La première des raisons opposées à la supposition des causes finales se tire de la conception mécanique de la nature qui, ramenant l’ordre entier des phénomènes à la causalité efficiente, exclut du rapport de cause à effet toute combinaison de moyens autre que celle qui a produit l’effet, et toute éventualité d’effets autre que celle produite par la cause. La prétendue finalité ne serait à ce point de vue qu’une superfétation, une explication gratuite ajoutée à la seule suffisante et seule véritable, ou, selon Spinosa, l’effet de notre ignorance qui intervertit le rapport de la cause à l’effet en rapportant à des intentions délibérées ce qui n’était que les jeux inconscients de forces inertesa.
a – Voir le développement des objections de Spinosa contre la finalité chez Janet, Causes finales, pages 296 et sq.
Il est certain que la théorie transformiste moderne a apporté de nouveaux renforts aux négateurs de la finalité dans la nature en coordonnant en système des raisons qui, restées jusqu’alors isolées, ont paru recevoir de leur nouveau voisinage des appuis et des vraisemblances dont elles semblaient jusqu’alors privées. A ceux qui montraient jadis avec une certaine complaisance la fonction créant l’organe, il est répondu aujourd’hui que c’est au contraire l’organe qui, une fois formé, a appelé la fonction ; et la priorité idéale accordée jusqu’ici à ce que nous appelions cause finale, sur la cause efficiente, se trouve remplacée par un simple fait d’adaptation d’un produit déterminé à des usages et à des emplois accidentels.
A ce point de vue aussi, l’assimilation faite entre la nature et un arrangement de caractères d’imprimerie appelé l’Iliade ou l’Odyssée, paraîtra pécher en ce premier point que les éléments de la nature ne sont pas, comme des caractères d’imprimerie, juxtaposés au hasard d’une série indéfinie de jets, sans action ni réaction organique des uns sur les autres, mais apparaissent, à quelque phase qu’ils se trouvent, soumis à des règles constantes, compris dans des cycles déterminés de causes et d’effets.
Cette première objection, qui argue de la superfluité de causes finales supposées au-dessus ou à côté des causes efficientes, a un caractère plutôt négatif qui laisse en réalité chacun, partisans et adversaires du mécanisme et du déterminisme universels, sur son terrain. La suivante presse de plus près les finalistes en leur opposant des exemples dans la nature vivante, d’organes, soit intacts soit atrophiés, manifestement inutiles (rudiments de mamelles chez le mâle), ou dont l’utilité est manifestement passée (pattes palmées chez des volatiles aujourd’hui exclusivement aériens). La présence de ces faits semble ne devoir s’expliquer, avons-nous dit, que comme le monument d’une symétrie aveugle, l’effet d’un effort sourd s’agitant dans des tentatives successives et s’épuisant dans son exercice même ; dans le cas le plus favorable, comme la trace d’anciens conflits entre les deux principes étiologique et téléologique.
Passe encore si la nature ne nous présentait que des inutilités ; mais à la différence des caractères d’imprimerie composant l’Iliade ou l’Enéide, ou des pièces constituant le mécanisme d’une montre, les éléments ou les phénomènes de la nature se trouvent maintes fois aller directement à l’encontre de leur fin désirable ou du moins naturellement indiquée.
