld, il se réunit à l’électeur palatin et à l’électeur de Trêves, et tous ensemble s’avancent vers la Franconie.

La Frauenbourg, citadelle de Wurtzbourg, tenait encore pour les princes, et la grande armée des paysans était toujours réunie sous ses murs. En apprenant la marche de Truchsess, ils se décidèrent à l’assaut, et le 15 mai, à neuf heures du soir, les trompettes sonnent, le drapeau tricolore se déploie, et les paysans se précipitent à l’attaque, en poussant d’horribles cris. Sébastien de Rotenhah, l’un des plus chauds partisans de la Réforme, commandait dans le château. Il avait mis la défense sur un pied redoutable, et ayant exhorté les soldats à repousser l’assaut avec courage, tous avaient juré de le faire, en élevant trois doigts vers le ciel. Le combat le plus terrible s’engage alors. A l’énergie et au désespoir des paysans, la forteresse répond de ses murs et de ses tours par des pétards, des pluies de soufre et de poix bouillante, et les décharges de son artillerie. Les paysans, frappés ainsi par leurs ennemis invisibles, sont un moment surpris, mais bientôt leur rage ne fait que s’accroître ; la nuit s’avance, et la lutte se prolonge. La forteresse, éclairée par les milliers de feux de la bataille, semble dans les ténèbres un géant superbe, qui, vomissant des flammes, lutte seul, au milieu de foudroyantes détonations, pour le salut de l’Empire, contre la farouche valeur des hordes furieuses. A deux heures après minuit, les paysans, dont tous les efforts ont échoué, se retirent enfin.

Ils voulurent entrer en négociation, soit avec la garnison, soit avec Truchsess, qui s’avançait à la tête de son armée. Mais c’était sortir de leur rôle ; la violence et la victoire pouvaient seules les sauver. Après quelques irrésolutions, ils se décident à marcher à la rencontre de l’armée impériale ; mais l’artillerie et la cavalerie firent des ravages affreux dans leurs rangs. A Königshofen, puis à Engelstadt, ces malheureux furent complètement défaits. Alors, abusant de leur victoire, les princes, les nobles et les évêques déployèrent la cruauté la plus inouïe. Les prisonniers furent pendus le long des chemins. L’évêque de Wurtzbourg, qui s’était enfui, revint, parcourut avec des bourreaux tout son diocèse, et l’arrosa à la fois du sang des rebelles et du sang des tranquilles amis de la Parole de Dieu. Götz de Berlichingen fut condamné à une prison perpétuelle. Le margrave Casimir d’Anspach fit arracher les yeux à quatre-vingt-cinq paysans rebelles, qui avaient juré que leurs yeux ne reverraient jamais ce prince, et il jeta dans le monde cette troupe d’aveugles, qui s’en allèrent ça et là, se tenant par la main, tâtonnant, chancelant, et mendiant leur pauvre existence. Le malheureux garçon qui avait joué sur son fifre la marche de mort de Helfenstein, fut attaché à un pieu par une chaîne ; on alluma un feu tout autour de lui, et les chevaliers assistèrent en riant à ses horribles contorsions.

Le culte fut partout rétabli sous son ancienne forme. Les pays les plus florissants et les plus peuplés de l’Empire ne présentèrent plus à ceux qui les parcouraient que des monceaux de cadavres et des ruines fumantes. Cinquante mille hommes avaient péri, et le peuple perdit presque partout le peu de liberté dont il avait joui jusqu’alors. Telle fut, dans le sud de l’Allemagne, l’horrible fin de cette révolte.

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