Demain…l’au-delà
« Gémir, pleurer, prier est également lâche
« Fais énergiquement ta longue et lourde tâche
« Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,
« Puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler »


Alfred de Vigny

La Camarde

Un aveugle garde intactes les ressources du vocabulaire. Et par compensation, pourrait-on dire, l’homme plongé dans la nuit acquiert un supplément vocal qui lui permet, au besoin, de crier fort pour être entendu de loin quand il appelle à l’aide. On en trouve confirmation au plan de l’obscurité de la mort. Comme des enfants apeurés qui, pour traverser l’ombre redoutable d’une forêt, chantent de plus en plus fort et tentent d’exorciser les ténèbres à force d’enfler leur voix, les textes qui vont suivre semblent souvent forcer le ton. A l’enseigne de la camarde se font entendre des chantres lugubres d’une réalité souvent horrible. Leur voix risque de choquer, leur style est à l’image des noirceurs qu’il a charge d’évoquer. La Camarde, les dictionnaires vous le diront, est le féminin de l’adjectif camard. Georges Brassens, lui, connaît une utilisation du substantif. Dans sa « ballade des cimetières », il dit : « et Dieu fit signe à la camarde… ».

Cette évocation de la mort souligne une caractéristique squelettique du visage humain : privé de son support cartilagineux, le nez devient camard, busqué, aplati.

La poésie funèbre, inspirée par la camarde, est sombre à souhait. C’est la désolante « Ballade des pendus » de François Villon. C’est la danse macabre : « ronde infernale dansée par les morts de toutes conditions et de tous les âges, rois ou sujets, riches ou pauvres, vieillards ou enfants ».

Immobilité égalitaire : tous sont plongés dans les ténèbres de la mort.

Ténèbres doublement opaques puisqu’en plus de l’ombre funéraire, les orbites des défunts sont vides. Autant la vie a pu différencier les regards humains de par ce qu’ils ont reflété, admiré ou contemplé, autant leur cécité de gisants est unitaire.

« Bleus ou noirs, tous aimés tous beaux,
Des yeux sans nombre ont vu l’aurore,
Ils dorment au fond des tombeaux
Et le soleil se lève encore…»

Pudiquement, Sully Prud’homme évoque les yeux fermés. Le réalisme d’un Paul Valéry pousse plus loin le constat de la cécité :

« «Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée
Qui de la mort fait un sein maternel…
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel ! »

On sait que la Franche-Comté ne fut réunie à la couronne de France qu’en 1678 par la paix de Nimègue. On sait moins que, pendant un siècle environ. certains Francs-Comtois se firent ensevelir face contre terre « pour éviter à leur cadavre la souffrance de voir leur sol foulé par des Français… ».

C’était prendre bien des précautions, compte tenu de l’état de leurs orbites creuses. Car lumière et vision font partie de cet équipement vital que la mort nous contraint à dépouiller.

Théophile Gauthier l’évoque avec délicatesse :

«Qu’est-ce que le tombeau? — Le vestiaire où l’âme,
Au sortir du théâtre et son rôle joué,
Dépose ses habits d’enfant, d’homme ou de femme,
Comme un masque qui rend son costume loué. »

Mais Lanza del Vasto, lui, fait le bilan rapide de ce qui reste, une fois ce dépouillement effectué :

« Au jour marqué chaque mort s’est couché
Avec sa croix qui le garde et le biffe

Leur face, trous, dont survivent les dents… »

Pour Beaudelaire non plus, l’image de nos restes n’est guère séduisante :

« Les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs.
Et quand octobre souffle, émondeur de vieux arbres,
Souvent mélancoliques alentour de leurs marbres,
Certes, ils doivent trouver les vivants bien ingrats
De dormir comme ils font, chaudement, dans leurs draps,
Tandis que dévorés de noires songeries,
Sans compagnon de lit, sans bonnes causeries
Vieux squelettes rongés, travaillés par le ver,
Ils sentent s’égoutter les neiges de l’hiver… »

Les squelettes « scientifiques », auditeurs dociles des amphithéâtres, mis au coin plus souvent qu’à leur tour, sont-ils plus enviables ?

Il ne semble pas, si l’on en croit le petit poème anonyme cité par le professeur C. Favarger 1 qui en avait lu le texte sur le mur de la Maison des Etudiants de l’Université de Bruxelles.

