Le caractère commun à tous les systèmes issus du principe naturaliste de la morale, c’est, avec la négation de l’individualité, la négation au moins théorique de la liberté, c’est le fatalisme. Mais cette négation comporte et a présenté dans la période moderne deux conclusions opposées, bien que cette opposition fût plus apparente que réelle, la forme optimiste, originaire d’Angleterre, et la forme pessimiste, originaire d’Allemagne.
La forme optimiste de la morale naturaliste se présente à nous dans la période moderne sous les auspices de la théorie de l’évolution qui, appliquée d’abord par Darwin aux phénomènes de la nature, n’a pas tardé à être étendue par lui-même et par l’école moraliste anglaise, dont Herbert Spencer est le représentant le plus illustre, à la nature morale de l’homme.
« Les philosophes anglais, écrit Guyau, avaient d’abord cherché l’origine du sentiment moral dans l’éducation ; le sentiment moral, selon Stuart Mill, est le produit complexe d’habitudes inculquées à l’enfant par des parents qui le sont reçues eux-mêmes de leurs propres parents, et ainsi de suite. Explication encore bien insuffisante, et dont Stuart Mill lui-même ne se contente pas. Outre cette partie du sentiment moral qui est inculquée par l’éducation, Mill en distingua bientôt une autre qui est naturelle, quoique dans le fond elle soit acquise. La conscience n’est pas seulement une habitude, elle est devenue une sorte d’instinct ; ce n’est pas seulement un produit de l’éducation, c’est une partie de la nature ; pour en saisir tous les éléments, il faut aller plus haut que l’individu : c’est un courant dont la source se perd dans la nuit des siècles, et qu’il faut remonter le plus loin possible pour en sentir le mieux possible la force et en mieux voir la direction. M. Bain fait plus : la conscience, étant une série d’instincts ou d’habitudes héréditaires, rentre dans les lois qui président à la formation des instincts ; cette lutte, qui s’engage entre les êtres au sujet des conditions physiques de la vie, a dû aussi s’engager entre les hommes au sujet des conditions morales de la vie ; il s’est fait, ici comme partout, une sorte de triage ; les plus forts, c’est-à-dire les plus moraux, ont seuls vaincu et ont seuls survécu. Là est le secret du perfectionnement moral de l’humanité. Ainsi l’histoire de la conscience humaine tend à se confondre avec l’histoire de l’homme lui-même.
« Mais, arrivée aux dernières limites du domaine humain, l’école inductive s’arrêtera-t-elle ? Puisque l’individu ne tient pas de lui-même sa moralité, puisque nous nous l’empruntons les uns aux autres à travers les siècles, pourquoi cette suite non interrompue d’emprunts, de dettes mutuelles, s’interromprait-elle brusquement ? Pourquoi, grâce à cette loi même de Darwin que M. Bain a déjà invoquée, ne pourrions-nous chercher la dernière origine du sentiment moral, les derniers ingrédients de toute cette « chimie mentale, » au delà du règne humain, jusque chez les animaux ? La lutte pour la vie morale ne saurait être restreinte à l’homme, alors que la lutte pour la vie physique embrasse l’univers entier. Si l’homme est déjà en germe dans l’animal, ce qui semble constituer l’homme même, ce sentiment moral si délicat, si achevé, si fini en quelque sorte, et qui semble en même temps si infini et si absolu, doit y être aussi en germe. La psychologie et la morale inductives, qui reposent tout entières sur les faits, ne peuvent négliger cette multitude de faits nouveaux que leur présente le règne animal et au milieu desquels elles vont peut-être découvrir les sentiments humains à leur naissance. Retrouver ainsi l’homme dans l’animal, au moral comme au physique, tel est le but d’un ouvrage capital de M. Darwin, la Descendance de l’homme. »e
e – Guyau, La Morale anglaise contemporaine, p. 151 et suiv.
S’arrêter à l’animal dans cette recherche des antécédents du fait moral n’était encore qu’une hardiesse timide. Chercher hors de l’homme et derrière l’homme, dans le passé le plus lointain et le plus effacé de l’animalité terrestre, remonter la série des générations d’êtres qui ont précédé l’homme sur la terre, pour retrouver l’origine du sentiment de l’obligation, ne suffit pas, ou du moins ne représente qu’une entreprise inachevée. De même que l’homme est compris dans l’animalité, l’animalité dans l’organisme terrestre, celui-ci à son tour est compris dans l’univers, et c’est jusqu’à l’extrême limite de ce grand tout que l’évolutionnisme conséquent étendra son enquête. C’est ce qu’a fait Herbert Spencer.
