Une paysanne l’avait prédit : « L’Amiral sera tué, à Paris, et dix mille autres avec lui. » Un avocat de Rouen, catholique, présent dans la capitale au moment de la Saint-Barthélemy, écrit : « Le nombre des tués, dans Paris et les faubourgs, surpasse dix mille personnes... La rivière était teinte en sang ; les portes du palais du roi peintes de même couleur, mais les tueurs n’étaient pas assouvis. » Un étudiant suisse, protestant, affirme, de son côté : « Passe dix mille créatures, hommes et femmes, jeunes et vieux, furent misérablement égorgées en vingt-quatre heures. »
« Le roi, quelques jours après, envoya chercher Pizon, boucher, et grand massacreur, auquel il demanda s’il y avait dans la ville quelques huguenots de reste. Pizon répondit qu’il en avait jeté le jour auparavant cent vingt dans l’eau, et qu’il en avait entre ses mains autant pour la nuit suivante. De quoi le roi, grandement réjoui, se prit à rire si fort que ne le sauriez croire (1). »
(1) A. Conon. Particularité du massacre de la Saint-Barthélemy. (Cité par J. Viénot. Histoire de la Réforme française).
Le roi d’Espagne, Philippe II, quand il apprit le massacre, se mit à rire, « ce qu’il n’avait jamais fait de sa vie.
Le pape, Grégoire XIII, pour célébrer l’évènement, fit tirer le canon, alluma des feux de joie, publia un jubilé, commanda trois tableaux au peintre Vasari, et frappa une médaille commémorative : au revers figure le souverain pontife, à l’avers un ange tenant la croix et une épée.
Au nom du clergé français, le cardinal de Lorraine félicita Charles IX et lui remit une somme d’argent considérable. Le roi palpa, d’autre part, sur le pillage des maisons et les biens séquestrés, trois millions de bénéfice. Comment aurait-il douté de la bénédiction d’En-Haut ? Un jésuite affirme, en décrivant la médaille papale, qu’elle remémore la « boucherie horrible », que « Dieu avait conseillée et pour laquelle il avait prêté sa divine assistance ».
Mais, si le massacre avait fait tache d’huile - et de sang - à travers la France, le peuple protestant, dans la province, organisa la résistance au roi-bourreau. En 1576, Henri. III dut signer avec les huguenots un traité, par lequel il désavouait la Saint-Barthélemy. Par contre, en 1585, l’édit de Nemours chassait du royaume les pasteurs, et obligeait tous les protestants à se convertir au romanisme.
Brusquement, quatre ans plus tard, un huguenot montait sur le trône, sous le nom de Henri IV. Il lui fallut de dures années de guerre pour briser le parti (catholique et révolutionnaire) de « la Ligue ». Il acheva de conquérir son royaume, en abjurant : « Paris vaut bien une messe ! » En revanche, il donna l’édit de Nantes à ses anciens coreligionnaires (13 avril 1598). Les Réformés acquéraient la liberté de célébrer leur culte, d’être admis aux dignités ou charges publiques, de siéger dans certains tribunaux.
Le pape déclara qu’un pareil édit le « crucifiait », puisqu’il accordait « la liberté de conscience à chacun » , ce qui est « la pire chose du monde ».
L’édit assurait la paix à 1.250.000 huguenots environ, le douzième, a peu près, de la population totale. Il fut scellé du grand sceau de cire verte, marque des édits irrévocables.
Moins de cent ans plus tard, un petit-fils de Henri IV (inspiré par Madame de Maintenon, petite-fille du fougueux huguenot Agrippa d’Aubigné) révoquait l’irrévocable.
En effet, dès 1661, l’Assemblée du clergé romain réclama la « stricte application » de l’édit de Nantes. En d’autres termes, tout ce que le document ne stipulait pas d’une façon expresse, devait être considéré comme interdit. Or, les temples, construits depuis 1598, n’étaient pas visés dans l’édit ; on devait donc les détruire. De même, l’édit ne déclarait point que les protestants seraient enterrés « de jour » ; leurs inhumations devaient donc avoir lieu de nuit. L’édit reconnaissait que les protestants étaient capables d’exercer des fonctions publiques ; mais il n’obligeait pas à les leur confier … C’est l’esprit de Tartufe. Tout ce système porte la marque de fabrique du jésuitisme ardent à la « Contre-Réforme ». – Encore un trait du même génie. L’Eglise romaine raisonnait ainsi : les temples sont destinés aux protestants ; ils doivent donc servir à leurs seuls destinataires ; des lors si un catholique parvient à s’y glisser, l’édifice est bon à démolir. Cette argumentation permit de supprimer les temples, comme un faucheur coupe l’herbe.