1 L’homme face à la mort, Ed. Delachaux et Niestlé, 1952, p. 24.

« Squelette, réponds-moi, qu’as-tu fait de ton âme ?
Flambeau qu’as-tu fait de ta flamme ?
Cage déserte qu’as-tu fait
De ton bel oiseau qui chantait ?
Volcan qu’as-tu fait de ta lave ?
Qu’as-tu fait de ton maître, esclave ? »

La délicate Madame De Noailles va plus loin encore : elle ne se contente pas d’évoquer « la » mort. Crûment, elle envisage « sa » mort :

« Je serai ce néant sans volonté, sans geste,
Ce dormeur incliné qui, si on l’insultait,
Garderait ce silence absorbé qui lui reste. »

Et ailleurs :

« On te laissera là. Peut-être la nuit même de cet enterrement
Sur toi qui fus si douce et d’une ardeur extrême
Il pleuvra froidement… »

« Assez, assez ! » commencent à crier quelques-uns dans le fond de la salle. « Ce symposium du macabre devient manifestement déplaisant… Priez le président de clore cette première série de citations… ».

Le président a été aveugle. Qu’il ait été guéri de sa cécité ne l’a pas rendu amnésique quant à l’horreur de sa situation première.

Et la nuit où nous sommes plongés, sans recours, sans salut, il n’est pas mauvais qu’on l’évoque dans sa froide nudité.

« Les pieuses ruses » ont la part trop belle de nous masquer la réalité sous des fards rassurants : « sommeil, repos, tranquillité, paix… ».

La vérité est autre et ces ténèbres, la Bible elle-même nous les décrit comme traversées de pleurs et de grincements de dents.

Le charmant Jacques Prévert peut bien nous dépeindre ses escargots partis pour l’enterrement d’une feuille morte :

« Ils ont la coquille noire
Du crêpe autour des cornes… »

et on leur conseille :

« … ne prenez pas le deuil
Ça noircit le blanc de l’œil
Et puis ça enlaidit,
Les histoires de cercueils
C’est triste et pas joli… »

Rien de bien grave dans tout ceci !

Tout au plus une pensée, une songerie un peu mélancolique et une envie de faire un détour en compagnie de Georges Brassens :

« Je serai triste comme un saule
Quand le dieu qui partout me suit
Me dira, la main sur l’épaule,
« Va-t’en voir là-haut si j’y suis »
Alors du ciel et de la terre
Il me faudra faire mon deuil
Est-il encor debout le chêne
Ou le sapin de mon cercueil ?

» S’il faut aller au cimetière
J’prendrai le chemin le plus long
J’ferai la tombe buissonnière
J’quitterai la vie à reculons
Tant pis si les croqu’-morts me grondent
Tant pis s’ils me croient fou à lier
Je veux partir pour l’autre monde
Par le chemin des écoliers. »

Les propos de Jacques Brel nous dérangent davantage :

« La mort m’attend comme une vieille fille
Au rendez-vous de la faucille
Pour mieux cueillir le temps qui passe
La mort attend sous l’oreiller
Que j’oublie de me réveiller
Pour mieux glacer le temps qui passe
La mort attend que mes amis
Me viennent voir en pleine nuit
Pour mieux se dire que le temps passe
La mort m’attend aux dernières feuilles
De l’arbre qui fera mon cercueil
Pour mieux clouer le temps qui passe
La mort m’attend dans les lilas
Qu’un fossoyeur lancera sur moi
Pour mieux fleurir le temps qui passe. »

Et ceci d’autant qu’il les assortit d’une question inéluctable :

« Mais qu’y a-t-il derrière la porte
Et qui m’attend déjà
Ange ou démon qu’importe
Au devant de la porte il y a toi. »

Toi ? Qu’est-ce à dire ? Une présence amie ? Une main secourable ? Ou seulement la hideuse camarde « crâne vide et rire éternel ».

Non. Toi. Le plus simplement du monde. « Toi… » sujet provisoirement actif des verbes de la vie (toi qui écris, toi qui lis) ; candidat déjà inscrit pour être le sujet des verbes passifs de la mort.