« Délaissant l’analyse étroite et terre à terre de ses prédécesseurs, il essaie d’envelopper dans une large synthèse les astres et les hommes, l’organisation du ciel et celle de la société, la nature et l’esprit, la science et l’art, système immense qui s’efforce d’être adéquat au monde visible… La morale ne doit pas se séparer de la cosmologie. L’utile n’est autre chose en définitive que le désirable ; mais le désirable, à son tour, n’est autre chose que le nécessaire. Et par cette nécessité, n’entendez pas seulement ce qui nous est nécessaire, mais encore ce qui est nécessaire au point de vue de l’univers, ce qui dérive nécessairement de la nature des choses et des lois de la vie. Stuart Mill aboutissait à tout déduire d’un fait : le désir du bonheur ; M. Spencer ramène ce fait à une nécessité. Il justifie la loi morale non par le fait de notre désir personnel, mais par la loi de la nécessité universelle. »f
f – Guyau, La Morale anglaise contemporaine, p. 164 et suiv.
Que d’ailleurs les antécédents du fait moral doivent être cherchés dans la nature humaine, chez les ancêtres terrestres de l’homme ou dans la loi universelle, ce qui importe au moraliste, c’est de suivre les phases de la transformation et de la propagation du fait moral dans l’homme lui-même depuis l’état sauvage jusqu’au degré supérieur de la moralité.
Un préjugé dont il faut tout d’abord se défaire pour suivre la morale évolutionniste dans ses évolutions, c’est celui qui définit le fait moral et le bien moral comme une quantité primitive, absolue, simple, indécomposable. Il n’y a pas, il n’y a plus, ni dans l’ordre physique ni dans l’ordre moral, de corps rebelles à l’analyse ; la « chimie mentale », aussi pénétrante et aussi dissolvante que l’autre, se charge de réduire à leurs éléments infinitésimaux les anciennes entités métaphysiques appelées conscience, devoir, obligation, vertu, remords. « Le remords, selon Darwin, est le contraste douloureux entre l’inclination individuelle ou passagère et l’instinct social qui est permanent. »g Et quant à la vertu : « Quand nous croyons aimer la vertu pour la vertu seule, n’y a-t-il pas là, se demande la morale évolutionniste, quelque illusion ? L’école anglaise a depuis longtemps comparé l’amour prétendu spontané et originel du bien pour le bien à cette passion acquise et complexe : l’avarice. Nous prenons l’habitude d’associer dans notre esprit l’idée de la fin et l’idée du moyen, par exemple, l’idée des plaisirs et l’idée de l’or qui peut servir à les procurer ; que ces deux idées se rapprochent de plus en plus, que la première se fonde même avec la seconde et que la fin s’absorbe ainsi dans le moyen, ce qui était d’abord désiré pour autre chose finira par être désiré pour lui-même ; on aimera l’argent pour l’argent… De même, recherchée d’abord comme un moyen en vue du bonheur, la vertu a fini par être précieuse pour elle-même, abstraction faite de son utilité. Notre penchant en apparence primitif à aimer la vertu pour elle-même, notre sentiment désintéressé du devoir, est une sorte d’avarice morale héréditaire. »h
g – Fouillée, Critique des systèmes de morale, p. 33.
h – Ibidem, p. 6 et 7.
Herbert Spencer distingue trois contrôles ou « causes de retenue » qui, aux degrés inférieurs et à défaut d’autre règle, empêchent la satisfaction immédiate de chaque désir à mesure qu’il se manifeste, et induisent les hommes à subordonner les satisfactions prochaines aux satisfactions éloignées ; à ce titre, sans constituer le contrôle moral, ils le préparent ; ce sont les contrôles politique, religieux et social.
« On obéit d’abord au commandement du législateur politique, non pas parce que l’on en perçoit la rectitude, mais simplement parce que c’est son commandement et que l’on sera puni si l’on y désobéit. Ce qui retient, ce n’est pas une représentation mentale des conséquences mauvaises que l’acte défendu doit, dans la nature des choses, entraîner ; mais c’est une représentation mentale des conséquences mauvaises tout artificielles…
De même le crime de violer un commandement de Dieu consistait, à ce que l’on croyait autrefois, et comme beaucoup le croient encore aujourd’hui, dans le fait de désobéir à Dieu, plutôt que dans celui de causer volontairement un dommage ; maintenant encore, c’est une croyance commune que les actes sont bons seulement lorsqu’on les accomplit pour se conformer consciencieusement à la volonté divine ; bien plus, ils sont même mauvais dès qu’on les accomplit autrement.