« On ne peut dans l’hypothèse téléologique, écrit Fortlage dans son Histoire des preuves de l’existence de Dieu, justifier le Créateur d’une certaine faiblesse ou d’un certain penchant à des jeux inutiles, lorsqu’on le voit atteindre, à grand appareil d’inventions ingénieuses, de très petits buts, qu’un créateur tout-puissant, tel que celui auquel on a affaire, devrait avoir pu atteindre par des moyens plus simples et beaucoup plus brièvement, sans se créer lui-même sur son chemin des obstacles inutiles. Même Paley, le grand admirateur de la sagesse divine dans l’organisation des animaux, exprime son étonnement sur ce point, et il ne voit d’autre refuge que dans l’incompréhensibilité des voies de Dieu : « Pourquoi, se demande-t-il, l’inventeur de cette merveilleuse machine (l’œil) n’a-t-il pas donné aux animaux la faculté de voir sans employer cette complication de moyens ? »
Encore l’œil humain est-il à la fois et le plus accompli et le plus simple des organes. Bien moins parfaits, plus insuffisants et mille fois plus compliqués sont les mille petits tubes des yeux combinés des insectes. Pourquoi le plus sage des créateurs a-t-il eu recours dans la création des animaux à des appareils si imparfaits, lorsque, plus tard, il devait montrer par le fait, que l’étoffe de la nature était capable d’en produire un bien plus parfait ? Trouvait-il donc du plaisir à réaliser, rien que pour varier, par des moyens imparfaits et difficiles, ce qu’il pouvait obtenir beaucoup plus vite par des moyens plus achevés ? Un tel jeu d’enfant, qui se crée à lui-même des obstacles pour s’amuser, et qui se plaît humoristiquement en bizarreries et en merveilles, un tel jeu est-il digne d’un sage créateur ? Il a montré dans l’estomac de l’homme, des oiseaux et des ruminants combien de moyens étaient à sa disposition pour réaliser un procédé de digestion qui s’accomplit sans effort : pourquoi ces moyens lui ont-ils fait défaut pour les serpents, et pourquoi a-t-il permis que dans ce cas la fonction de la nutrition s’accomplit par un procédé désagréable, aussi fatigant pour l’animal que repoussant pour le spectateur ? Ces exemples et d’autres semblables, sont propres à nous inspirer le désir d’une explication moins forcée de la nature, au cas où une telle explication serait possible. »
Il était à prévoir en effet qu’à une époque qui a découvert la loi de la lutte pour l’existence et de la survivance des forts, l’argument tiré des harmonies inaltérables de la nature perdrait beaucoup de son crédit.
« Partout dans la nature, écrit Hæckel, l’on rencontre une lutte sans ménagement et sans trêve de tous contre tous. Nulle part, de quelque côté que vous tourniez les yeux, ne se trouve cette paix idyllique chantée par les poètes ; partout au contraire, il y a combat, effort tendant à la destruction du prochain ; passion et égoïsme sont partout les ressorts de la vie. Et sous ce rapport même, l’homme ne se sépare point du reste de l’humanité. »
« On a répété souvent, a écrit Guyau, que « rien n’est en vain ». Cela est vrai dans le détail. Un grain de blé est fait pour produire d’autres grains de blé. Nous ne concevons pas un champ qui ne serait pas fécond. Mais la nature en son ensemble n’est pas forcée d’être féconde : elle est le grand équilibre entre la vie et la mort. Peut-être sa plus haute poésie vient-elle de sa superbe stérilité. Un champ de blé ne vaut pas l’océan. L’océan, lui, ne travaille pas, ne produit pas, il s’agite ; il ne donne pas la vie, il la contient, ou plutôt la donne et la retire avec la même indifférence ; il est le grand roulis éternel qui berce les êtres. Quand on regarde dans ses profondeurs, on y voit le fourmillement de la vie ; il n’est pas une de ses gouttes qui n’ait ses habitants, et tous se font la guerre les uns aux autres, se poursuivent, s’évitent, se dévorent ; qu’importe au tout, qu’importe au profond océan ces peuples que promènent au hasard ses flots amers ? Lui-même nous donne le spectacle d’une guerre, d’une lutte sans trêve ; ses lames qui se brisent et dont la plus forte recouvre et entraîne la plus faible, nous représentent en raccourci l’histoire des mondes, l’histoire de la terre et de l’humanité. C’est pour ainsi dire l’univers devenu transparent aux yeux. Cette tempête des eaux n’est que la continuation, la conséquence de la tempête des airs ; n’est-ce pas le frisson des vents qui se communique à la mer ? A leur tour les ondes aériennes trouvent l’explication de leurs mouvements dans les ondulations de la lumière et de la chaleur. Si nos yeux pouvaient embrasser l’immensité de l’éther, nous ne verrions partout qu’un choc étourdissant de vagues, une lutte sans fin parce qu’elle est sans raison, une guerre de tous contre tous. Rien qui ne soit entraîné dans ce tourbillon ; la terre même, l’homme, l’intelligence humaine, tout cela ne peut nous offrir rien de fixe à quoi il nous soit possible de nous retenir ; tout cela est emporté dans des ondulations plus lentes, mais non moins irrésistibles ; là aussi règne la guerre éternelle et le droit du plus fort. A mesure que je réfléchis, il me semble voir l’océan monter autour de moi, envahir tout, emporter tout ; il me semble que je ne suis plus moi-même qu’un de ses flots, une des gouttes d’eau de ses flots, que la terre a disparu, que l’homme a disparu, et qu’il ne reste plus que la nature avec ses ondulations sans fin, ses flux, ses reflux, les changements perpétuels de sa surface qui cachent sa profonde et monotone uniformitéb. »
b – Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. Hypothèse de l’indifférence de la nature, pages 51 et 52.