Vers 1680, aiguillonné par le clergé, Louis XIV rendit des ordonnances de ce genre : défense aux catholiques de quitter l’Eglise romaine ; – ordre aux magistrats d’interroger les malades calvinistes, pour savoir s’ils s’obstinaient à mourir protestants ; – autorisation aux enfants Réformés de changer de religion, dès l’âge de sept ans (on favorisa ainsi le rapt des petits, volés à leurs parents).
De plus, le roi fit jouer les arguments sonnants et trébuchants ; il paya les abjurations. D’une part, indirectement ; par exemple, les débiteurs protestants qui passaient au catholicisme étaient dispensés de payer leurs dettes, durant trois ans. D’autre part, directement ; on fonda une « caisse des conversions ».
Après les arguments métalliques, les arguments frappants. Pour vaincre les résistances religieuses des huguenots, on imagina de loger sous leur toit les Dragons du roi. Un témoin, le pasteur Claude, a laissé une description dramatique, et trop fidèle, de ces dragonnades. Pour obtenir des abjurations, les soldats pendaient les gens par les cheveux, ou par les pieds, aux crochets des cheminées, et les enfumaient en allumant du foin mouillé ; ils dévêtaient leurs victimes et les déchiquetaient à coups de canif, ou les brûlaient avec des pincettes rougies au feu ; ils se relayaient, la nuit, pour empêcher leurs souffre-douleur de fermer l’œil, ou battaient du tambour auprès des malades, pendant des journées entières ; ils arrachaient les ongles ; ils enflaient hommes et femmes avec des soufflets, jusqu’à les faire éclater... On ne peut tout dire ; je n’ose répéter certains détails.
C’est au lendemain de ces férocités, que l’Assemblée, du clergé félicita Louis XIV d’avoir ramené les hérétiques « par des chemins couverts de fleurs ». Plus véridique, le duc de Saint-Simon déclare : « De la torture à la communion il n’y avait souvent pas vingt-quatre heures de distance, et leurs bourreaux étaient leurs conducteurs. » Des paysans de Saintonge arrachaient l’hostie de leur bouche en quittant l’église.
Les brutalités soldatesques, ajoutées aux sonorités métalliques, firent merveille. La peur, hélas ! obtenait des conversions par myriades, comme on détache les fruits en secouant un prunier. Des statistiques miraculeuses parvenaient à la Cour. En 1685, dans le Béarn, sur 22.000 protestants, il en restait 400 à convertir ; dans la région de Nîmes, 40.000 abjurations en dix jours (deux à la minute) ; la ville de Montpelier fut illuminée de la Grâce en moins de trois journées. Le roi en conclut qu’il n’existait plus de huguenots. Son confesseur jésuite lui démontra que l’édit « perpétuel » de son aïeul ne trouvait plus d’application ; c’était un couvercle sans pot. De plus, il ne négligea point de suggérer qu’un acte retentissant, lourd de piété, pourrait équilibrer, dans les balances divines, un certain désordre des mœurs affiché par le monarque.
Alors s’accomplit la faute irréparable ; la France fut délibérément blessée du coup fatal. Louis XIV révoqua l’édit de Nantes, à Fontainebleau, le 18 octobre 1685.
De toutes les institutions politiques ou religieuses connues dans l’histoire du genre humain, il n’en est aucune qui ait perpétré contre l’Etat, contre la propriété, contre la famille, contre la pensée, contre la conscience, - et cela au nom de « l’Evangile » ! - autant d’attentats systématiques, autant de crimes prémédités, que l’église romaine : non seulement elle frappait ses victimes sur la terre, impitoyablement, mais elle prétendait les poursuivre dans l’au-delà, en les damnant pour l’éternité.