C’est encore la même chose pour le contrôle qu’exerce en outre l’opinion publique. Si l’on écoute les remarques faites relativement à l’observation des règles sociales, on verra que la violation de ces règles est condamnée non pas tant à cause d’un vice essentiel, que parce qu’elle témoigne d’un certain mépris de l’autorité du monde.
Les freins considérés proprement comme moraux sont différents des freins dont l’évolution les fait sortir et avec lesquels ils sont longtemps confondus, en ce qu’ils ne se rapportent pas aux effets extrinsèques des actions, mais à leurs effets intrinsèques…
Le motif moral diffère des motifs auxquels il est associé en ce que, au lieu d’être constitué par des représentations de conséquences accidentelles, collatérales et non nécessaires de nos actes, il est constitué par des représentations de conséquences que ces actes produisent naturellement »i
i – La Morale évolutionniste, p. 99 à 105.
Mais quels sont les ressorts ou les mobiles de ce sentiment moral produit chez l’individu par la loi de l’évolution ? Quels sont les facteurs qui concourent chez l’homme à la production de l’activité morale ? La morale évolutionniste en nomme deux, qu’elle tient pour également légitimes et indispensables l’un à l’autre, et qui sont, pour ainsi dire, les deux pôles du monde moral, tel qu’elle le conçoit : le pôle égoïste, qui a pour lui la priorité de temps, et le pôle altruiste, auquel revient la supériorité intrinsèque.
« Parmi les vérités évidentes par elles-mêmes, il en est une qui se rapporte au sujet qui nous occupe, à savoir qu’il faut qu’un être vive avant d’agir. C’est un corollaire de cette vérité que les actes par lesquels chacun travaille à conserver sa propre vie doivent, d’une manière générale, s’imposer avant tous les autres. Car si l’on affirmait que ces autres actes doivent s’imposer avant ceux qui servent au maintien de la vie, et si tout le monde se conformait à cette loi comme à une loi générale de conduite, alors, en subordonnant les actes qui servent au maintien de la vie à ceux que la vie rend possibles, tout le monde devrait perdre la vie. Cela revient à dire que la morale doit reconnaître cette vérité, reconnue indépendamment de toute considération morale, à savoir que l’égoïsme passe avant l’altruisme. Les actes requis pour assurer la conservation, entraînant la jouissance des avantages produits par de tels actes, sont les conditions premières du bien-être universel. Si chacun ne prend pas convenablement soin de lui-même, la mort l’empêche de prendre soin de tous les autres, et, si tout le monde meurt ainsi, il ne reste personne dont on ait à prendre soin » (sic).j
j – Spencer, La morale évolutionniste, p. 161.
Ne serait-il pas préférable et surtout plus aisé de s’en tenir à la gravitation sur soi, qui rendrait inutile toute recherche ultérieure ? Plusieurs l’ont pensé.
Epicure aussi bien qu’Helvétius, Helvétius aussi que Bentham, utilitaires grecs, anglais, français, tous répondent aux hommes qui leur demandent une règle de conduite : « Suivez votre intérêt. »
Ils le font seulement avec quelques variantes :
« Helvétius disait : Le bonheur personnel avant tout ; Bentham disait : Le bonheur général identifié avec le bonheur personnel ; Stuart Mill dit : Le bonheur général »k ; et nous allons voir comment Herbert Spencer va jusqu’à sacrifier, le cas échéant, l’intérêt particulier à l’intérêt général.
k – Guyau, La Morale anglaise contemporaine, p. 74.
C’est ici qu’apparaît l’altruisme ; mais le passage du pôle négatif au pôle positif, la préférence donnée à l’intérêt d’autrui sur l’intérêt propre, pour avoir son rôle décoratif indispensable dans un système moderne de morale, ne laisse pas de causer un visible embarras aux partisans de la morale évolutionniste, et l’on en est à se demander parfois si le passage de l’égoïsme vers l’altruisme ne va pas s’arrêter aussitôt que commencé.