A la suite de Leibnitz et de Rousseau, M. Paul Janet a cru pouvoir recourir à l’explication optimiste de la nature selon laquelle le mal qui règne dans le monde serait l’élément de nécessité inhérent à l’existence de la chose finie :
« De là, écrit-il, cette profonde conception de Leibnitz suivant laquelle le monde n’aurait été pour le Créateur qu’un problème de maxima et de minima : trouver la plus grande somme possible de bien produit avec la moindre perte possible ; problème analogue à celui du mécanicien qui s’efforce en construisant une machine d’obtenir la plus grande somme de travail utile avec la moindre somme de travail perdu ; mais il y aura toujours une partie du travail employé pour le mouvement de la machine elle-même ; et par conséquent le mouvement perpétuel est impossible ; de même dans l’univers, il y aura toujours une part d’action ou de bien qui se perdra par le conflit ou le frottement des choses les unes sur les autres ; par conséquent le bien absolu n’est pas possible. Ce qui est possible de part et d’autre, c’est un maximum ou un optimum ; or pour savoir si cet optimum a été réellement obtenu, il faudrait, d’une part, connaître le calcul intégral divin, et les théorèmes en vertu desquels l’opération a été faite, et, de l’autre, les données et la condition de l’opération elle-même ; or, l’un et l’autre sont d’une impossibilité absoluec. »
c – Causes finales, page 347.
Pour nous, sans connaître « le calcul intégral divin », nous n’hésitons pas ; non seulement l’optimum n’est pas atteint, et pas plus dans la nature que dans l’humanité, mais la première nous présente une quantité de faits qui sont le contraire de l’utile et du bon. Jamais on ne me fera prendre le spectacle de la lutte pour l’existence et de la mort pour des nécessités inéluctables de l’existence finie, imposées par je ne sais quel destin aveugle à la sagesse et à la bonté du Créateur. Jamais on ne me forcera d’admettre que la puissance souveraine soit à ce point limitée dans ses moyens qu’elle n’ait pu échapper à cette condition de l’économie actuelle que les gros poissons mangent les petits. D’ores et déjà, par conséquent, nous renonçons à asseoir notre certitude de l’existence d’un Dieu sage et bon sur la totalité des faits observés dans la nature.
Un troisième reproche corollaire des précédents, adressé aux finalistes, est de rapporter toutes les fins aperçues dans la nature, sans égard à la rigueur souvent extrême des moyens et à la quantité des victimes, à l’homme et au bien de l’homme ; et cette prétention à être le roi et la fin de la création, a excité à deux siècles de distance la verve sarcastique de Montaigne et de Voltaire :
« Car pourquoi, écrit le premier, me dira un oison ainsi : Toutes les pièces de l’univers me regardent ? la terre me sert à marcher, le soleil à m’éclairer, les étoiles à m’inspirer leurs influences. J’ai telle commodité des vents, telle des eaux ; il n’est rien que cette voûte ne regarde si favorablement que moi ; je suis le mignon de nature. Est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert ? C’est pour moi qu’il fait semer et moudre ; s’il me mange, aussi fait-il bien l’homme son compaignon ; et si fais-je moi les vers qui le tuent et qui le mangent. Autant en dirait une grue, et plus magnifiquement encores, pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et haulte régiond. » L’auteur du Poème sur la ruine de Lisbonne reproduira le même thème avec une ironie plus amère :
d – Essais, Livre II, chap. XII. Apologie de Raimond Sebond.
Un jour, quelques souris se disaient l’une à l’autre :
Que ce monde est charmant, quel empire est le nôtre !
Ce palais si superbe est élevé pour nous ;
De toute éternité, Dieu nous fit ces grands trous.
Vois-tu ces gras jambons sous cette voûte obscure ?
Ils y furent créés des mains de la nature ;
Ces montagnes de lard, éternels aliments,
Sont pour nous en ces lieux jusqu’à la fin des temps.
Oui, nous sommes, grand Dieu ! si l’on en croit nos sages,
Le chef-d’œuvre, la fin, le but de tes ouvrages.
Les chats sont dangereux et prompts à nous manger,
Mais c’est pour nous guérir et pour nous corriger.