Toi, interpellé sans grande tendresse par un Léo Ferré :

« L’inconnu qui salue bien bas
Les lents et douloureux cortèges
Et qui ne se rappelle pas
Qu’il a soixante-et-quinze berges. »

Ces « lents et douloureux cortèges » constituent l’ultime accompagnement d’un convoi funèbre. Mais ce n’est là qu’un remède illusoire à la solitude effrayante de l’heure dernière.

N’importe, on comprend un peu Barbara qui trouve quelque réconfort à imaginer plutôt son enterrement que sa mort :

« Y’ aura du monde à l’enterrement
Si l’on en croit les apparences,
S’ils viennent tous à l’enterrement.

» Les celles qui : je l’ai bien connue
Les pas belles, les cancanières,
Les celles qui ont de la vertu
Et de bien méchantes manières,
Viendront dans leur robe de bal
Me dire un petit compliment
Pour ma dernière générale
Le jour de mon enterrement.

» Les mondains, les encanaillés
Et mesdames les sous sous-préfètes,
Trois petits fours et deux Ave
A la fête comme à la fête
Se diront pour passer le temps
A voix basse des bagatelles
Tout en se repassant la pelle
Le jour de mon enterrement.

» Ah, je voudrais rien qu’un instant
Les voir sur la dalle froide,
Agenouillés et marmonnants,
En avant pour la mascarade,
Ça f’ra du monde à l’enterrement
Et finie la douce habitude
Celle-là de passer mon temps
A vivre dans la solitude,
Le jour du dernier rendez-vous
Non, je ne serai pas seulette
S’ils viennent ce sera vivant
Le jour de mon enterrement… »

Les figures d’enterrement, les suiveurs de convois funèbres ne font pas l’unanimité. Pour clos que soient les yeux, pour aveugles que soient les regards des défunts, il n’en reste pas moins qu’on leur suppose une certaine lucidité…

Le moribond de Jacques Brel entr’ouvre un œil :

« Ah, je les vois déjà
Compassés et frileux
Suivant comme des artistes
Mon costume de bois
Ah, je les vois déjà
Tous mes chers faux amis
Souriant sous le poids
Du devoir accompli. »

Et Félix Leclerc, dans « l’Héritage », discerne non seulement les

« Chapeaux noirs
Les yeux dans l’eau
Les mouchoirs
Les gros sanglots
Gerbes de fleurs
Miserere. »

mais aussi

« La rage au cœur et les couteaux tirés… »

Mais il y a pire. Repartis les amis et les connaissances, les parents s’emploient à décorer la tombe. Aux rites funèbres s’ajoutent les monuments funéraires et le vocabulaire des inscriptions, des épitaphes… Et si les morts pouvaient lire. si la grâce leur était faite d’une ultime clairvoyance, ne protesteraient-ils pas comme le défunt imaginé par Jacques Brel ?

« J’aimerais tenir l’enfant de Marie
Qui a fait graver sous ma statue
« Il a vécu toute sa vie
Entre l’honneur et la vertu »
Moi qui ai trompé mes amis
De faux serments en faux serments.
Moi qui ai trompé mes maitresses
Du printemps jusqu’au printemps.

« J’aimerais tenir l’enfant de carême
Qui a fait graver sous ma statue
« Les Dieux rappellent ceux qu’ils aiment,
Et c’était lui qu’ils aimaient le plus »
Moi qui n’ai jamais prié Dieu
Que lorsque j’avais mal aux dents
Moi qui n’ai jamais prié Dieu
Que quand j’ai eu peur de Satan
Moi qui n’ai prié Satan
Que quand j’ai eu peur du Bon Dieu. »

A qui prétend-on mentir ? Au mort ? Allons donc il est sans doute au clair. Aux vivants ? Pour bien les persuader que les cimetières sont remplis de gens irremplaçables, partis (pourquoi si tôt), en laissant derrière eux des regrets éternels ? Ne serait-ce pas plutôt pour le cas possible où la nuit de l’au-delà recèlerait une présence ? L’effort dérisoire de convaincre quelqu’un ?

Car la crainte de la solitude, la peur enfantine d’être laissé dans le noir ne sont effrayantes, tous comptes faits, qu’en raison des dangers d’être surpris, sans recours et sans défense par une présence hostile. La logique n’y trouve peut-être pas son compte, mais le fait est là : aveugles de la nuit. aveugles de la mort, la peur qui nous habite ne tient pas à ce qu’« il n’y ait rien », mais au contraire qu’il y ait quelque chose. Plus même : quelqu’un de mystérieux, d’inconnu, de redoutable.