Les deux moyens principaux auxquels les moralistes de l’école anglaise ont eu recours pour opérer le prodige de la transmutation de l’égoïsme en altruisme, sont : la contagion et l’hérédité. « L’instinct individuel de conservation, en s’étendant d’un individu aux autres individus avec lesquels il est en rapport, suffit à former l’instinct social de la sympathie. Nous savons que la société est un vaste organisme ; qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’un membre ressente par contre-coup et par action réflexe les plaisirs ou les peines d’un autre membre ? C’est ce que l’école anglaise a parfaitement montré. Nos viscères intérieurs, pourrait-on ajouter pour éclairer et développer sa pensée, nous sont personnels et leur unique loi est l’égoïsme ; mais notre tête, que nous croyons à nous seuls, a en réalité une foule de points de contact avec tous les cerveaux de nos semblables, la vie intellectuelle, la vie affective, la vie active de relation, sont à la fois personnelles et impersonnelles. Les mêmes courants d’idées et de sentiments généraux traversent les diverses têtes, comme le courant magnétique dont parle Platon, qui aimante successivement une série d’anneaux détachés et en forme une chaîne. Les êtres qui naissent soudés l’un à l’autre, comme les frères siamois, ont des parties dont la conscience est commune et d’autres dont la conscience reste propre à chacun ; nous, membres du même corps social, nous sommes tous frères siamois par la tête et par le cœur. Mme de Sévigné disait à sa fille : « J’ai mal à votre poitrine » ; quand nous sommes choqués en commun d’une même absurdité intellectuelle ou d’une même laideur morale, nous pouvons nous dire l’un à l’autre : J’ai mal à votre cerveau. Cette sympathie fatale entre les hommes, qui s’explique physiologiquement par les lois du mouvement réflexe, s’explique psychologiquement par les lois de l’association des idées, c’est-à-dire par un mécanisme d’images. La représentation du mal et la douleur ayant été associées dans notre esprit d’une manière indissoluble, l’association a encore lieu, même quand nous ne sommes plus celui qui souffre ; nous ne pouvons assister aux convulsions d’un malade sans en être réellement malades, surtout si antérieurement nous avons été malades nous-mêmes. La pitié est le souvenir ou tout au moins l’image anticipée d’une souffrance, image qui, produite en nous par la vue des souffrances d’autrui, cause en nous-mêmes une souffrance analogue. En général, les sentiments sympathiques ne sont que des sentiments égoïstes réveillés par une contagion intellectuelle ou nerveuse et, pour ainsi dire, électrisés par induction. La félicité d’autrui n’est qu’un intermédiaire par lequel nous poursuivons encore, avec ou sans conscience, notre félicité. »l
l – Fouillée, Critique des systèmes de morale, contemporains, p. 4 et 5.
Le premier moyen, la contagion, n’ayant eu d’autre effet, comme on vient de le voir, que de produire l’apparence du désintéressement, cachant la recherche de notre propre félicité sous les dehors de la sympathie pour autrui, il est permis de prévoir que le second moyen proclamé par la science, l’hérédité, appelée aussi l’innéité, aura plus de succès : « Ce sont des impressions amassées qui prennent dans l’individu l’aspect de sentiments innés. Notre conscience, par exemple, qui nous fait éprouver une si douce joie dans les actes sympathiques, est l’effet d’une suite séculaire de joies dues au commerce des hommes entre eux. Lorsque nous accomplissons des actes honnête, nous nous sentons comme dans notre patrie et notre lieu natal : c’est une sorte de réminiscence où résonnent en sons vagues non seulement nos plaisirs propres, mais les joies de la race entière. Le temps, ce grand et patient ouvrier de toutes choses, a fait ainsi peu à peu d’un intérêt collectif notre intérêt particulier ; nous sentons l’injure faite à autrui comme une injure personnelle, et c’est ce retentissement d’un intérêt de race dans un individu que nous prenons pour un penchant inné au désintéressement. »m
m – Ibid., p. 7 et 8.
Cela étant, il est évident que la réalisation pleine de l’idée morale ne peut être le fait d’aucun individu particulier ni non plus contemporain ; qu’elle sera le résultat de l’effort collectif s’accumulant durant une suite indéfinie de siècles ; mais alors aussi l’humanité n’aura rien perdu pour attendre, car elle-même verra enfin la fleur authentique du dévouement germer sur l’antique fumier des égoïsmes.
« M. Spencer considère l’harmonie finale de tous les bonheurs comme le terme et le but suprême de l’évolution morale. Mais on peut aller plus loin encore, et concevoir un idéal de désintéressement plus complet, qui consisterait à sacrifier par raison (non plus seulement par sympathie) son bonheur pour le bonheur de tous, au cas où il serait démontré que ces deux bonheurs sont inconciliables.
On peut même concevoir un tel sacrifice fait sans espoir, sans la pensée qu’on jouira un jour personnellement de ce bonheur universel auquel on aura sacrifié sa jouissance présente, le bonheur de sa vie, sa vie même… Seulement pour amener l’humanité à mettre en pratique ce genre de désintéressement toutes les fois qu’il sera nécessaire, M. Spencer ne compte pas sur un autre mobile que les habitudes héréditaires d’altruisme et de dévouement sympathique, produites mécaniquement par la solidarité des intérêts au sein de la société. C’est en quelque sorte par la seule soudure des égoïsmes et des sensibilités qu’il veut rendre l’individu altruiste. »n
n – Ibid., p. 19.