Il est très vrai qu’admettre des finalités dans l’univers dont l’homme serait l’objet ; supposer, par exemple, que ce pourrait bien être en vue d’éclairer et réchauffer l’homme que les ondulations de l’éther sont envoyées d’un centre appelé soleil pour envelopper la terre que j’habite, implique le fait même que l’adversaire conteste, la hiérarchie des ordres de l’existence, et la supériorité d’essence des existences morales sur les existences physiques. Il faut avoir admis avec Pascal qu’une seule pensée est supérieure dans l’ordre des grandeurs à la multitude innombrable du soleil, de la lune et des étoiles, et avec Jésus-Christ qu’une âme immortelle vaut mieux que le monde entier. Non, si le Dieu vivant, sage et bon de l’Ecriture, avait à choisir entre la perte de l’univers matériel tout entier, avec toutes ses forces et toutes ses splendeurs, et l’intérêt véritable d’une seule de ces âmes que Lui-même a créées à son image, je le crois fermement, il n’hésiterait pas. Mais je reconnais aussi que pour admettre ce paradoxe, il faut croire à l’existence et à la valeur infinie de l’âme humaine.
Qu’est-ce qu’une fin ? sinon apparemment le terme d’un développement transcendant à ce développement et opposé à une série indéfinie de causes et d’effets. Or quelle raison ai-je d’affirmer ou même de supposer qu’il y a des êtres et des fins de la nature disposés en vue de l’homme, en vue de moi-même ? C’est que, simple roseau, je suis un roseau pensant et connaissant le bien et le mal ; et quand, par conséquent, je rapporte à moi-même, à mon intérêt ou même à ma jouissance les faits purement naturels, quand je me donne pour leur raison d’être dernière ou principale, celle à défaut de laquelle ni eux-mêmes ni leur cause efficiente ne fussent apparus dans l’existence, je ne fais pas acte de présomption ni d’outrecuidance ; je ne fais que rendre hommage à la supériorité de l’ordre moral dont je suis une émanation.
Mais si l’homme n’est que le produit brut de quelque antécédent aveugle et inerte, si moi-même je ne suis qu’une masse de matière organisée, du même rang que le singe, le mollusque, l’arbre, le sol qui porte l’arbre ou le fumier qui engraisse le sol, je demande de quel droit j’affirmerais que le soleil est pour moi plutôt que moi pour le soleil ; que les fruits de l’arbre sont appelés à me procurer l’aliment ou la jouissance plutôt que moi à engraisser de ma dépouille les racines du pommier ; quel droit, dis-je, je pourrais invoquer de manger le mouton qui n’eût pas pour équivalent le droit du loup de me manger moi-même.
C’est donc au nom de prémisses morales rejetées par nos adversaires que nous croyons avoir le droit d’affirmer l’existence de finalités dans la nature ; mais l’évidence dont elles nous paraissent revêtues, pour n’être ni de l’ordre sensible ni de l’ordre rationnel, et sans s’étendre non plus, pour les raisons données plus haut, à l’universalité des faits naturels, n’en a pas un caractère moins absolu.
Les exemples les plus frappants et les plus connus de concordances téléologiques, c’est-à-dire d’appropriations tellement adéquates de certains faits à certaines fins qu’elles dénoncent irrésistiblement à mon intelligence la présence d’une intention qui les a précédés et y a présidé, peuvent être résumés sous les chefs suivantse :
e – Je renvoie pour le détail aux chapitres fort instructifs du livre de M. Janet sur les Causes finales, intitulés : Les Principes et les Faits.
1° Les appropriations fréquentes dans tout organisme, mais portées au plus haut degré dans le corps humain, de certains organes à certaines fonctions (les merveilles de l’œil méritent d’être citées en premier rang).
2° Les correspondances appelées par Cuvier : corrélations organiques, à raison desquelles les organes eux-mêmes constitués dans chaque type « se correspondent mutuellement et concourent à une même action définitive par une réaction réciproquef ».
f – « Jamais, a dit Cuvier, une dent tranchante et propre à découper la chair ne coexistera dans la même espèce avec un pied enveloppé de corne qui ne peut que soutenir l’animal, et avec lequel il ne peut saisir sa proie. »
3° Celles qui sont certainement les plus embarrassantes de toutes pour la théorie transformiste, les correspondances sexuelles.
4° En rapportant les seules finalités qu’ils reconnaissent dans l’univers à l’intelligence de l’homme, les transformistes ne font que reculer la difficulté, car il leur reste à rendre compte de la production de cette intelligence humaine et de la leur propre par le seul concours de forces mécaniques.