La mort ne serait plus, dès lors, la fin de tout.

Et c’est bien là le motif d’angoisse qui se lit entre les lignes du dernier quatrain écrit par Tristan Bernard :

« Quitter ce monde-ci, mais pour quel avenir ?
Cette existence de l’au-delà, quelle est-elle ?
Je voudrais m’en aller mais serait-ce en finir ?
Mon emm... d’âme est peut-être immortelle… »

Cela n’expliquerait-il pas certains refus ?

La mise en congé de Dieu lui-même, telle que l’imagine Prévert ?

« Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y
Et nous, nous resterons sur la terre
Qui est quelquefois si jolie
Avec ses mystères de New York
Et puis ses mystères de Paris
Qui valent bien celui de la Trinité. »

Dans un ton bien différent, mais avec une similitude, peut-être. de mentalité, il y a aussi le renvoi de tout émissaire qui se présenterait de la part de Dieu. Le prêtre qu’entrevoit Albert Camus dans « l’Etranger » en fera les frais.

Le condamné à mort, seul dans sa cellule, refuse obstinément la visite de l’aumônier, « Pourquoi ce refus ? » a demandé l’ecclésiastique…

« J’ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j’en étais bien sûr et j’ai dit que je n’avais pas à me le demander : cela me paraissait une question sans importance (…).

» Il a détourné les yeux et, toujours sans changer de position, m’a demandé si je ne parlais pas ainsi par excès de désespoir. Je lui ai expliqué que je n’étais pas désespéré. J’avais seulement peur, c’était bien naturel. « Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarqué. Tous ceux que j’ai connus dans votre cas se retournaient vers lui. » J’ai reconnu que c’était leur droit. Cela prouvait aussi qu’ils en avaient le temps. Quant à moi, je ne voulais pas qu’on m’aidât, et justement le temps me manquait pour m’intéresser à ce qui ne m’intéressait pas (…).

» il est resté assez longtemps détourné. Sa présence me pesait et m’agaçait. J’allais lui dire de partir, de me laisser, quand il s’est écrié tout d’un coup avec une sorte d’éclat, en se retournant vers moi : « Non, je ne peux pas vous croire. Je suis sûr qu’il vous est arrivé de souhaiter une autre vie ». Je lui ai répondu que naturellement, mais cela n’avait pas plus d’importance que de souhaiter d’être riche, de nager très vite ou d’avoir une bouche mieux faite. C’était du même ordre (…).

» Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j’ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu’il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu. »

Perdre son temps avec Dieu, disait le héros de Camus.

L’aveugle de Bethsaïda aurait pu aussi — en désespoir de cause — refuser que cet inconnu le prenne par la main. « Temps perdu ! balivernes… » Il y eût perdu… la chance de sa vie, la chance de sa vue.

Sans doute est-il apte à comprendre le pitoyable héros de « La Puissance et la Gloire » de Graham Greene. C’était un prêtre… mais pas un aumônier apportant aux condamnés les secours de la religion. Ici, l’homme de Dieu est lui-même condamné. Coupable d’avoir exercé son ministère malgré les interdictions policières d’une dictature athée. Le lieutenant de garde est venu lui signifier sa sentence de mort et s’est absenté en disant :

« Je vous laisse seul un moment… »

Suit alors le monologue du prêtre solitaire 2.

2 Graham Greene : « La puissance et la Gloire », version scénique de P. Bost. Ed. Robert Laffont, p. 201-205.

« Non… pas tout à fait seul… Mon Dieu, mon Dieu. Maintenant il reste vous et moi. Tous les deux seuls. Il a raison… Oui… vous et moi…
Dans très peu de temps
je vais paraître devant vous, crevé de balles.
Mais alors, vous aussi mon Dieu, vous allez paraitre devant moi… »

« La mort… je croyais mon Père, que j’y avais pensé souvent.
Non ! J’en parlais. Ah, j’en ai parlé de la mort.
Et en votre nom. Mais je ne parlais de rien !
Je parlais aux gens de leur mort à eux.
Et me voici devant ma mort à moi. » (…)


« Ils vont me tuer, et je n’arrive pas à me rassurer en me disant que cet instant est aussi simple, calme, complet, qu’un instant comme tous les autres. (…) Mais vous savez, mon Dieu, si on se laisse aller quelquefois, c’est qu’on n’entend pas tous les jours votre grande voix de reproche… Alors on croit que ça peut aller. Et ça ne va jamais quand vous n’êtes pas là, mon Dieu. Dites-vous bien une chose… C’est qu’il y a des moments où on ne sait pas très bien ce que vous voulez… »

Victorieuse de notre nez : aveuglant nos yeux ; la camarde saurait-elle encore nous boucher les oreilles ?