Il faut croire cependant que « le sacrifice fait sans espoir, » entrevu comme une des réalisations futures et désirables de l’idéal évolutionniste, doit être compté parmi les contingents les plus lointains de la loi de l’hérédité, dont les effets actuels, ceux qui paraissent pleinement suffire aux ambitions de M. Herbert Spencer, s’élèvent à peine au-dessus du niveau de l’intérêt bien entendu d’un membre d’une société civilisée.
Tout en adhérant pleinement aux principes de l’école évolutionniste anglaise, MM. Guyau et Fouillée lui reprochent l’insuffisance de ses explications. L’hérédité, entre autres, suffisante, selon M. Guyau, pour rendre compte de la transmission de l’instinct moral dans l’animalité, laisse un écart complet entre le moyen et le résultat lorsqu’on passe de l’animalité à l’homme.
En constatant l’insuffisance des moyens d’explication de ses prédécesseurs, M. Fouillée s’efforce d’y suppléer par l’adjonction de son idée favorite, nous allions dire de son idée unique des idées-forces.
« L’école anglaise définit trop exclusivement l’homme comme un être sensible ; il est encore un être intelligent. Or le caractère essentiel de l’intelligence, c’est de tendre à l’objectivité, par conséquent à l’impersonnalité et à l’universalité ; ce qui est universel peut donc seul la satisfaire dans son exercice. Quand je fais usage de mon intelligence, je fais par cela même abstraction de mon moi et de ma sensibilité personnelle ; je ne vois plus de raison objective pour que mon bonheur soit préférable à celui de tous les autres ; je ne vois à cela que des raisons subjectives, raisons de pure sensibilité, dont l’intelligence a précisément pour tâche de faire abstraction. Tant qu’il reste devant ma raison un être privé de bonheur, elle n’est pas satisfaite dans sa tendance à l’universalité : pour que je sois vraiment heureux en tant qu’être raisonnable, il faut que tous les autres êtres soient heureux. C’est là le motif intellectuel qui, selon nous, s’ajoute au motif purement sensible que les Anglais ont seul considéré. »o
o – Critique des systèmes de morale, p. 18 et 19.
Nous aurons à revenir plus tard sur cette théorie de M. Fouillée, selon laquelle il suffit que l’idée du bonheur universel occupe mon cerveau pour qu’elle se transforme en tentative, en effort, en activité dans le sens de sa réalisation. Malheureusement l’expérience du genre humain a montré jusqu’à cette heure que, si l’égoïsme natif de l’homme n’a d’autre adversaire que l’idée du bonheur d’autrui, l’altruisme peut encore attendre.
« Durant les cent dernières années, a écrit M. de Vogüé en réponse à la Ligue démocratique des écoles, les travaux des savants sur la nature et sur l’histoire ont dégagé un ensemble de notions, peut-être provisoires, peut-être définitives, mais qui ne laissent plus guère de place à l’optimisme du xviiie siècle. Les résultats de l’enquête, on les connaît : conception mécanique du monde, déterminisme inflexible, hérédité, évolution, lutte universelle, écrasement du faible par le fort. Seraient-ce là des règles pour la conduite ? Non, si le bien et le mal ne sont pas de vains mots, si le cri de la conscience humaine n’est pas une chimère, l’exemple que donne l’univers est mauvais. On pourrait presque poser en principe que, pour bien vivre, l’homme doit prendre le contre-pied des indications de la science. Une lampe merveilleuse verse des torrents de lumière sur tout le pays où nous voyageons ; elle est impuissante à éclairer la route où nous marchons ; si nous nous fions à sa clarté, nous trébuchons à chaque pas ; il faut porter sur cette route un autre luminaire. »p
p – Revue des Deux-Mondes, 1er mai 1893, p. 223.
Mais c’est qu’en effet le bien et le mal ne sont que de vains mots ; le cri de la conscience humaine n’est qu’une chimère. Le chemin qui mène au terme de l’évolution traverse indifféremment le crime et la vertu. Ecoutons là-dessus M. Guyau :
« Le bien, le mal ne semblent pas plus d’essence contraire pour la nature que le froid et le chaud pour le physicien ; ce sont des degrés de température morale, et il est peut-être nécessaire que, comme le chaud et le froid, ils se fassent équilibre dans l’univers. »q
q – Esquisse d’une morale, p. 46.