Au lendemain de la Révocation, La Bruyère le moraliste, la marquise de Sévigné, tendre mère, le poète La Fontaine, chantre bienveillant des cigales et des perdrix, - approuvèrent. Les austères jansénistes partagèrent l’allégresse de leurs adversaires théologiques, les jésuites. L’évêque Bénigne Bossuet délira : « Poussons jusqu’au ciel nos acclamations, et disons à ce nouveau Constantin, à ce nouveau Théodose, à ce nouveau Charlemagne : Vous avez affermi la foi, exterminé les hérétiques. Dieu seul a pu faire cette merveille. »
Dès le 13 novembre, le pape écrivait au royal adultère : « Notre très cher fils en Jésus-Christ, entre toutes les preuves illustres que Votre Majesté a données de sa piété naturelle, il n’en est point de plus éclatante que le zèle vraiment digne du roi très-chrétien qui l’a portée à révoquer toutes les ordonnances rendues en faveur des hérétiques de votre royaume ... Nous avons cru que notre devoir était de vous féliciter sur le comble de louanges immortelles que vous avez ajoutées, par cette dernière action, à toutes celles qui rendent jusqu’à présent votre vie si glorieuse... Nous donnons de bon cœur à Votre Majesté notre bénédiction apostolique. »
La stupide et féroce mesure que le souverain pontife bénissait infligea, d’abord, un grave dommage matériel à la France. Trois ans plus tard, Vauban déplorait l’exode forcé de 100.000 hommes (bien que Louis XIV eût interdit l’émigration), la sortie de 60 millions de francs, et la ruine du commerce. Vers 1700, la population était tombée de 22 millions à 19 millions de Français. L’excès de la douleur, et l’absence de conducteurs spirituels, provoquèrent, dans les Cévennes, la révolte des Camisards, illuminés mystiques et guerriers farouches. Le mouvement dura une trentaine d’années ; pour y mettre fin, il fallut 60.000 soldats et le maréchal de Villars.
Il y eut aussi grave dommage moral pour notre pays : le caractère huguenot manqua, dès lors, à la nation. Un petit changement dans l’alliage d’une cloche modifie le son qu’elle rendra ; de même, ce n’est pas impunément qu’un pays repousse les meilleurs de ses enfants, rejette leurs énergies, foule aux pieds tant d’éléments de stabilité, d’intelligence, et de fidélité consciencieuse au Devoir.
Enfin, quel grave dommage religieux pour notre patrie, désormais ballottée, comme un esquif sans gouvernail, entre le romanisme et l’athéisme, au gré de courants à la fois violents et perfides !
Mais nous n’avons pas achevé le martyrologe de nos pères. Plusieurs pasteurs eurent le courage de rentrer en France, après la Révocation, pour entretenir la flamme de la foi évangélique. Six d’entre eux furent capturés, successivement, à Paris. Louis XIV les fit mettre en cellule, sans jugement ; cinq y moururent, dont trois après avoir perdu l’esprit ; le sixième fut libéré, grâce à la Hollande, après vingt-cinq années d’isolement. Un ancien avocat, le pasteur Brousson, fut étranglé sur la roue. Au moment où le supplice allait commencer, un prêtre gravit l’échafaud pour exhorter le condamné ; celui-ci le remercia en ces termes : « Que le Dieu tout-puissant récompense votre grande charité envers moi ; qu’il nous accorde la grâce de pouvoir, l’un et l’autre, voir sn face dans le Paradis ! »
Quand Louis XV, dit « le Bien-aimé », prit le pouvoir, il aggrava les ordonnances de son prédécesseur contre les hérétiques. Il édicta la confiscation des biens, la prison, et même la torture prolongée des galères, contre ceux qui seraient surpris dans un culte protestant ; puis, contre ceux dont on saurait qu’ils avaient assisté aux assemblées. Il prétendit même appliquer ces pénalités à ceux qui n’auraient pas dénoncé leurs prédicants, c’est-à-dire qui auraient refusé d’envoyer leurs pasteurs à la potence.
Malgré tout, les conducteurs spirituels prêchaient, distribuaient la Cène, bénissaient les mariages, baptisaient. Comme les premiers chrétiens, ils avaient leurs Catacombes : on célébrait le culte au fond des forêts, ou dans les solitudes montagneuses. Ce fut l’époque du « Désert ». Les sceaux employés par ces églises errantes, pour authentiquer leurs actes ecclésiastiques, portent des devises appropriées à la situation. Par exemple, une Bible ouverte, éclairée d’une vive lumière, avec l’exhortation du Christ : « Ne crains point, petit troupeau ! » Ou bien, une barque secouée par la tempête, avec l’inscription : « Sauve, Seigneur ! nous périssons. » Ou bien, l’image représente un jeune berger, sonnant du cor, pour rassembler ses brebis perdues ; parfois, un vautour plane dans les airs. Le symbole le plus fréquent est celui d’une croix devant laquelle prie une femme amaigrie ; elle a des ailes, et pose un pied sur la Mort. On lit ces paroles : « Sous la Croix, le triomphe. »
L’un des restaurateurs du Protestantisme français, Antoine Court, dirigeait à Lausanne un séminaire héroïque, où se formaient des apôtres pour « le Désert ». Voici quel idéal il proposait aux futurs pasteurs : « Par l’esprit du Désert, j’entends un esprit de mortification, de sanctification, de prudence, un esprit de réflexion, de grande sagesse, et surtout de martyre, qui, nous apprenant à mourir tous les jours à nous-mêmes, nous dispose à perdre courageusement la vie dans les tourments et sur un gibet, si la Providence nous y appelle. »