Alors son triomphe serait complet.

Mais cette zone de suprématie lui est con- testée. Toute la vision du prophète Ezéchiel (ch. 37) le révèle : les ossements desséchés de la vallée ont encore l’ultime faculté d’entendre les ordres que le prophète leur transmet. Dans le monde du silence où la camarde croyait avoir le dernier mot, voici que retentit une voix.

Aveugles, tâtonnant dans la nuit de la vie et de la mort, de la mort et de la vie, ne pourrions-nous au moins écouter, et entendre, à défaut de voir clair dans tant de mystères ?

C’est à ce genre de recherche et de réflexion que Pascal conviait ses lecteurs.

Or, dans « La mort des autres » (Ed. du Seuil), Jean Guéhenno évoque les surprises possibles de ce genre de pensées.

« Le mot de Voltaire me revient à l’esprit : « Encore une fois, penser à soi, avec abstraction des choses naturelles, c’est ne penser à rien, à rien du tout, qu’on y prenne bien garde »… C’est à propos de Pascal qu’il nous donne cet avertissement. J’ai longtemps estimé qu’il était juste. Je n’en suis plus si sûr. Pour un Pascal, ce n’est pas ne penser à rien que de penser à Pascal. Ce ne l’est peut-être pour personne, et la chambre où Pascal s’enfermait n’était pas si vide puisqu’il finit par y avoir cette mystérieuse conversation avec cet étrange compagnon, Jésus. » (p. 181).

« Une mystérieuse conversation avec cet étrange compagnon, Jésus… ».

Nous avons bien lu. Et cet aveugle qui s’appelait Blaise Pascal a vu clair. Tout comme cet autre aveugle de Bethsaïida emmené à l’écart du village par le même Jésus. docilement conduit vers ce qui sera son chemin de lumière et de joie.

On en souhaite autant à tous ceux que surprend et désoriente l’obscurité. Celle de la mort et celle de la vie. Car, au bout du compte, c’est la même… Preuve en soit ce qu’en dit C.-F. Ramuz dans un texte de 1914 « Adieu à beaucoup de personnages ».

« O vie, tu es comme une grotte noire, un grand trou dans la terre, où on entre sans lampe, où on s’avance les mains tendues, tâtonnant contre des parois consentant d’avance à tomber, ramper sur les genoux, tourner en rond peut-être, heurtant ma tête durement quand j’aurai prétendu la redresser trop tôt, la leçon venant après la leçon, l’obscurité durant quand même… »

Mille fois oui. Mille fois juste, Mille fois vérifiée par l’aveugle de Bethsaïda dont l’apprentissage de la nuit s’est fait à coups de heurts, d’ecchymoses, de chocs et de chutes…

Jusqu’au jour — il est là pour le dire ! — où Jésus l’a pris par la main. Il peut en témoigner. Avec lui des milliers d’autres qui ont alors commencé à s’extraire des ténèbres, à remonter le courant du désespoir. Des milliers d’autres qui peuvent dire avec Victor Hugo :

« Vous qui pleurez venez à ce Dieu car il pleure
Vous qui souffrez, venez à lui car il guérit
Vous qui tremblez, venez à lui car il sourit
Vous qui passez, venez à lui car il demeure… »

LEURS DERNIÈRES PAROLES.…

RENOIR, 1919, peintre
Je fais encore des progrès.

PIERRE-LE-GRAND, 1725, empereur de Russie
Rendez tout.

GOETHE, écrivain allemand
Ouvrez les volets, de la lumière, plus de lumière.

Document

Aujourd’hui, on l’escamote

Il s’est humilié lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, la mort de la croix. (Philippiens 2.8.)

Explication

Le Christ est tellement devenu semblable aux hommes que la foi seule peut le reconnaître comme le Messie promis. Le slogan luthérien : « Par la foi seule » ne signifie pas simplement que nos œuvres n’interviennent pas dans notre salut, mais que la foi est le seul chemin pour parvenir à une droite connaissance de Dieu et du Christ. Par la foi seule signifie aussi « pas par la raison » !