Ailleurs : « La lutte est parfois pour l’humanité même un moyen d’avancer aussi sûr que l’union, et on ne voit pas pourquoi, à un point de vue universellement optimiste, la bonne volonté humaine serait plus conforme aux fins cachées de la nature ou de Dieu que la mauvaise volonté. Même toute volonté consciente est souvent inutile, et le bien semble pouvoir, au moins en partie, se réaliser sans l’intervention de l’homme ! Un rocher sur lequel vient se fendre le front d’un enfant peut servir plus que cet enfant à l’avenir du globe puisqu’il concentre en lui, depuis des milliers d’années, une parcelle de la chaleur solaire, et travaille, selon sa mesure, à ralentir le refroidissement terrestre. La morale du dogmatisme optimiste nous ordonne de contribuer au bien du tout, mais il y a pour cela trop de voies possibles. Tout peut-être utile… Tout devient relatif au point de vue des résultats pour l’ensemble. »r
r – Ibid., p. 13 et 14.
Il semblerait que la conséquence logique de cette théorie fataliste de l’univers dut être la soumission passive à des cours d’événements défiant tous les efforts de l’homme. Il n’en est rien, et M. Fouillée réserve encore aux partisans de la doctrine de l’évolution, au sein même de l’impassibilité qui sied au stoïcien moderne, des attitudes à garder, des appréciations à émettre, pourvu qu’elles restent calmes et exemptes de passion, et même des précautions à prendre :
« Ne s’étonner de rien, ne s’indigner de rien, tout comprendre ; puis, quand on a compris, mettre à profit l’intelligence des lois pour gouverner les phénomènes, se prémunir contre le retour des actes nuisibles comme on se prémunit contre le feu et l’eau ; assurer au contraire le retour des actions utiles comme on prépare celui des moissons qui nourriront l’humanité ; réaliser d’abord les principes pour obtenir les conséquences, et, si les effets ne répondent pas à l’attente, ne pas accuser les effets eux-mêmes — choses ou hommes, — mais s’en prendre aux causes et les modifier ; rejeter ainsi le bien immuable des philosophes, se contenter du vrai, comme les savants, et se persuader que le grand anal est l’erreur ou l’ignorance ; atteindre l’utile à l’aide du vrai et en profiter ; jouir en même temps du beau dans l’ordre des mœurs comme dans l’ordre des formes visibles ; se détourner de la laideur et se mettre à l’abri de la brutalité ou de la férocité, sans haine comme sans colère ; telle est l’attitude que, selon les positivistes anglais comme selon les partisans anglais de l’évolution, l’homme doit garder en face de la nature et en face de l’humanité même, s’il veut connaître et mettre à profit la réalité au lieu de poursuivre les fantômes d’une métaphysique abstraite ou d’une mysticité aveugle. »s
s – Critique des systèmes de morale, p. 39 et 40.
Mais il faudrait pourtant se décider. Si c’est la nécessité qui gouverne l’univers, l’erreur, l’ignorance et le vice, aussi bien que la science et la vertu, échappent aux causes de déviation, et les tentatives même conseillées ou exécutées, de modifier l’évolution immuable des, choses, seraient comprises elles-mêmes en même temps que les préceptes ou les conseils dont elles sont les objets, dans la fatalité immuable et universelle.
L’appellation populaire de l’évolutionnisme est l’humanitarisme, qui consiste à reporter sur l’humanité collective et future, en même temps que les avantages et les espoirs dont l’individu se voit frustré, les charges et les responsabilités qui aggravent son fardeau. Les formules de fraternité, d’affranchissement, de progrès, dérobées à la religion, et dont il se pare avec l’orgueil du parvenu, ont pu donner le change sur leur inanité intime, mais dissimulent mal le désaccord entre le personnage et le costume ; et les idées qu’elles représentent, arrachées au sol qui leur a donné naissance et qui seul peut les entretenir, ne sauraient s’acclimater sur un autre que par une culture artificielle, destinée par conséquent à un prompt épuisement.
Si la prémisse de l’humanitarisme est l’optimisme, son auxiliaire de plus en plus empressé est le socialisme, qui va demander à l’Etat perfectionné d’avancer par des mesures coercitives et de plus en plus limitatives de l’action individuelle, réputée impuissante, la réalisation de l’idéal proposé.
Placé en regard des critères du bien que nous avons énoncés en tête de cet article, l’évolutionnisme qui, de son propre aveu, sacrifie l’individu à la fin collective de l’humanité, ne satisfait en tout cas pas au premier requisitum de toute fin morale de l’homme, d’être accessible à tout homme ; et l’impuissance de cette morale à satisfaire à ce premier postulat nous dispense de pousser plus loin notre critique.