On me permettra de faire part de ma perplexité devant les dialogues de plus en plus fréquents entre croyants et incroyants. Je n’ai rien contre ces derniers. Je veux les respecter. Tel « Centre » (qui veut être une nouvelle sorte d’Eglise) reconnait les incroyants comme « membres à part entière ». Je me demande si les chrétiens militants de ce Centre ne gardent pas la nostalgie d’un Christ qui, d’une manière ou d’une autre, s’imposerait à l’incroyant.

Je me demande si, dans ce cas, on ne cherche pas à récupérer subtilement les incroyants, mais en leur évitant de passer par la seule porte possible : celle de la foi. On les pousse vers l’escalier de service.

En tout cas si j’étais incroyant, je me méfierais de ces Eglises dont on me dit que je suis membre à part entière.

Des rôles renversés

Arrivons au texte cité. Remarquons tout d’abord que celui qui était en droit de réclamer de tous toute obéissance est celui qui est devenu obéissant. Les rôles ont été renversés.

Mais il nous faut éprouver une autre surprise avec le verbe « devenir ». « Le Christ est devenu obéissant », et l’épitre aux Hébreux va renchérir en disant qu’il a appris l’obéissance : Hébreux 5.8.

Nous imaginons trop facilement que le Christ est né avec une obéissance naturelle chevillée au corps. Il devait obéir comme il respirait.

Les textes cités s’y opposent. Vraiment homme, le Christ a dû apprendre sans cesse l’obéissance, il a dû devenir obéissant.

A fortiori en est-il de même pour nous.

Obéissant jusqu’à la mort

Il semble bien à la lecture de tout le Nouveau-Testament qu’il est un domaine où l’obéissance du Christ a été à un cheveu de craquer ; c’est quand il a été confronté à la mort.

Si pour le reste son obéissance nous apparaît comme relativement facile, le Christ semble avoir buté sur cette énigme, sur cette étrangère si familière, ce terme aussi certain qu’il est impossible à penser et qui s’appelle la mort.

Cette mort qui colle à notre vie et que nous ne pouvons pas vivre : qui ne veut rien dire tant que je ne l’ai pas vécue et que je ne veux plus dire dès que je la connais. Je ne la connais qu’au moment où je ne connais plus. Elle est paradoxe total. Rien n peu qu’elle. Rien n’est aussi réel et elle est l’irréel. Elle est la négation de tout. Même de Dieu.

On comprend alors qu’à Gethsémané, le Christ ait reculé devant sa propre négation. Le sommet de son obéissance est d’avoir enfin accepté sa mort, restée pour lui l’Ennemie.

Nous l’avons dit il y a quelque temps, mais il faut le rappeler. Car aidé en cela par l’Eglise, l’homme ruse sans cesse avec la mort. Au lieu de prêcher vraiment la Résurrection, cette impossible victoire sur cette impossible mort, on s’est souvent contenté de désamorcer la mort, de la désodoriser, de l’amadouer.

De celle qui faisait reculer et hurler le Christ d’horreur (Jean 11.35), les chrétiens ont fait jadis une amie. Car aujourd’hui on biaise autrement : un jour par an on rend ses devoirs à la Mort, on fête les morts, et on les expulse soigneusement le reste de l’année.

Foin de ces enterrements qui duraient quatre heures (et plus) et où précisément toute vie s’arrêtait. Maintenant c’est à la chaîne qu’on nous enterre ; à 100 à l’heure. Car il est indécent de mourir, Il est indécent de poser de pareilles questions aux hommes et de leur rappeler qu’eux aussi ils vont mourir. Alors on vous camoufle, on vous cache, on vous expédie.

Hier on avait le culte de la mort. Et on avait tort. Aujourd’hui on l’escamote. Et si hier, l’Eglise de la Réforme a eu raison de protester contre un christianisme dégénéré en religion de la mort, sa fidélité actuelle est probablement de rappeler le sérieux de la mort, et qu’on ne l’exorcise pas avec dix pots de chrysanthèmes, mais qu’on l’assume par la foi en la Résurrection.

Alphonse Maillot 1

1 Dans Christianisme au XXe siècle N° 33/1973.

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