A la morale optimiste qui enseigne que le bien est le bien et que le mal n’est qu’une des formes fatales du bien, la morale pessimiste oppose la sentence que non seulement le mal l’emporte sur le bien dans l’existence, mais que l’existence même est le mal suprême ; et l’on se demandera laquelle des deux formules : Tout est bien ! et : Tout est mal ! est la plus désolante, puisque, dans l’une comme dans l’autre, tout est sans remède. Le pessimisme est la réfutation la plus concluante de l’optimisme.
Le pessimisme, renouvelé du bouddhisme, a trouvé en Allemagne ses deux principaux porte-parole dans la personne de Schopenhauer et de Hartmann ; en Italie, de Léopardi ; en France, dans deux grands poètes, Alfred de Vigny et Leconte de Lisle ; et, par des causes que nous n’avons pas à énumérer ici, il sature aujourd’hui l’atmosphère de la littérature.
Le principe des choses étant, d’après les deux chefs du pessimisme allemand, la volonté inconsciente d’elle-même, c’est le conflit existant au sein de cette substance entre la volonté et l’idée, qui a produit l’existence finie. Le monde est le résultat de l’effort suprême de l’Inconscient pour sortir de l’infélicité suprême ; mais cet effort même vers le vouloir vivre est la suprême folie ; et le processus du monde a pour but d’amener l’idée, d’abord inconsciente de la folie inhérente au vouloir vivre, à une pleine conscience de cette folie, et de déterminer par là la volonté à ne plus vouloir. La rédemption du monde et de Dieu même, la fin suprême de l’être, le souverain bien est donc l’anéantissement universel, appelé dans la religion bouddhiste le Nirvana.
Le monde lui-même, selon Schopenhauer, comprenant la pluralité des individus soumis aux catégories de l’espace et du temps, n’a aucune réalité intrinsèque ; il n’est que la représentation, Vorstellung, de l’unique chose en soi, qui est la volonté inconsciente, et cette volonté seule réelle est la volonté subjective :
« Le monde est ma représentation… Il comprend deux moitiés essentielles, nécessaires et inséparables. La première est l’objet, qui a pour forme l’espace, le temps, et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet, qui échappe à la double loi du temps et de l’espace, étant toujours un et indivisible dans chaque être percevant. Il s’ensuit qu’un seul sujet, plus l’objet, suffirait à constituer le monde considéré comme représentation, aussi complètement que les millions de sujets qui existent ; mais que cet unique sujet percevant disparaisse, et du même coup le monde conçu comme représentation disparaît aussi. »t
t – Le monde comme volonté et comme représentation, tome. I. Sect. 1-2. Cité d’après Renouvier, Année philosophique, 1893, p. 22.
Toute chimérique qu’elle est en soi, l’existence du monde, représentation de la volonté inconsciente, et celle de l’individu en qui réside cette volonté, considérée dans son ensemble et sa généralité, est toujours une tragédie ; mais, examinée dans ses détails, elle a le caractère de la comédie.
« Car le train et les tourments de chaque jour, les taquineries incessantes du moment, les souhaits et les craintes de la semaine, les désagréments de chaque heure envoyés par le sort, sans cesse occupé à nous berner, voilà certes des scènes de comédie. Mais les souhaits toujours déçus, les efforts toujours déjoués, les espérances que le sort foule impitoyablement aux pieds, les erreurs fatales de toute la vie, avec la souffrance qui va grandissant et avec la mort pour dénouement, voilà toujours bien la tragédie…
Si l’on mettait sous les yeux de chacun les souffrances et les tortures épouvantables auxquelles sa vie est constamment exposée, il serait saisi de terreur ; l’optimiste le plus endurci, si on lui faisait parcourir les hôpitaux, lazarets et salles d’opérations chirurgicales, les prisons, les chambres de torture et les étables à esclaves, si on le conduisait sur les champs de bataille et aux lieux de supplices, si on le faisait pénétrer dans tous les sombres réduits où la misère va s’enfouir pour se soustraire aux regards de la froide curiosité, bien sûr, lui-même finirait par comprendre de quelle nature est ce meilleur des mondes possibles. »u
u – Ibid., p. 18 et 19.
Quel est le devoir de l’individu en face de cette fin suprême qui est l’anéantissement ?
C’est d’abord le dédain, le désintéressement absolu, prêché par Alfred de Vigny :
Si le ciel nous laissa comme un monde avorté.
Le juste opposera le dédain à l’absence,
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.
Le sage reconnaît que son moi n’est rien, que l’individuation n’est qu’une illusion ; que la diversité des êtres n’est qu’un mode de l’être et d’un être qui devrait ne pas être. Par quel mobile le moi sort-il de l’égoïsme pour réaliser l’altruisme ? Par la pitié, grâce à laquelle, dit Schopenhauer, nous voyons la ligne de démarcation qui, aux yeux de la raison, sépare totalement un être d’un autre, s’effacer, et le non-moi devenir en quelque façon le moi, puisque d’ailleurs l’un et l’autre ne sont que des effluves de l’Inconscient ; — et par la pitié, non seulement pour nos semblables, mais surtout pour Dieu même, cette volonté absolue qui s’efforce en vain de se dégager de l’infélicité de l’être, et à laquelle il faut aider à s’anéantir par l’annulation universelle. Le terme de l’histoire sera lorsque tous les êtres vivants se seront entendus pour se supprimer tous ensemble et supprimer par là même Dieu et le monde.
On pourrait penser que le plus court chemin pour atteindre le but serait le suicide pratiqué par chaque individu ; mais ce ne serait pas encore assez, selon Schopenhauer, car le suicide nie seulement la vie et non la volonté de vivre. L’homme qui se tue veut en réalité la vie et l’accepterait volontiers. Ensuite le suicide ne met fin qu’à la vie individuelle et n’empêche pas la renaissance de l’âme. Le sage ne recourra donc pas au suicide. Les degrés qu’il franchira pour atteindre le but seront la chasteté absolue, — qui empêche la souffrance de se perpétuer sur la terre, — l’ascétisme, qui éteint en nous l’attachement à la vie, enfin le Nirvana, acte suprême de liberté, par lequel la volonté se dégage entièrement des formes et des nécessités de la vie sensible.
M. Guyau constate que la thèse du pessimisme, que le mal surpasse le bien dans l’existence, est contredite par le sentiment général de l’humanité, laquelle n’est point pessimiste, et par les pessimistes eux-mêmes, « dont les plus convaincus ne se donnent qu’assez rarement la mort. »v
v – Esquisse d’une morale, p. 34.
L’auteur conclut qu’une certaine dose de bonheur est une condition même d’existence. « Si l’humanité et les autres espèces animales subsistent, c’est précisément que la vie n’est pas trop mauvaise pour elles. Ce monde n’est pas le pire des mondes possibles, puisque, en définitive, il est et demeure. Une morale de l’anéantissement, proposée à un être vivant quelconque, ressemble donc à un contre-sens. Au fond c’est une même raison qui rend l’existence possible et qui la rend désirable. »w
w – Ibid. p. 44.
Il est donc rare de rencontrer un pessimiste conséquent, et chez les principaux d’entre eux, le public n’a jamais cessé de soupçonner la pose. La résignation passive et dédaigneuse ne saurait être le dernier mot de la sagesse, même dans le système de l’universelle désespérance.
« Aucun pessimiste, disait M. Brunetière, à propos d’Alfred de Vigny, ne s’en est tenu là, depuis Çakya-Mouni jusqu’à Schopenhauer, et, parce qu’en vain le chercherez-vous, vous n’en trouverez pas un qui n’eût fait sa tâche de développer en lui toutes les forces ou, pour ainsi parler, de bander tous les ressorts de la volonté ; c’est pour cela que Vigny, comme eux tous, du point de vue de la résignation égoïste, s’est élevé promptement à celui de la solidarité qui lie tous les hommes entre eux, du fait ou du titre de leur misère même, et, selon sa belle expression, — car c’est lui qui s’en est servi le premier, — jusqu’au sentiment de la « majesté des souffrances humaines. »x
x – Revue bleue, 22 avril 1893, p. 500.
Comparé avec l’optimisme, son rival, le pessimisme revendique donc la double supériorité d’engendrer une pensée plus profonde et une action plus généreuse :
« Je vous ferais voir, dit M. Brunetière à un autre endroit de la même étude, que si nous considérons, si nous posons la vie comme bonne en soi, alors, étant son objet ou sa fin à elle-même, comme elle l’est pour la brute, toutes les parties hautes en sont immédiatement retranchées, l’idéal rabaissé, pour ainsi dire, au ras de terre, et les fonctions réduites à la propagation de l’espèce et à la conservation de l’individu. Manger et boire, dormir et se reproduire, tel est pour l’optimiste le véritable objet de la vie. Mais au contraire supposons que la vie soit mauvaise. Alors, non contents de chercher à l’améliorer par la science, nous essayons encore de la tromper, si je puis ainsi dire, et de là voyez-vous ce qui sort ? C’est l’art, c’est la philosophie, ce sont les religions, c’est tout ce qui, dans le cours de sa longue histoire, a distingué l’homme de l’animal ; c’est enfin, dans l’avenir comme dans le passé, tout ce qui communique à la vie une valeur et un prix qu’elle n’a pas d’elle-même. »
Prix, hélas ! illusoire ; valeur éphémère comme elle-même !